Nous aurions pu lire le texte différemment ; en deux temps : d’une part ce qui concerne Jésus et sa famille, puis, dans un deuxième temps, lire l’entretien de Jésus avec les spécialistes des Écritures, les scribes, concernant l’accusation qu’ils portent sur Jésus : « Béelzébul habite en lui ! ; c’est par le chef des démons qu’il chasse les démons ! ». Deux parties bien distinctes qui, semble-t-il, traitent de deux questions bien différentes, même si dans la mémoire des événements dont Marc avait le témoignage, ces deux récits se sont déroulés le même jour, dans le même lieu. Matthieu ou Luc distinguent ces deux parties du récit l’une de l’autre (plusieurs versets ou même chapitres pour Luc, les séparent). Marc seul coupe en deux séquences ce qui concerne Jésus et sa famille, ajoutant même, si l’on peut dire les deux premiers versets qui ne figurent pas dans les synoptiques, si bien qu’il enchâsse entre les deux, le dialogue sur Satan. Nous aurons bien évidemment à nous poser la question : Y-a-t-il seulement un lien formel entre la parenté de Jésus qui s’inquiète pour lui « Il a perdu la tête » et veut le ramener chez lui et l’accusation des scribes ? Sa famille croit-elle qu’il soit en train de dérailler psychiquement, qu’il va se mettre en péril, ne serait-ce que pour sa santé ? Croit-elle, elle aussi, qu’il a un esprit impur ? Est-ce cela que suggère le montage littéraire de Marc ? Et Jésus, bien naturellement, pour faire la volonté de Dieu, prendrait ses distances d’avec sa mère, ses frères et sœurs ! Nous allons un moment laisser de côté cette enquête « policière » sur la famille de Jésus, pour tout d’abord nous concentrer sur Satan…
Ou plutôt sur son rôle. Vous avez remarqué que pas plus Jésus que les scribes ne mettent en cause son existence. Nous non plus d’ailleurs ? Notre seule différence, mais purement culturelle, c’est de ne pas le nommer de la même manière. Nous ne parlons plus de diable ou de démons. Nous avons fait de ‘Satan’ ou des démons des adjectifs pour qualifier des comportements ‘sataniques’ ou ‘démoniaques’, en fait pour qualifier le mal que nous reconnaissons, par exemple, dans le raisonnement et les choix politiques d’un Vladimir Poutine ou de quelques autres tyrans politiques ou, pire encore parce que c’est un ecclésiastique, dans les propos de Kyrill le patriarche de Moscou. Je dis bien le mal, pas un simple égarement, un mauvais comportement, une erreur de jugement ; mais une volonté de nuire, une incapacité à se préoccuper du bien. L’apôtre Paul, sans utiliser la terminologie « diabolique » dit cette force qui, en lui, le détourne du bien (bien sûr il exagère pour renforcer son raisonnement sur le bon rôle de la loi, dont il vient de dire qu’en Christ nous en sommes libérés) : je suis un être de chair, vendu au péché. Car ce que je produis, je ne le comprends pas. Ce que je veux, je ne le pratique pas, mais ce que je fais c’est ce que je déteste. Rom. 7, 15-16 ». Peut importe comment vous les nommez ; ce dont parlent les scribes et Jésus ce sont des forces du mal et la personnification en une image « Béelzebul / Satan » permet à Jésus sa réponse en parabole : « Comment Satan peut-il chasser Satan ? Si un royaume est divisé et que ses membres luttent les uns contre les autres, ce royaume ne subsistera pas ». Cela c’est pour les scribes, envoyés en une phrase dans les cordes… certainement à la grande joie de la foule qui se presse autour d’eux. Ils auraient pu se renseigner au lieu d’imaginer qu’il aurait fait un pacte avec le diable. Les démons tremblent devant lui. On dirait aujourd’hui que cela appartient à sa ‘marque de fabrique’ ! Deux chapitres plus loin dans l’Évangile, Marc raconte sa rencontre avec un homme tourmenté par un esprit impur qui s’appelle ‘Légion, car nous sommes beaucoup’’ et l’esprit impur, par la bouche du possédé, le supplie de ne pas l’envoyer hors du pays. Il demande alors à Jésus de l’envoyer dans un troupeau de porcs qui se précipitent dans le lac. « Il y en avait environ deux mille » dit le récit. « Comment Satan peut-il chasser Satan ? » Les scribes n’ont plus qu’à se taire.
