Les chrétiens ne sont pas mieux que les autres !

Lectures Bibliques : Esaïe 53, 1-10 et 1 Corinthiens 6, 1-11

Prédication

Dieu que ces paroles de l’apôtre Paul sont difficiles à entendre aujourd’hui ! Je dois même dire que je les trouve particulièrement inaudibles voire insupportables… J’espère que ce matin il n’y a pas trop de non-chrétiens (ou d’injustes comme dit le texte grec) parce que si c’était le cas, nous aurions beaucoup de mal à assumer ces propos…

« Lorsque vous avez un différend entre vous, comment osez-vous le faire juger par les païens et non par les saints ? » Est-ce que Paul serait en train de pousser l’Eglise à laver son linge sale en famille ? Voilà une idée particulièrement inaudible dans le contexte actuel. Se croire au-dessus des lois ? Mettre en place une juridiction d’exception, pour régler en interne les cas douloureux ? C’est très exactement ce qui est reproché amèrement par les victimes… Tout le monde s’accorde pour dénoncer une double source aux abus de pouvoir : le cléricalisme et la culture du secret. Alors Paul cautionne-t-il cette culture du secret ?

« Ne savez-vous pas que les saints jugeront le monde ? (…) Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges ? (…) pire : vous établissez pour juges des gens que l’Eglise méprise (ou tient pour négligeables) ? » Il y aurait donc une différence qualitative entre les chrétiens (qu’on appelle ici les saints) et les autres (qu’on les appelle païens, injustes ou mécréants) ? Comment entendre de telles paroles dans la bouche de l’apôtre Paul ? Et d’ailleurs, est-ce une évidence que les saints jugeront le monde ? D’où vient cette affirmation ? Qui a dit ça ? Il y a bien une parole de Jésus dans l’Evangile de Matthieu qui affirme « Je vous le dis en vérité, quand le Fils de l’homme, au renouvellement de toutes choses, sera assis sur le trône de sa gloire, vous qui m’avez suivi, vous serez de même assis sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d’Israël. » (Mat 19,28 et Luc 22,30) mais c’est ici dans un contexte de conflit interne au judaïsme quand les disciples de Jésus se sont fait expulser de la synagogue. D’ailleurs le problème de fond n’est pas là. C’est une question de principe : croyons-nous vraiment qu’il y ait une hiérarchie dans la création avec les païens tout en bas, les anges ensuite, les saints tout en haut, assis sur le trône du Juge de la fin des temps ? Y a-t-il sur terre des gens que l’Eglise méprise totalement, leur déniant une quelconque valeur, une once de dignité, se considérant tellement au-dessus qu’elle serait habilitée à les juger ?

Et Paul continue : « Mais un frère est en procès avec un frère mais devant des non-croyants ! De toute façon c’est déjà une déchéance d’avoir des procès entre vous. » Si tout le monde est d’accord pour accepter que les conflits internes à la communauté constituent bien souvent un contre-témoignage dès qu’ils sont mis sur la place publique, faut-il y voir une « déchéance » en soi, une « honte » pour reprendre les mots utilisés par l’apôtre ? Est-ce que tout conflit est mauvais en soi ? Et si c’était le cas, comment expliquer l’attitude de Paul face aux Corinthiens ou aux Galates avec qui il est en conflit majeur ? Que penser de Jésus chassant les marchands du temple ou invectivant les pharisiens et les sadducéens ? Ce qui est le plus troublant dans l’argumentation de l’apôtre Paul, c’est son affirmation concernant l’attitude normative que devrait avoir tout chrétien impliqué dans un conflit : « Pourquoi ne préférez-vous pas subir une injustice ? Pourquoi ne vous laissez-vous pas plutôt dépouiller ? » Ainsi donc, la bonne attitude du chrétien devant l’injustice serait de subir en baissant la tête et de se laisser mener à l’abattoir comme le Serviteur Souffrant d’Esaïe 53 ? Cela aussi est particulièrement inaudible dans notre contexte actuel où la parole des victimes est enfin reconnue comme essentielle pour une justice restaurative qui ne se contente pas que punir mais qui essaie de réhabiliter les détenus en réparant ce qui a été cassé chez les victimes.

