Cher Pierre,
Nous attendions impatiemment ta lettre, nous autres chrétiens et chrétiennes des
premiers siècles persécutés pour notre foi. Mais quand nous l’avons faîte lire à
cousin Luther il ne s’est pas gêné pour dire que c’était là une lettre bien étrange,
et qu’il n’était pas sûr de la comprendre tout à fait. Grand-père Calvin quant à
lui s’est moqué de toi et t’as trouvé un peu confus…
Je dois bien t’avouer que j’ai moi-même du mal à te suivre. Et alors que je
comprends que tu nous écris avec la plus noble des intentions, celle de répondre
à nos angoisses, et de nous dire de tenir bon malgré l’adversité qui règne ici…
Tu soulèves en moi plus de questions que je ne m’en étais jamais posé.
I- Le sens de la souffrance et du sacrifice de Jésus-Christ
Ma première grande interrogation concerne le sens de la souffrance et du
sacrifice de Jésus-Christ. Qu’en est-il réellement ?
1.1 Pour nos péchés
Tout d’abord tu dis que Christ a souffert pour nos péchés. Tout du moins, c’est
comme ça que nous avons traduit cette phrase. Mais il est écrit en grec, non pas
pour mais péri, et à l’école nous avons appris que cela signifiait autour, au sujet
de nos péchés. Je me permets donc de te demander de clarifier ; Christ a-t-il
souffert pour nos péchés ou bien à cause d’eux ? Je crois que nous sommes en
droit de nous questionner.
Il n’y a pas longtemps, nous avons lu au culte l’histoire de Noé à qui Dieu
demande de construire une arche. Après le déluge, avec sa famille et tous les
animaux qu’il avait pu sauver, il retrouve la terre ferme. Et Dieu promet de ne
plus jamais recommencer. Plus jamais il ne fera pleuvoir sur la terre jusqu’à
tout détruire. Il n’y aura plus jamais de déluge pour anéantir la vie. Et pourtant,
quelques milliers d’années après cela, son fils, Jésus Christ, se retrouve cloué
sur une croix.
Si c’est pour nos péchés : cela signifie-t-il que Dieu aurait changé d’avis depuis
Noé ? Que l’arc-en-ciel d’après le déluge, qui symbolisait la paix entre Dieu et
l’humanité, s’est effacé ?
Si c’est à cause de nos péchés : cela signifierait que Dieu n’a pas changé d’avis.
Qu’il renonce toujours à la violence. Mais si Dieu lui y renonce, alors ce serait
nous, qui en revanche malgré l’alliance, n’y avons pas renoncé.
Plus j’y pense et plus j’ai du mal à croire à ce Dieu qui tue son propre fils. Son
fils unique. Et quand je vois le monde qui est le nôtre, je me dis que oui. Oui, il
est bien plus crédible de croire que les hommes sont capables de tuer un
innocent, bien plus capables que n’importe quel Dieu ne le serait. Je crois à la
promesse que Dieu a faîte à Noé. D’ailleurs tu ne te contentes pas de dire que
Jésus-Christ a souffert à cause de nos fautes. Il a souffert aussi, une fois.
1.2 Aussi
« Aussi ». Ce mot me hante. Ne serait-il donc pas le seul ? Les hommes ne
s’arrêteront-ils donc jamais ?
À l’heure où tu écris, les chrétiens d’Asie Mineure se font persécuter pour leur
foi. Et nombre d’entre eux vont mourir parce qu’ils osent dire qu’ils croient en
Jésus-Christ, qu’il est le Seigneur et le Sauveur. Assassinés parce qu’ils refusent
de répudier leur foi. Et à l’heure où moi je t’écris, le monde ne va pas
franchement mieux. Partout, des innocents périssent. On les laisse mourir, ou on
les tue en raison de leur couleur de peau, de leur religion, de leur genre, et
même de leurs choix amoureux. Non, décidément le monde ne va pas mieux.
