Apprendre à être soi

Lecture Biblique : Luc 15, 1-10

Prédication

J’entends d’ici les scribes et les pharisiens maugréer : « Comment peut-on mettre en danger tout le peuple par une telle attitude ? Est-il inconscient ? Est-il égoïste ? Ne sait-il pas que le péché est comme un virus qui se répand partout et qui peut nous contaminer tous ? N’a-t-il pas entendu les consignes des autorités qui insistent à longueur de prêche sur la distanciation sociale indispensable avec les pécheurs et les collecteurs d’impôts ? Ne sait-il pas qu’en leur faisant bon accueil et en mangeant avec eux, il devient lui-même un cas-contact et qu’il va devoir être mis en quatorzaine et effectuer une batterie d’ablutions pour réintégrer la communauté ? » Tout part, donc, d’une critique de l’attitude de Jésus qui ne respecte pas les gestes barrières entre le monde impur des pécheurs et le reste du peuple. N’allez pas interpréter les murmures des scribes et des pharisiens comme un vulgaire jugement légaliste ou moraliste du genre. Leur unique intention est de protéger le peuple en préservant la présence de Dieu parmi les siens. Or la sainteté de Dieu ne souffre aucun contact avec l’impureté du péché. C’est aussi simple que cela.

Et pourtant Jésus ne craint pas d’adopter une posture décalée, à porter une parole non-conformiste, à sortir du lot, à ne pas correspondre à l’injonction religieuse et à la pression sociale : « Cet homme fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux ! » Souvenez-vous du livre qui fit scandale en son temps « Un président ne devrait pas dire ça. » J’entends d’ici les murmures : un pasteur / un chrétien ne devrait pas faire ça… Mais, tranquillisez-vous chers amis. Nous ne prenons, me semble-t-il, pas grand risque en ce moment tant il est vrai que nos autorités religieuses n’ont de cesse que de répondre aux attentes des autorités politiques en jouant leur rôle de bons petits citoyens bien dociles. Aucune parole subversive ou non-conformiste ne vient percer le plafond de verre de l’espace public : les théologiens libéraux sont trop occupés à essayer de séduire la société en jouant les gentils humanistes quand les théologiens évangéliques s’écartent de ce monde de pécheurs comme naguère les pharisiens l’exigeaient de Jésus. Entre les deux le peuple de l’Église ne sait plus trop à quel saint se vouer… Il ne s’agit pas de choquer pour choquer comme savent le faire les ados (et gageons qu’Augustin saura vous réserver des moments gratinés dans ce domaine, je n’en doute pas une seconde). Il convient de ne pas confondre liberté et provocation. Le désir de choquer gratuitement ne dénote d’aucune liberté parce qu’il n’est qu’une réaction qui ne se détermine que « contre » ou « anti ».  Ici, il n’est pas question ici de « réagir » mais, bien au contraire, d’appliquer le grand principe de vie que Paul donne en Rm 12,2 : « Ne vous conformez pas au monde moderne ! » Il est question d’apprendre à vivre libres, sans être inféodés aux nombre de likes sur son profil, au qu’en dira-t-on, au désir d’être bien vus, en quête de respectabilité, à la peur de ne pas être bien intégrés dans la société. Il ne s’agit pas non plus d’entrer dans une démarche sectaire de rejet du monde, de la science, de la technologie et de la modernité comme on a pu désigner les Amish très récemment. Il s’agit d’assumer une parole différente parce que libre vis à vis des modes et des nécessités, des obligations sociales. Le premier enjeu de l’Évangile qu’Augustin devra apprendre est un enjeu de liberté. Et Jésus est souverainement libre : il n’est déterminé dans ses choix ni par la pression médiatique, ni par une idéologie politique, ni par sa foi juive, ni par sa famille…  Et pourtant il reste libre. Les uns sont attirés par cette liberté que Jésus dégage tandis que les autres en sont scandalisés, choqués.