Et puis, dernier coup envoyé par l’apôtre Paul : « Ne savez-vous pas que les injustes n’hériteront pas du Royaume de Dieu ? » Alors, là est sans doute le point le plus difficile à entendre pour nous aujourd’hui. Que faisons-nous de la grâce, du pardon, de l’Evangile ? Les injustes n’hériteront pas du Royaume de Dieu… Et Paul de se lancer dans un catalogue des iniquités dont il a le secret et qu’en général on préfère survoler de manière superficielle pour ne pas avoir à regarder dans le détail le nivellement par le bas, quand on met sur le même plan les débauchés et les idolâtres, les adultères et les homosexuels, les voleurs et les alcooliques, les calomniateurs et les filous. Tous dans le même sac, pas de hiérarchie dans le péché.

Le malaise est à son comble et celui qui lit l’apôtre avec sincérité sent monter en lui sa révolte devant des telles paroles choquantes, blessantes, bouleversantes…

– Non, Paul, il n’est ni possible ni souhaitable que l’Eglise essaie de se soustraire à la justice des hommes. D’ailleurs toi-même tu l’affirmes clairement dans l’épître aux Romains : Que tout homme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir car il n’y a d’autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par Lui. (…) En effet, les magistrats ne sont pas à craindre quand on fait le bien, mais quand on fait le mal. (Rom 13,1-7)

– Non, Paul, il n’y a pas de hiérarchie de dignité dans l’humanité et les chrétiens ne bénéficient d’aucune prééminence qui leur permette de mépriser qui que ce soit. D’ailleurs c’est toujours toi qui l’affirme :  Avons-nous encore, nous juifs, quelque supériorité ? Absolument pas ! Car nous l’avons déjà établi : tous, juifs comme grecs, sont sous l’empire du péché. (Romains 3,9) Par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort, et ainsi la mort a atteint tous les hommes parce que tous ont péché (Rom 5,12)

– Non, Paul, la justice n’exige pas des victimes de se laisser dépouiller et humilier. Il est possible de le faire par amour, comme le Serviteur Souffrant d’Esaïe 53 ou comme le Christ sur la Croix, mais uniquement par amour. L’exigence de justice et d’équité réclamée par les victimes ne peut pas s’opposer à la proclamation de l’Evangile. Cher Paul, je ne fais ici que citer tes propres paroles toujours dans ta lettre aux Romains : Le juste jugement de Dieu rendra à chacun selon ses œuvres (…) : détresse et angoisse pour tout homme qui commet le mal (…) ; gloire, honneur et paix pour quiconque fait le bien (…) car en Dieu, il n’y a pas de partialité (Rom 2,5-11).

– Non, Paul, nous ne croyons pas que le Royaume de Dieu soit réservé aux saints, aux purs, aux parfaits à la foi irréprochable. Permets-moi, cher Paul, de citer tes propres paroles encore une fois : Maintenant la justice de Dieu a été manifestée. C’est la justice de Dieu par la foi en Jésus Christ pour tous ceux qui croient, car il n’y a pas de différence : tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu mais tous sont gratuitement justifiés par sa grâce, en vertu de la délivrance accomplie en Jésus Christ. (Rom 3,22-24)

Nous qui essayons de nous dire disciples du Christ — mais y avons-nous droit finalement ? — nous nous sentons appartenir pleinement à l’humanité y compris dans ses faiblesses, ses errances, ses fautes, ses conflits et ses péchés. Nous ne sommes pas mieux que les autres ! Nous aimerions tellement que ton église soit parfaite, pure, une, sainte, catholique, apostolique… Mais nous savons tellement que ce n’est pas vrai. Ce serait un mensonge, une tromperie, une publicité mensongère, une usurpation, un abus de pouvoir que de le laisser croire. Et ce qui touche et blesse nos frères des autres églises nous touche et nous blesse autant qu’eux. Me permets-tu de citer encore tes paroles cher Paul ? Si un membre du corps souffre, tous les membres partagent sa souffrance… disais-tu au chapitre 12 de ta première lettre aux Corinthiens (1 Co 12,26). C’est très exactement ce que nous ressentons en ce moment. Nous souffrons avec nos frères et sœurs catholiques.