Est-ce que quand tu dis « Christ aussi, a souffert », tu penses à tous ces
malheureux ? Est-ce parce qu’il refusait de demeurer indifférent aux âmes en
peine, qu’il est mort lui aussi et qu’il a éprouvé dans sa chair ce qu’est la
violence ? Une croix sur le dos à porter jusqu’au lieu de sa propre exécution,
une couronne d’épines qui lacère son front, du vinaigre qui lui brûle la gorge
quand il demande à boire…Souffrance qu’il a aussi éprouvé en son coeur,
quand il découvre la solitude. Abandonné par ses amis, qui, au moment pour lui
de mourir, eux s’enfuient et le renient… Abandonné par son propre Père, quand
il lui fait la prière de l’épargner, et que Dieu ne répond pas, sourd et muet à la
plainte de son fils.
1.3 Une fois
Mais heureusement, Jésus n’a souffert qu’une fois. Tout du moins c’est ce que
tu écris. Christ aussi, une fois, a souffert.
Veux tu dire que cette unique fois aurait été suffisante ? Que son sacrifice sur la
croix vaut maintenant, aujourd’hui et pour toujours, qu’il est pour toutes celles
et pour tous ceux qui croiront en lui désormais ?
Ou veux-tu dire par là qu’il ne reviendra pas ? Et s’il ne revient pas, est-ce à
nous qu’il incombe de continuer, et peut-être, de souffrir à notre tour ? Cette
idée ne me plait guère mais elle serait cohérente avec ce que tu disais dans ta
lettre précédente quand tu écrivais que « Christ a souffert pour nous, nous
laissant un exemple, afin que nous suivions ses traces ». Souffrir pour suivre
l’exemple du Christ.
Ça tombe à pic, car ici nous entrons dans le temps de carême, et j’ai bien fait
mes devoirs ! J’ai exploré les pratiques des différentes communautés
chrétiennes. La plupart d’entre elles décident de jeûner. Alors je peux essayer de
jeûner. De me priver de vin, de viande et même de chocolat si tu veux. J’ai
même trouvé des communautés chrétiennes qui pratiquent ce qu’elles appellent
« la mortification corporelle ». Elles pratiquent un jeûne strict, persévèrent dans
leur travail malgré la fatigue, et surtout et la pire des épreuves : elles
entreprennent de dormir sans oreiller. Je pourrais aussi dormir sans oreiller,
même par terre, ou prendre des douches glacées.
Je te l’accorde ce n’est pas tout à fait comme mourir sur une croix. Mais enfin,
tu ne m’en voudras pas de vouloir un peu négocier… Cependant, est-ce
vraiment ça que tu avais en tête quand tu disais que nous devions suivre les
traces de Jésus-Christ ?
II- La prédication aux esprits emprisonnés
Ma deuxième grande question concerne les injustes.
2.1 Juste à la place des injustes
Ceux, précisément, dont tu dis que Jésus est mort à leur place.
À première vue, certains diront que c’est absurde. Et peu logique qu’un juste
meurt à la place de personnes injustes. Mais j’imagine que nous sommes tous
injustes devant le juste qu’est Jésus. Cela signifie donc, qu’il n’est pas question
de mériter ce sacrifice, mais qu’il est offert. Gratuit.
2.2 Les esprits emprisonnés, les rebelles d’autrefois
Ce n’est pas tellement ça qui m’étonne de notre Seigneur, Jésus-Christ, mais
que veux-tu dire quand tu racontes qu’il est allé prêcher aux esprits
emprisonnés ? Ceux qui avaient été infidèles du temps de Noé. Si je ne
m’abuse, les infidèles de cette époque sont morts noyés, et ce depuis longtemps.
Comment Jésus peut-il proclamer son message aux morts ?
