« Touché par Jésus »

Touché par Jésus, un lépreux guérit aussitôt
Jésus étendit la main, le toucha et dit : « je le veux, sois pur ». Aussitôt, la lèpre le quitta, et il fut purifié.

Frères et sœurs,

Au temps de Jésus, la lèpre est une véritable malédiction. Contrairement à aujourd’hui, on n’a aucun moyen de la soigner. Tout ce qu’on peut faire, c’est mettre les malades à part en les tenant à distance. C’est la version d’époque du confinement.
Du coup, quand Jésus touche un lépreux pour le purifier, il prend un risque, celui de tomber malade à son tour, celui de devenir impur. Et quand le lépreux vient trouver Jésus, il prend un risque, ou plutôt, il fait courir un risque à tout le monde, celui de la contamination.
Quand on parle de ce lépreux, on ne voit généralement que la grande foi qui le fait venir à Jésus, mais il a une autre caractéristique : il est désobéissant. Il transgresse la loi. Il met les autres en danger.

Nous y reviendrons dans un instant.

Extrait de l’évangile selon Marc, le texte dont nous avons entendu la lecture nous dit que Jésus est rempli de pitié pour lui (ému de compassion, pris aux tripes, saisis jusque dans ses entrailles cf le Samaritain devant l’homme laissé à demi-mort dans la parabole de Luc). Seulement voilà, certaines versions du texte ne parlent pas de pitié, elles parlent de colère.
Évidemment, ça a dû paraître bizarre dès les débuts du christianisme, de parler de colère à propos de Jésus.
Donc un certain nombre de copistes ont bien pu s’arranger pour dire la chose autrement, gommer cette chose inacceptable : la colère de Jésus. C’est pour ça que les exégètes ont tendance à penser que la version d’origine, c’était celle qui parlait de la colère, parce que si elle avait parlé de pitié et de compassion, on ne voit pas bien pourquoi certains seraient allés imaginer de la colère à la place.

Pour alimenter cette hypothèse (d’un point de vue exégétique), il est resté dans le texte un autre indice de l’humeur de Jésus : après avoir purifié le lépreux, il lui « parle avec sévérité ». Certaines traductions disent qu’il s’irrita contre lui, et d’autres même qu’il le rudoya. Il s’emporte contre ce lépreux et le jette dehors. Bref, Jésus n’est pas tendre avec le lépreux.

Alors nous voilà aujourd’hui, bien des siècles après, confrontés au même problème que les premiers copistes de l’évangile selon Marc : que faire de cette colère de Jésus ?

Cette colère de Jésus, elle nous parle de l’humanité de Jésus, autant que de sa compassion  habituelle. Pourquoi Jésus peut-il bien être en colère contre ce lépreux ? Nous savons que la colère est souvent provoquée par l’anxiété. Jésus peut être anxieux de la lèpre qui peut le contaminer. Il peut aussi être anxieux de la lèpre qui peut contaminer les autres qui l’entourent. Et c’est vrai que ce lépreux désobéissant met tout le monde en danger. Et puis il peut aussi être dérangé, parce que ce qu’il était parti pour faire, juste avant cette rencontre avec le lépreux, c’était prêcher dans les villes et les villages, pas guérir. La guérison est la conséquence de la présence de la Parole, mais la priorité de Jésus, c’est justement cette parole prêchée, cette bonne nouvelle annoncée. Et à la fin du récit d’aujourd’hui, il ne peut plus entrer dans les villes et les villages, il est obligé d’aller dans des lieux déserts.

Enfin, une autre raison possible de la colère de Jésus met plutôt en valeur sa connaissance de sa destinée : il sait que le lépreux parlera trop ; il sait ce que ça provoquera chez les autorités religieuses, qui vont prendre ombrage du succès de Jésus comme une menace pour eux ; il sait que là, au moment où il va guérir le lépreux, s’accélère le mouvement qui le mène à la croix. Et plus ce mouvement s’accélère, moins il aura le temps d’annoncer la bonne nouvelle du royaume qui s’est approché.
Et puis Jésus est le fils du Dieu qui a instauré la Torah, et il voit un homme qui transgresse la Torah, et dont il sait qu’ensuite il ne respectera pas la consigne qu’il lui donnera d’aller faire constater sa purification par les prêtres comme le demande la Torah, ni l’autre consigne qu’il lui donnera, de se taire au sujet de cette purification.
Et la colère qu’on voit chez Jésus peut être aussi le reflet de la colère d’un père devant un enfant désobéissant, un enfant qui, systématiquement, ne respecte pas les règles qui lui sont fixées pour sa propre sauvegarde et celle des autres.
Et là je sens les parents soupirer en se souvenant de leur propre agacement ou colère quand ça arrive.