Mais la suite des propos de Jésus est pour nous, nous qui sommes auditeurs dans la foule qui se presse autour de Jésus. C’est ici la parabole de l’homme fort : Mais personne ne réussit à entrer dans la maison d’un homme fort et à piller ses biens, s’il n’a pas d’abord ligoté cet homme fort ; alors seulement, il pillera sa maison.
Dans ce combat contre le mal, ou pour rester dans le style littéraire de l’Évangile, dans cette lutte contre Satan, il n’y a qu’un homme fort qui puisse défendre sa maison. Et il est là. Et la maison est bien gardée. Devant lui les démons tremblent et s’enfuient. En une phrase Jésus rappelle qu’il est le Seigneur.
Ma difficulté est que je parle aujourd’hui devant des hommes et des femmes qui ont 2000 ans d’histoire après Jésus, et d’une histoire où, que ce soit à titre individuel ou à titre collectif, le mal a continué de se manifester, le voleur d’attaquer la maison. Et c’est à ceux-là qu’il faut sans cesse répéter comme une promesse la parabole de l’homme fort. La promesse et l’appel que Matthieu et Luc ont jugé nécessaire d’adjoindre à la parabole : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi et celui qui ne rassemble pas avec moi disperse ». Étrange formule pour dire : Choisissez d’être avec moi, comme j’ai choisi d’être avec vous, l’homme fort. Un de mes professeurs à la fac de théologie, commentant l’épitre aux Romains, déjà citée tout à l’heure, et ces deux versets apparemment contradictoires du chapitre 6 : « Ainsi, vous-mêmes, estimez-vous morts pour le péché et vivants pour Dieu, en Jésus-Christ. Que le péché ne règne donc pas dans vos corps mortels… », utilisait une image pour nous faire comprendre : le mal, le péché, est comme une bête enchainée, rugissant au bout de sa chaine, inoffensive sauf si vous vous vous en approchez. Et je complète avec notre texte : l’homme fort est celui qui l’a enchainée.
Les scribes dans les cordes, et la foule, et nous avec elle, confortés dans la lutte contre le mal. Voila, me semble-t-il, le cœur de notre texte. Et j’aurais voulu tout de suite revenir à l’enquête sur Jésus et sa famille, mais vous m’auriez attendu à la sortie pour avoir omis la petite phrase qui suit : « Je vous le déclare, c’est la vérité : tout sera pardonné aux êtres humains : leurs péchés et les insultes qu’ils auront faites à Dieu. Mais celui qui aura fait insulte à l’Esprit saint, il ne recevra jamais de pardon : il est coupable d’un péché éternel ». Cette phrase a troublé des générations de catéchumènes, et généré des volumes entiers de commentaires.
Le péché contre l’Esprit !
Alors d’abord n’oublions pas la première moitié de la phrase. Tout sera pardonné même les insultes faites à Dieu. La trahison de Judas, le reniement de Pierre, nos révoltes contre Dieu lui-même. La grâce est plus forte que tout le mal accumulé… Alors pour faire court, et ne pas écrire un nouvel opus sur le sujet, acceptons qu’il y ait ici un ultime avertissement à ceux qui refusent l’évidence, qui connaissent la force du règne de Dieu, et qui restent sur le pas de la porte… et ici, directement, aux scribes qui refusent de se rendre à l’évidence. Je paraphrase : le règne de Dieu s’est approché de vous ; les portes de la maison vous sont ouvertes ; Satan en est chassé ; l’Esprit vous convainc que la vraie vie est là… et vous restez dehors. C’est « impardonnable » ! ressaisissez-vous !
Voilà ce que je comprends de cette phrase. Comme ceux dont j’écoute les conseils pour faire pousser mes légumes et qui me disent « je fais ceci ou cela, mais si vous voulez faire autrement peut-être cela marchera » Eh bien, je vous dis, c’est ainsi que je comprends ce message aux scribes, brutal certes, mais pas comme une condamnation définitive. Mais si vous comprenez autrement nous ne nous fâcherons pas.
Il est grand temps de revenir à Jésus et sa famille, ne serait-ce que pour respecter l’évangéliste qui a bâti son récit en en faisant l’introduction et la conclusion de l’intervention des scribes sur Béelzébul.