Insinuerais-tu que pendant qu’il était lui-même mort, c’est-à-dire pendant trois
jours, qu’il en a profité pour aller visiter ceux qui étaient morts avant lui et qui
n’avaient jamais eu la chance de le rencontrer avant ? Cela signifierait que
même mort, Jésus n’a pas le droit au repos. Qu’il continue sa prédication,
inlassablement. Mais surtout une question me taraude… Est-ce que ça a marché
? Comment cela s’est-il passé ? Combien étaient-ils au culte en Enfer pour
écouter Jésus ?
Je dis « enfer » car ces âmes noyées du temps de Noé, étaient les infidèles dont
Dieu avait décidé de se débarrasser. Mais si son fils décide d’aller prêcher
même à ceux-là… Cela signifierait-il qu’avec la venue de Jésus-Christ, Dieu ne
change pas seulement d’avis pour l’avenir ? Plus jamais il n’y aura de déluge
pour anéantir la terre.
Change-t-il aussi d’avis pour le passé ? Ces âmes emportées par les eaux de la
colère divine, Jésus part à leur rencontre. Elles ne sont plus punies. Alors
comment cela s’est-il passé ? Peut-être que ton silence est un indice de ce que
tu essayes de nous dire… Peut-être que ce qui compte ce n’est pas le résultat,
mais bel et bien la prédication de Jésus. Ce qui est important, c’est qu’il y soit
allé. Sinon, ici, on pourrait dire à Pascale ou Hervé, qu’ouvrir une domiciliation
rue Roquépine pour les sans-abris, ne suffira pas à régler la question du
logement en France. Mais ce qui compte ce n’est pas l’illusion qu’à nous tous
seuls nous pourrions changer le monde, son présent, son avenir et même
réécrire le passé.
Ce qui compte, c’est le choix. Le choix de s’inscrire à un endroit, pour, et je te
cite Pierre en disant ça, pour une espérance vivante, pour un héritage qui ne
peut ni se détruire, ni se souiller, ni perdre son éclat.
Suivre humblement les pas de Jésus-Christ. Rien que ça. Les pas de celui qui ne
connaît aucune limite, aucune frontière. Ni le passé, ni la mort, ni notre
injustice ne l’ont empêché de venir nous dire qu’en lui nous sommes toutes et
tous égaux. Non, rien ne l’a empêché de venir nous dire de nous lever et de le
suivre.
III- Sa mort nous conduit à Dieu.
Et tu nous dis, que même dans sa souffrance, et même dans la mort… Jésus
nous montre le chemin. Un chemin qui mène tout droit à Dieu.
Mais reste à savoir, comment… C’est ma troisième et dernière grande
interrogation Pierre. Comment sa mort peut-elle nous conduire jusqu’à Dieu ?
3.1 L’eau du déluge et l’eau du baptême
Quand tu compares l’eau du déluge à l’eau du baptême, c’est sans aucun doute
le passage le plus périlleux de ta lettre.
De prime abord, la comparaison est loin d’être évidente. Oui l’eau du déluge
sauve, elle sauve huit âmes comme tu l’écris. Mais si je peux me permettre, ce
n’était qu’à condition qu’elles flottent. Pour le reste, et toutes les autres, l’eau
du déluge est dévastatrice. On est donc sauvé malgré cette eau. Pas grâce à elle.
Tandis que l’eau du baptême sauve, mais tu ajoutes qu’elle le fait par le serment
d’un engagement envers Dieu, et non pas parce qu’elle serait une sorte d’eau
magique qui nous purifierait automatiquement.
Mais les huit rescapés sur l’arche n’étaient-ils pas les derniers qui honoraient
encore Dieu ? De même que ces huit âmes qui voguent sur la terre inondée,
l’eau du baptême ne serait viable selon toi qu’à condition d’avoir un bateau
dans lequel monter. Cette nouvelle arche, c’est notre engagement envers Dieu.
Alors je te pose la question Pierre, sans engagement de notre part, risquons nous
de nous noyer dans l’eau de notre propre baptême ? Veux tu nous dire que
sans engagement, notre baptême ne vaut rien ?
