Ne faites pas de la maison de mon père, une maison de trafic

 

Vous souvenez-vous des Pussy Riots ?

Le 21 février 2012, cinq jeunes femmes sont entrées dans la cathédrale du Christ Sauveur à Moscou, ont enfilé des cagoules colorées et interprété une chanson punk dénonçant une collusion entre l’Église orthodoxe et le pouvoir politique. Elles prient la Sainte Vierge de « chasser Poutine ». La scène, qui n’a duré que 40 secondes, a été filmée et aussitôt placée sur l’internet, ce qui a fait la notoriété du groupe, quasi inconnu jusqu’alors. Le moins que l’on puisse dire est qu’elles avaient appuyé là où cela fait mal….

Loin de moi l’idée de les comparer avec Jésus, « chassant les vendeurs du Temple » ; mais si l’événement, qui s’est produit dans les premières décennies de notre ère, dans le Temple de Jérusalem, n’a semble-t-il guère provoqué de réactions des autorités politiques de l’époque, il a probablement encouragé bien des occasions de désacralisation de lieux saints, sous toutes les latitudes et pour des raisons multiples. Nos cathédrales en sont un constant rappel avec leurs statuts de saints sur les tympans des portails, décapitées par les protestants au nom d’une foi pure, qui serait délivrée de l’adoration des images. On pourrait dire la même chose des statuts monumentales des Bouddhas de Bamiyan, détruites à coup d’explosifs par les Talibans, condamnant toute représentation d’un visage humain, comprise comme de l’idolâtrie. Et je pourrais citer bien d’autres exemples. Il suffit de taper le mot « profanation » sur un moteur de recherche pour voir s’afficher toute une liste d’événements contemporains dont la plupart sont animés par des sentiments antichrétiens, antimusulmans, antijuifs…

Finalement, un fouet de cordes pour chasser quelques bœufs et moutons, quelques tables de changeurs renversées…. Il n’y a pas de quoi en faire toute une histoire !
Et pourtant…

C’est un de ces récits que les quatre évangiles ont conservés et la citation : « Ma maison sera appelée maison de prière ; mais vous, vous en faites une caverne de bandits » est souvent rappelée et utilisée (le plus souvent hors contexte !).
Mais force est de constater que Jean donne un échos bien différent à cet événement.

Vous prendrez la peine en rentrant chez vous de lire le récit de Matthieu ou celui de Marc ou de Luc. Cela vous prendra trois minutes car ils ne comportent que deux ou trois versets et se limitent à peu de choses… Allez je vous en lis un ; Matthieu chapitre 21 verset 12 et 13 : « Puis Jésus entra dans le Temple et chassa tous ceux qui vendaient et achetaient dans le Temple ; il renversa les tables des changeurs et les sièges des marchands de colombes. Et il leur dit : Ma maison sera appelée maison de prière ; mais vous, vous en faites une caverne de bandits ».
C’est tout.
Avec Jean le récit prend tout d’abord une plus grande ampleur. Il est plus descriptif, plus violent aussi : Jésus fabrique un fouet avec des cordes, il chasse tout le monde mais plus spécifiquement les brebis et les bœufs ; il disperse la monnaie des changeurs et renverse leurs tables, il apostrophe les vendeurs de colombes … On a le film complet et pas seulement le pitch !
Mais au-delà de la forme, Jean présente plusieurs spécificités qu’il nous faut souligner.

La première, évidente dans la mesure où, placé au chapitre 2 de l’Évangile, ce récit est déconnecté de la montée à Jérusalem précédant le temps de la passion. Les synoptiques ont en effet la même séquence de récits : troisième annonce de la passion, entrée messianique à Jérusalem, la « parabole » du figuier stérile, les vendeurs chassés du Temple, des enseignements (eux, divers selon les évangiles), et l’onction de Béthanie qui ouvre le récit proprement dit de la passion.
Ici, Jean place le récit dans une séquence tout à fait différente, et au tout début de son Évangile : les noces de Cana qui signifient le renouveau apporté par Jésus par rapport à l’ordre ancien (les six jarres de pierre destinées à la purification des juifs qui contiennent de l’eau et désormais contiennent le vin nouveau, le bon vin). Puis c’est le récit dans le Temple et particulièrement les brebis et les bœufs chassés à coup de fouet, signifiant la fin des sacrifices, la fin de l’ancien système religieux, remplacé par un Temple nouveau (je vais bien sûr y revenir). Et cela ouvre sur un troisième récit : l’entretien avec Nicodème et la nouvelle naissance, naissance d’en haut pour voir le Royaume de Dieu.
La « nouveauté ». C’est probablement le mot qui caractérise ces deux chapitres qui, bien sûr avec le prologue et la thématique de la Parole, lumière pour le monde, servent de portique à tout l’Évangile de Jean.