Alors oui, Jésus pleinement homme a de bonnes raisons d’être en colère. Oui, Jésus pleinement Dieu a de bonnes raisons d’être en colère.
Alors pourquoi est-ce que Jésus guérit quand même le lépreux, s’il est en colère contre lui, pour de bonnes raisons ?

Pourquoi est-ce qu’il le guérit quand même, s’il sait que cette action va avoir pour conséquence d’accélérer son destin ? Tout est dans la question, ou plutôt la déclaration, du lépreux : « Si tu le veux, tu peux me rendre pur » (v. 40). Et cette déclaration ne laisse pas le choix à Jésus : bien sûr, qu’il veut le rendre pur !

Ce que fait Jésus, ça n’est pas seulement guérir un malade. Et ça déjà, ce serait faire beaucoup pour cet homme, parce que la lèpre n’est pas une maladie spécialement agréable et indolore. Ce qu’il fait, c’est le rendre pur, c’est-à-dire lui permettre d’avoir à nouveau des rapports avec les autres, de les approcher, de les toucher, de leur parler, de vivre avec eux enfin. Il lui permet de retrouver sa famille, ses amis, son village. Tout ça c’est sa vie sociale. Et puis il le rend pur, c’est-à-dire qu’il lui permet d’entrer en relation avec Dieu. Et pour un juif pratiquant de l’époque – quoiqu’on puisse se demander à quel point ce lépreux désobéissant est pratiquant – c’est le but de toute sa vie, le but de toute l’organisation de sa vie dans ses moindres détails, que de rester ou de devenir capable d’entrer en relation avec Dieu. Quand Jésus non seulement guérit, mais purifie le lépreux, il le rend capable de faire à peu près tout ce qu’il peut vouloir. Il le rend libre.

Guérir, purifier, c’est libérer, ouvrir l’avenir tout grand.

Jésus est « Emmanuel », Dieu avec nous, ce Dieu qui nous a créés libres de choisir de se tourner vers lui, ou non, de lui obéir, ou non.
Bien sûr qu’il nous veut libres tels qu’il nous a créés, libres de choisir, libres de construire.
Alors bien sûr que Jésus veut rendre le lépreux libre, bien sûr qu’il veut le rendre pur.
Et au-delà de sa désobéissance chronique, on peut admirer la justesse de la foi du lépreux : il ne lui pose pas la question : « veux-tu me rendre pur ? » Il lui affirme : « si tu le veux, tu peux me rendre pur ».

En fait, il connaît déjà la réponse. Mais il se soumet à la volonté de Dieu, comme Jésus le fera au jardin de Gethsémané : Abba, Père, tout est possible pour toi ; éloigne de moi cette coupe. Toutefois, non pas ce que, moi, je veux, mais ce que toi, tu veux. C’est la même prière ! (Marc 14, 36)

Nous voyons là l’écho qui se déploie entre la prière du lépreux et la prière de Jésus, entre le tout début et la toute fin de l’évangile, entre l’affirmation du lépreux et l’affirmation de Jésus.

Il y a un autre écho, entre cette histoire du tout début de l’évangile, et la toute fin de l’évangile : le lépreux, une fois qu’il a été guéri, se met à raconter partout ce qui lui était arrivé, nous dit la traduction que nous avons lue. Dans le texte grec, ce qu’il fait, c’est qu’il se met à prêcher et répandre la parole. C’est exactement ce que feront les disciples à la fin de l’évangile. Voire même, c’est exactement ce qu’ont fait tous les chrétiens depuis.