« Gloire à Dieu ! Gloire à Dieu ! » répond l’apôtre Paul ! « ENFIN !! Il y a tellement longtemps que j’attends ce moment béni où les uns et les autres, vous prendrez conscience de votre péché ! Comment pourriez-vous être sauvés si vous ne savez pas de quoi vous devez être sauvés ! Comment pourriez-vous vous rendre seulement disponibles à la Grâce si vous n’en avez pas besoin ? Comment le Christ pourrait-il entrer dans vos vies si vous restez remplis de vous-mêmes et de votre suffisance ? Allez-y, je vous encourage à creuser profond en vous pour regarder la vérité sans fard… » « Voilà ce que vous étiez… » dit l’apôtre Paul. Voilà ce que vous étiez…

Parce que c’est ainsi que fonctionne le monde dont nous faisons pleinement partie. Oui c’est vrai : nous sommes tous convaincus de l’utilité de la loi, des règles, des contraintes mais si nous pouvons trouver une échappatoire, un passe-droit, un privilège, une exception, nous n’hésitons pas longtemps. Oui c’est vrai : nous pensons en principe que tous les humains sont égaux en droits et en dignité mais le plus souvent ce ne sont que des paroles et, dans les faits, dans le monde dans lequel nous vivons, ce n’est presque jamais une réalité. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme reste une utopie qui ne se concrétise pas. Ici et partout règnent la hiérarchie qui humilie, les victimes d’abus de pouvoir, les sous-citoyens, les méprisés et les laissés-pour-compte. Oui c’est vrai : nous sommes convaincus qu’il faudrait aimer son prochain comme soi-même mais, dans les faits, nous le mettons si peu en pratique. Nous avons tous entendu ton appel à aimer nos ennemis mais, exception faite de celui qui a donné sa vie sur la Croix, nous continuons à les détester. Oui c’est ce que nous étions. Et il serait sans doute plus juste de dire « c’est ce que nous sommes… » en vérité.

« Mais VOUS avez été lavés, mais VOUS avez été sanctifiés, mais VOUS avez été justifiés au nom du Seigneur Jésus Christ et par l’Esprit de notre Dieu. » Vous, vous, vous… chacun individuellement, personnellement, en son nom propre. Parce que l’Evangile ne fait pas des masses, ne s’adresse pas aux foules, aux groupes, aux communautés mais à des individus et seulement à des individus, à toi, à moi. A chacun en particulier. « Parce que les morts ne forment pas un club » dit Kierkegaard dans son Traité du désespoir, « on a voulu que le genre humain déchu ait été en bloc racheté par le Christ faisant du salut une abstraction théorique. Cela permet à l’individu de se figurer gagner tout sans formalité, rien qu’en participant à cette abstraction. ». L’Evangile n’est pas une abstraction spéculative qui massifie l’humanité en classant les gens dans des blocs homogènes (les païens, les anges, les saints…). De même que le péché est personnel, le salut s’adresse à chaque personne. VOUS avez été lavés, mais VOUS avez été sanctifiés, mais VOUS avez été justifiés. Comme le dit Paul dans l’épître aux Romains (5,20) : « Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé. » Que cette bonne nouvelle nous habite personnellement pour que nous puissions en être porteurs à notre tour auprès de tous ceux qui savent parfaitement qu’ils ne sont pas mieux que les autres. Amen.

 

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