Encore une remarque textuelle avant d’aborder le fond de notre texte. Vous avez noté à la lecture qu’à deux reprises l’évangéliste rappelle que plus tard les disciples se sont souvenus d’un texte des psaumes ou d’une parole de Jésus. Procédé littéraire de Jean pour commenter lui-même le récit. Quand Jésus dit « Ne faites pas de la Maison de mon Père une maison de trafic », ils se souviennent du Psaume 69 qui dit « Le zèle de ta maison me dévorera ». Ainsi font-ils le lien avec la fin tragique de celui qui renverse le système religieux. De la même manière, dans la deuxième partie du texte qui est absente des synoptiques, quand Jésus provoque les juifs en disant : « Détruisez ce Temple et, en trois jours, je le relèverai » et les juifs ne le comprennent qu’en termes de maçonnerie… les disciples se souviendront qu’il parlait du Temple de son corps, relevé d’entre les morts. N’opposons donc pas le récit de Jean et les synoptiques. Nous sommes avec Jean, comme avec les synoptiques, dans une perspective qui est celle de la passion et de la résurrection.

Alors, je crois que nous avons collecté les éléments essentiels pour comprendre le message que l’évangéliste voulait nous communiquer. Je l’ai déjà annoncé : la fin d’un système religieux fondé sur les sacrifices et son remplacement par un Temple nouveau. Cela mérite quelques explications, notamment pour ce que Jésus fait en chassant brebis et bœufs à coup de fouet et pour ce qu’il dit sur cette « Maison de son Père transformée en maison de trafic ».
Essayons de penser cela en termes positifs, comme un chemin tracé pour notre pratique religieuse.
Comment faire, en effet, pour que notre religion, c’est-à-dire explicitement ce qui nous relie à Dieu et ce qui nous relie les uns aux autres devant Dieu, ne soit pas un « trafic ».
Disons-le en une phrase : Dieu ne s’achète pas !
C’est très certainement l’arrière-plan de la phrase que Jean met dans la bouche de Jésus.

Précisons cela. Les sacrifices de l’Ancien testament avaient trois objets principaux. Les sacrifices d’oblation, de communion et d’expiation. Disons cela en français courant :  Le don, la communion et le rachat des fautes. Le don manifeste la reconnaissance ; la communion est un moment de partage familial disons dans la proximité de Dieu. C’est le sacrifice d’expiation, pour le rachat de ses fautes, qui peut poser le plus problème dans la relation à Dieu. Ne risquait-on pas de le comprendre comme un troc, un trafic : Je sacrifie un mouton, un bœuf, suivant l’importance de ma faute, et je suis quitte. Je suis purifié. Or dans la perspective ouverte par le texte de Jean, tourné vers la passion et la résurrection, il nous faut entendre ce que représente le sacrifice du Christ. L’épitre aux Hébreux le résume en verset : Christ est entré une fois pour toutes dans le lieu très saint, non avec le sang des boucs et des veaux, mais avec son propre sang, ayant obtenu une rédemption éternelle. Ou encore la première épitre de Jean : Il est lui, victime d’expiation pour nos péchés et pas seulement pour les nôtres, mais encore pour ceux du monde entier.
Plus aucun sacrifice d’expiation n’a de sens ou, dit autrement, il n’y a plus rien à payer de notre côté. Et cela nous questionne. C’est tellement contre intuitif….
Comment ne pas comprendre la religion, ce qui nous unit à Dieu comme une démarche de notre part, quelque chose qui nous coûte, qui nous met éventuellement à l’abri de sa colère … Tout cela est vieux comme le monde, vieux comme toutes les religions.
Et voilà que brebis et bœufs offerts en sacrifice d’expiation sont chassés par Jésus. Il a pris leur place définitivement et c’est notre relation avec lui qui est relation à Dieu, c’est la foi qu’il nous inspire qui est le cœur de la religion. Il est le Temple nouveau, notre Temple. Il nous fait entrer dans la Maison de son Père qui n’est plus une maison de trafic mais une maison de confiance.

J’aurais pu reprendre, sans trahir l’évangéliste Jean, la formule des synoptiques « une maison de prière ». Mais je crois vraiment que la formule de Jean est plus complète, plus riche. « Détruisez ce Temple et, en trois jours, je le relèverai » et l’évangéliste commente : « Il parlait du Temple de son corps ». Le Christ ressuscité, vivant pour chacun de nous, fait corps avec nous et nous fait avec lui temple de Dieu. L’apôtre Paul le dira aux Corinthiens : Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu, et que l’Esprit de Dieu habite en vous ?
Qu’est-ce à dire : Nous sommes le lieu d’où monte de notre monde la prière vers Dieu. Il n’y a plus rien d’autre à faire, puisqu’il n’y a rien à payer, pour être en relation avec Dieu ; plus de protection pour nous protéger de sa sainteté ; nous sommes avec le Christ pour dire son amour. C’est cela la prière.
Au sens propre : dire ce que nous recevons de son amour, dire ce que nous attendons de son amour, dire autant notre souffrance d’en être éloigné que notre reconnaissance pour ce que nous vivons dans sa grâce.
Mais tout pareillement être dans la prière au sens figuré, c’est-à-dire être dans l’écoute de Dieu, le partage de sa parole les uns avec les autres, et la construction confiante d’un monde meilleur ; la foi, l’amour et l’espérance. Comme le dit encore l’apôtre Paul : le plus grand des trois c’est l’amour, nourri par la foi, orienté par la confiance mais vécu dans la solidarité les uns avec les autres, comme par un peuple qui a un berger.

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