Comme pour éclaircir l’horizon, tu ajoutes que ce baptême et cet engagement
qui nous sauvent, ne le peuvent qu’à travers une seule chose : la résurrection de
Jésus-Christ. Une terre est en vue, la mort est vaincue.
3.2 Le baptême et l’engagement
Et la boucle est bouclée ! Jésus siège à la droite de Dieu, les anges, les
puissances et les autorités s’inclinent devant lui.
Mais ta lettre nous a tellement fait naviguer en eaux troubles, que je ne peux
m’empêcher de gagner la certitude que ce n’est pas si simple que ça. Que
derrière la joie de la résurrection, il y a le drame et l’insoutenable souffrance du
Christ sur la croix.
Et alors que nous entrons dans le temps du carême, peut-être pourrais-je
m’engager à faire autre chose que dormir sans oreiller. Peut-être pourrais-je
m’engager à m’interroger sur le sens profond de la mort de Jésus Christ pour
moi. Et ne pas me réfugier trop vite derrière des idées toutes prêtes. Des
théories chrétiennes trop bien faites.
Jésus est mort pour vous, il vous rachète de vos fautes, mourir était son projet,
tout est accompli, la mort est vaincue, alléluia !
Que signifie mourir pour un homme, fils de Dieu ?
S’agit-il de mourir pour mourir ? Vraiment ?
Ou s’est-il engagé coûte que coûte dans la mission qui était la sienne ? Une
mission qui lui coûte la vie.
Que signifie continuer de prêcher le message qui choque trop les puissants
pour qu’ils vous laissent vivre ?
Que signifie ne plus avoir peur de la mort ?
Que signifie vaincre la mort ?
En relisant les Évangiles, nous pouvons plaider que Jésus savait ce qui allait lui
arriver.
Que signifie donc savoir qu’on va mourir, et continuer malgré tout ?
Nous aussi, en ce premier dimanche de carême, nous avons une petite idée de
ce qui va arriver à Jésus. 40 jours. C’est le temps dont nous disposons pour penser à l’inévitable qui va se
produire. Il est trop tard pour changer le cours de l’histoire.
La question en relisant ta lettre cher Pierre, n’est donc pas de savoir comment
éviter cette souffrance. La question c’est : pour quoi souffrir ? En quel
honneur ?
Dans ta dernière lettre tu écrivais qu’il vaut mieux souffrir en faisant le bien,
qu’en faisant le mal.
Alors à la lumière de cette phrase, que Noé et Jésus soient plus que des preuves
du Salut que nous espérons, mais qu’ils soient aussi pour nous des exemples.
Cher Pierre en attendant ta prochaine lettre et en espérant qu’elle soit tout aussi
trouble,
occasion pour nous de questionner notre foi, de ne pas trop vite enfermer le drame de la croix et la joie d’un tombeau vide dans des explications toutes faites,
Occasion pour nous de revivre ce que ces deux événements ont toujours à nous dire.
En attendant ta prochaine lettre donc,
Nous marcherons dans les pas de notre Seigneur,
celui qui fait plus que vaincre la mort,
mais qui affronte les souffrances de ce monde
puisque tel est le prix pour annoncer l’Évangile.
Nous marcherons derrière Celui qui souffre en faisant le Bien.
Nous marcherons dans les pas de celui qui ne fait pas demi-tour,
de celui qui ne connaît aucune frontière,
de celui qui ne renonce pas.
Nous le ferons dans l’ombre de ce monde,
à la lumière de l’Évangile,
dans l’assurance que nous n’aurons plus peur de la mort et de ceux qui la
servent,
Car dans sa résurrection Christ nous délivre de nos chaînes, nous rend aptes à le
suivre, et nous appelle à son exemple.
Je te souhaite cher Pierre, un très bon carême, que tu décides de dormir sans
oreiller, ou que tu trouves d’autres voies à toi pour incarner l’Évangile.
Nous tâcherons ici de faire de même.
Amen
Laisser un commentaire