Alors voilà, Marc, au tout début de son évangile, nous raconte en fait toute l’histoire d’un coup, si nous savons la décrypter. Il met la charrue avant les bœufs, comme on dit : il nous dit la fin de l’histoire, et même le tout de l’histoire, au moment où nous avons à peine commencé à la lire. Peut-être que c’est là que se noue la colère de Jésus, en fait : le lépreux met la charrue avant les bœufs. Il ne permet pas à chacun de cheminer dans sa compréhension du sens de la venue de Jésus, il joue tout d’un coup. C’est comme un enfant précoce dans une salle de classe : il pose une question à laquelle personne ne comprend rien, sauf le maître qui sait quelle est la leçon qu’il a prévue. Il pose cette question parce que, dès les premiers mots, il a vu tellement plus loin que les autres… Mais du coup le maître est coincé : soit il répond à cet enfant, et il risque de perdre tous les autres qui en sont à peine à se mettre en route, soit il ne lui répond pas et c’est lui qu’il perd.

Le choix de Jésus dans cette situation, c’est celui du berger qui ne veut pas qu’une seule brebis soit perdue et qui va laisser tout son troupeau pour partir à la recherche d’un seul animal. Il répond à l’enfant prodige, au croyant prodige. Puis il retourne à son troupeau, et même si les conditions ne sont pas idéales, même si du coup il n’aura pas aussi longtemps qu’il l’avait prévu pour déployer sa leçon, pour annoncer la bonne nouvelle, il se remet à le faire patiemment, avec persévérance.

Oui, peut-être que finalement la colère de Jésus est l’agacement d’un maître qui voit son projet pédagogique, toute sa soigneuse planification, mis en péril par la différence d’un de ses élèves. Alors tout de même, il ne faudrait pas manquer le cœur de la leçon, ce que le lépreux a déjà compris et que toute la vie de Jésus tentera de nous expliquer. Nous y revenons régulièrement : la conception de la religion de cette époque – et de beaucoup de religions aujourd’hui encore – c’est qu’on doit se rendre pur pour être digne d’entrer en relation avec Dieu. Mais malheureusement, il y a des tas de choses qui rendent impur. Et le contact avec quelque chose d’impur rend impur. Dans notre récit d’aujourd’hui, au cœur de l’histoire, il y a un geste de Jésus : il tend la main et le touche. Selon la logique religieuse traditionnelle, Jésus, en entrant en contact avec le lépreux, devient impur. Selon la logique médicale, il devient lépreux, ou au moins risque de le devenir. Mais la logique de l’évangile est complètement à l’inverse : ce n’est plus l’impureté qui est contagieuse, c’est la pureté.

La pureté de Jésus contamine le lépreux.

Le Christ porte l’amour de Dieu dans tous nos lieux d’impureté et d’exclusion :

il n’hésite pas une seconde à s’approcher de nous,
à partager réellement notre vie,
nos difficultés et nos souffrances,
à les porter avec nous.

Nos infirmités, nos maladies, nos impuretés, nos indignités, il les fait siennes, il les prend avec lui, il les prend sur lui.

Il transgresse les règlements (fussent-ils dictés par le souci du bien commun) qui nous déterminent et nous conditionnent, pour nous rencontrer au cœur de nos histoires personnelles et ouvrir pour chacun, pour chacune de nous une nouvelle possibilité de vie.
Qu’une parole ou un geste puisse nous toucher, malgré les lois qui rendaient cela impossible, au nom de la seule véritable Loi qui vaille, celle de l’amour : voilà la Bonne nouvelle du Royaume de Dieu.

La bonne nouvelle, c’est celle-là, celle du renversement de tout ce qu’on tenait pour certain.

Quand Dieu appelle son peuple à revenir à lui tout au long de l’Ancien Testament, le peuple comprend : purifiez-vous pour être dignes de venir à moi.

La logique de l’Evangile, c’est : venez à moi et je vous purifierai.

La pureté, la sainteté de Dieu, se propage à partir du centre : Jésus. Et c’est pour ça que le christianisme ne pouvait être que missionnaire, dès ses débuts. Son mouvement naturel, c’est de propager, à partir du centre qu’est Jésus, la capacité de l’être humain à entrer en relation avec Dieu, sans règles complexes à observer. Un seul geste est nécessaire : se laisser toucher par la Parole.

Alors puissions-nous, comme le lépreux, nous laisser toucher par la parole, nous laisser emplir par elle, transformer par elle, et partir annoncer cette bonne nouvelle partout : le Royaume de Dieu s’est approché.

Amen !

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