Et la première des libertés, dit Jésus, consiste à sortir de la masse, du « on » pour exister en soi et pour soi-même. Être soi en tant qu’individu unique qui a autant de valeur que le reste du groupe. Être la brebis unique qui a autant de valeur que les 99 autres. Voilà la première grande affirmation de Jésus que je voudrais mettre en avant ce matin : au yeux de Dieu, l’individu est et sera toujours plus important que le groupe. Le peuple, la nation, le clan, la famille, l’Église auront toujours moins d’importance que l’individu, la personne, l’unique. Augustin est plus important que le reste du monde, dit Jésus. Il est l’unique sur qui Dieu a posé sa main : Celui-ci est mon Fils bien aimé ; en lui je trouve toute ma joie (Mt 3,17).  Et de fait, demande Jésus, est-ce que tout le monde ne fonctionne pas naturellement de cette manière ? Si quelqu’un parmi vous possède cent moutons et qu’il perde l’un d’entre eux, ne laissera-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf autres dans leur pâturage pour partir à la recherche de celui qui est perdu jusqu’à ce qu’il le retrouve ? Et quand il l’a retrouvé, il est rempli de joie…  En fait non. Ce n’est pas de cette manière que notre monde fonctionne. Dans notre réalité, nous privilégions toujours le groupe. Ne venons-nous pas de sacrifier le travail, l’éducation et l’avenir de nos propres enfants pour préserver le reste du groupe dans une sorte d’inversion des priorités ? Ne venons-nous pas de poser sur leurs épaules une dette immense pour assurer notre survie ? Ne sacrifions-nous pas nos propres enfants en refusant de prendre les décisions nécessaires pour contrer le réchauffement de la planète ? Nous vivons sous l’injonction de Caïphe qui interpelle le Sanhédrin : Ne voyez-vous pas votre intérêt ? Il vaut mieux qu’un seul homme meurt pour que le peuple ne soit pas détruit ? (Jn 11,50) Tel est le principe qui gouverne le monde. La logique sacrificielle, le bouc émissaire. Nous acceptons de perdre une brebis dans l’espoir de sauver les 99 autres. L’Évangile c’est l’inverse. C’est un principe qui devrait nous aider à réfléchir et à prendre position dans le monde en tant que disciples de ce Jésus qui ne pense pas comme tout le monde. C’est un principe subversif que nous pourrions appliquer dans notre vie, dans notre société, comme dans notre manière d’éduquer nos enfants. Qu’ils se sachent uniques. Qu’ils apprennent à être-soi, libres.

Sur ce chemin nous rencontrons le grand théologien danois Soeren Kierkegaard (1813-1855) qui décortique les 3 étapes sur cette découverte de la liberté d’être-soi.

Le 1er stade repéré par Kierkegaard est le stade esthétique. Nous cherchons tous, d’abord, à satisfaire la liste de nos envies. Le désir fait loi et nous dénions à quiconque le droit de contester l’idée que l’on se fait de ce qui est bon pour nous. C’est le règne du « C’est mon choix ». Être soi consiste à ce stade esthétique à revendiquer une liberté adolescente sans contrainte, sans obligation, sans détermination extérieure. La liberté consiste à décider par soi-même d’agir comme bon nous semble.

Le stade suivant dans la construction de l’être-soi est appelé par Kierkegaard le stade éthique. L’évolution est notable parce qu’il s’agit ici de quitter la dictature du bon pour essayer de correspondre à son idée du bien. Ici naît l’exigence éthique d’une certaine idée de la justice : voilà ce qui doit être fait. Voilà ce que Dieu attend de moi. Voilà l’exigence de l’amour du prochain. Être soi consiste alors à construire sa vie en assumant en conscience la responsabilité de celui qui se tient là debout et engagé. Sauf que l’injonction à être-soi est en fait terriblement angoissante voire désespérante par le poids qui repose sur les épaules de l’individu sommé de réussir dans un mode dominé par le diktat de l’efficacité et de l’opinion. Brebis perdue dans les méandres des thérapies du développement personnel et les philosophies de la vie réussie qui fleurissent sur les réseaux sociaux… Drachmes perdues dans les profondeurs insondables des poches des charlatans du bonheur…