Notons bien tout d’abord que l’intervention de membres de sa famille n’a, à priori, rien à voir avec le débat qui va s’instaurer avec les scribes. Elle est directement liée au rapport que Jésus entretient avec la foule. Tout au long de l’Évangile, que ce soit celui de Marc ou ceux de Matthieu et Luc, la foule est omni présente et cette omniprésence dit à la fois le « succès » de Jésus et l’attente messianique de la population. Mais ce rapport entre Jésus et la foule est terriblement ambiguë tant sur la forme que sur le fond ; sur la forme parce qu’elle est envahissante, elle suit Jésus partout, se presse autour de lui dès qu’il arrive. Ici « à la maison » elle l’empêche de manger avec ses disciples. Et lui a besoin de trouver de la tranquillité… combien de fois, cherche-t-il à se retirer à l’écart pour prier ou enseigner ses plus proches disciples. Mais sur le fond aussi la foule est dans l’ambigüité avec Jésus ; elle attend beaucoup de celui dont elle espère guérison et libération ; il en donne tant de signes ; mais le règne de Dieu ne s’installera pas dans la violence, même contre l’occupant romain, et Jésus qui atteste de la présence du règne de Dieu suscite autant de rejet que d’adhésion.
C’est cela que sa famille perçoit et c’est autant pour le protéger de l’envahissement de la foule que des sourdes menaces qui pèsent sur lui, qu’elle veut le convaincre de se retirer. Ne se rend-il pas compte de ce qui menace sa santé, et probablement sa vie ? N’a-t-il pas perdu la tête ?
Mais précisément il s’en rend compte….
Il s’en rend tellement compte qu’il vient de constituer un groupe de soutien pour porter avec lui la double mission d’annoncer la bonne nouvelle, avec l’autorité de chasser les démons. Et s’il tourne le dos à sa famille, ce n’est pas par manque d’affection mais en raison du sentiment d’urgence qu’il ressent de partager quand il est encore temps ce qu’il est venu partager : La venue du règne de Dieu. Et voici qu’il décrit une autre famille, beaucoup plus large, mais aussi aux contours moins définis, la famille de celles et ceux qui « font la volonté de Dieu » car ceux-là sont pour lui des frères, des sœurs, des parents…
Vous comprenez qu’il ne s’agit nullement d’une volonté de rejet de sa famille selon la chair – même si ses paroles ont dû être un peu difficiles à recevoir – mais la description d’une autre réalité. Vous savez que le mot Église n’apparait que deux fois dans les Évangiles, deux fois chez le seul Matthieu, dans la fameuse phrase de Jésus à Pierre « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église… » et dans le petit passage sur la vigilance à l’égard des frères qui ont péché dans la communauté. Les mots Église, ou assemblée, ne sont pas du vocabulaire de Jésus. C’est le mot famille, ou le mot ami dans l’Évangile de Jean qui caractérisent le mieux sa pensée. Et il nous faut en recevoir un avertissement… Bien sûr depuis l’apôtre Paul, nous sommes constitués en Églises, mais ont-elles les caractéristiques de ce que Jésus, ici dans ce texte, appelle sa famille, et dont la seule condition est de réunir autour du Christ « ceux qui font la volonté de Dieu ». Sauf à repartir pour une longue méditation sur la portée de ce propos de Jésus, je résume en trois questions :
Ne faisons-nous pas trop souvent de nos Églises, locales ou nationales, ou plus, et confessionnelles, et par toutes les règles que nous y instituons, des lieux fermés, aux limites déterminées, des familles protectrices alors même que le regard de Jésus ne cesse d’élargir leur horizon ?
Qu’est ce que faire la volonté de Dieu sinon, en reprenant ce texte de l’Évangile de Marc, « écouter la bonne nouvelle et lutter contre le mal ». Nous pouvons en faire tout un programme, et cela est bien sûr nécessaire pour affronter la complexité d’un monde qui se veut sans Dieu, mais retenons le préalable : être dans la foule qui se presse autour de Jésus pour l’écouter et se laisser porter par sa parole.
Mais plus encore, dans ce combat inévitable contre le mal, n’avons-nous pas reçu une forte certitude que notre maison est protégée par l’homme fort, le Christ ressuscité ? Sommes nous bien les témoins plein d’espérance de cette vie nouvelle. ?
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