Et si la vérité de notre existence ne reposait pas sur notre réussite ? Et si elle dépendait d’un Autre pour qui nous sommes précieux ? Et si être-soi n’était pas entre nos mains comme un poids qui nous écrase mais entre les mains de Celui qui est parti à la recherche de celui qui est perdu jusqu’à ce qu’il le retrouve ?  C’est ce que Kierkegaard appelle le stade religieux : être-soi, dit-il, ce n’est pas essayer de correspondre au bon ou au bien mais de répondre à un appel. Non plus obéir à des règles (même celles que j’aurais choisies) mais suivre une invitation, une vocation et y répondre. La question n’est plus « qui suis-je » mais « que suis-je appelé à être ? » Telle est la vérité de mon existence même si les autres ne comprennent pas ou n’apprécient pas (pensez à Abraham à qui Dieu demande de sacrifier son fils, son avenir, sa raison d’être… Pensez à Jésus qui décide de donner sa vie) Celui qui répond à l’appel,  Kierkegaard l’appelle le chevalier de la foi. Il ne le fait pas pour défendre une cause ou pour répondre à une nécessité. Il prend une décision dans l’instant qui lui fait être lui-même libre, entièrement libre, y compris vis-à-vis de lui-même. Voilà la liberté du chrétien. Celle qui fait dire à Luther à la Diète de Worms devant Charles Quint et le légat du pape : « Ma conscience est captive de la Parole de Dieu. Je ne peux ni ne veux faire autrement parce qu’il n’est ni sur ni honnête d’agir contre sa propre conscience. Je me tiens là. Que Dieu me soit en aide. »

Cet appel entendu, c’est ce que Jésus nomme la conversion, ce fameux pécheur qui change de vie et provoque la joie de Dieu. Il faut absolument que tu comprennes, dit Jésus, que la conversion, la nouvelle vie, n’est pas quelque chose que tu fais mais quelque chose que tu reçois de Dieu, un retournement de situation que tu acceptes. Comme la Drachme qui ne s’est pas perdue elle-même et qui ne se retrouve pas toute seule, la nouvelle vie, c’est Dieu qui te retrouve. Ce n’est donc pas une prime à l’individualisme et la volonté de se faire tout seul pour ne rien devoir à personne comme un faux-nez de l’égoïsme et du chacun pour soi (idéologie dominante chez les anti-masque). A rebours de l’idéologie qui domine notre société, il faut garder en tête la brebis perdue que le berger porte sur ses épaules pour la ramener avec lui. Tout le monde connaît ce fameux poème d’Adhémar de Barros sur les empreintes de pas dans le sable. A celui qui reproche à Dieu de l’avoir abandonné aux moments les plus difficiles de son existence, il répond : « Les jours où tu n’as vu qu’une seule trace de pas sur le sable, ces jours d’épreuve et de souffrance, c’était moi qui te portais. » Il est possible de concevoir la conversion, la découverte de la foi comme un acte de ce Dieu qui me cherche et qui me ramène à la maison quand je me suis éloigné, perdu dans ma quête de liberté…

Je ne comprends pas pourquoi on appelle ces paraboles « la brebis perdue » ou «  la drachme perdue ». Pourquoi restons-nous fascinés par tout ce qui nous fait mal et nous détruit ? Pourquoi n’avons-nous pas entendu et reconnu le mot qui revient le plus dans ces deux paraboles : la joie de Dieu ? Quand il l’a retrouvé, il est tout heureux: il met le mouton sur ses épaules, il rentre chez lui, puis il appelle ses amis et ses voisins et leur dit: “Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé mon mouton, celui qui était perdu!” De même, je vous le dis, il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui change de vie que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’en ont pas besoin. (…) “Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé la pièce d’argent que j’avais perdue!” De même, je vous le dis, il y a de la joie parmi les anges de Dieu pour un seul pécheur qui commence une vie nouvelle. Je propose d’appeler ces paraboles « La source de la joie ». Parce qu’il est bien question de cela au fond. Et c’est valable pour chacun d’entre nous. Lequel d’entre vous, dit Jésus, ne ressent pas une joie immense quand il retrouve celui ou celle qu’il pensait perdue ? Nous fonctionnons tous de cette manière. C’est là la source de notre joie. Pouvons-nous entendre et recevoir que nous sommes la source de la joie de Dieu ? Cette joie se répand toute seule par sa seule puissance. Elle se communique d’elle-même et se partage sans effort avec les amis, en Église, dans la communauté. Voilà ce qui sauvera le monde : une joie qui se répand toute seule, parce que Dieu nous a retrouvés. Il a tellement eu peur de nous perdre ! Amen.

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