« Une Eglise performante ? »

 

A première écoute, ce passage de l’Evangile de Luc semble brosser un portrait très avantageux, pour ne pas dire triomphant, des disciples de Jésus : Ils sont choisis par Jésus en personne, reçoivent leur mandat directement de lui, et ont pour mission d’être en quelque sorte ses ambassadeurs : « Allez ! Je vous envoie… »

Ils sont carrément la voix du Christ et, par conséquent, la voix du Père lui-même : « Celui qui vous écoute m’écoute, celui qui vous rejette me rejette,  et celui qui me rejette rejette celui qui m’a envoyé. » Ce n’est pas rien !

Ils reçoivent le pouvoir de guérir les malades et de dominer sur les démons et autres esprits mauvais, le satan, l’ennemi, les serpents et les scorpions – dans l’univers biblique, tout cela symbolise les « forces de mort » opposées au Règne de Dieu : le mensonge qui attise la convoitise et nourrit la culpabilité (tout ce qui s’oppose au Règne de Dieu, qui est le Règne de la grâce, du pardon, de la confiance et de la liberté, bref de la vie).

Ils reçoivent la promesse de la bouche même du Christ que rien ne pourra leur faire de mal… un peu comme des soldats qui entendent de la bouche de leur général que les balles ne les toucheront pas !

Les villes qui ne les accueilleront pas seront jugées avec sévérité. Inutile d’épiloguer sur ce point !

 Oui, à première écoute, voilà un texte qui a l’air de placer les disciples de Jésus sur une sorte de piédestal : ce sont des missionnaires valeureux, des héros de la foi, des compétiteurs spirituels hors-pair, des communicants efficaces – une sacrée bande d’apôtres !
Difficile, pour nous aujourd’hui, de soutenir la comparaison… Mais avouons quand même qu’il y a là de quoi attiser notre convoitise d’être une Eglise performante… et donc, aussi, de quoi nourrir notre culpabilité de ne pas réussir à en être une !

Mais le portrait si avantageux des disciples que semble brosser ce texte est-il si avantageux que ça ? Il y a quand même un certain nombre d’éléments dans le texte qui doivent nous faire réfléchir et peut-être nous conduire à nuancer le tableau…  En réalité, si on écoute bien, ce que ce texte met en valeur, malgré les apparences (comme quoi la sagesse populaire a raison de dire qu’il faut s’en méfier, des apparences), c’est plutôt la profonde fragilité, la profonde précarité des disciples. En réalité leur position est extrêmement inconfortable. Pour le dire autrement, ce que ce texte met en valeur, sans avoir l’air d’y toucher, c’est une dimension essentielle de la vie des disciples et de la vie de l’Eglise : l’échec – ou à tout le moins la possibilité de l’échec, et même, j’ose dire, le droit à l’échec.

 

Si les disciples sont envoyés en mission, ce n’est jamais que pour précéder le Christ. Il les envoie « dans toute ville et en tout lieu où lui-même devait se rendre ». Ils ont un rôle d’ambassadeurs, de messagers, de précurseurs, mais ils ne sont pas le Christ qu’ils annoncent. Ils ne se prêchent pas eux-mêmes, ils sont au service d’une autre Parole que la leur et sont amenés à s’effacer derrière le Message qu’ils annoncent.

Jésus, au moment de les envoyer, fait un constat : le peu d’ouvriers disponibles, le peu de forces en présence, en comparaison de l’énormité de la tâche à accomplir. Les paroles et les gestes des disciples semblent bien dérisoires face à la masse immense des souffrants et des désespérés de toutes sortes.

Pour une personne touchée à un moment donné par une parole qui relève ou un geste qui apaise, combien s’enfoncent encore plus dans le tourbillon de leurs malheurs ?

La communauté des disciples fait plutôt figure de goutte d’eau dans la mer que de « karcher » ultra-décapant…

Si les disciples sont comparés à des animaux, ce n’est pas à des lions ou a des taureaux (qui dans l’antiquité évoquaient traditionnellement la force, le courage, la valeur), mais à… des agneaux ! Dans le contexte de l’époque, je vous assure qu’il n’y avait pas de comparaison plus désavantageuse et plus ridicule : l’agneau est celui qui ne peut pas se défendre quand on l’attaque, il n’a ni crocs ni griffes, il se fait tondre et, s’il a la chance d’échapper aux loups qui essayent de le croquer, il finit en méchoui !

 

Dans les moindres aspects de leur mission, aussi bien sur le plan matériel que sur le plan spirituel, les disciples sont à mille lieues de l’autosuffisance. Au contraire, ils sont radicalement dépendants : sur le plan matériel, ils dépendent intégralement de l’accueil qui leur sera réservé (et c’est pourquoi ils sont envoyés sans « bourse, ni sac, ni sandales »).
Sur le plan spirituel, ils dépendent entièrement de l’autorité qu’ils ont reçue de la part du Christ. Ils n’ont rien à eux !  Sans cesse, Jésus les avertit de ce qui les guette à chaque coin de rue : le rejet, l’opposition constante de l’adversité, la surdité et l’indifférence…

Les disciples connaîtront des réussites, mais ils connaîtront aussi l’échec. Leur parole n’a pas le pouvoir de convaincre à 100% en s’imposant en bloc, elle n’a pas le pouvoir de créer la foi chez les autres – seulement d’en être une occasion. Les disciples sont amenés à prêcher sans savoir comment ils seront entendus, ni mêmes s’ils seront entendus… en matière de communication toute-puissante, on a fait mieux !

Quand Jésus insiste, par deux fois, sur le fait que les disciples doivent manger et boire de tout ce qu’on leur présentera, c’est parce qu’il les envoie de l’autre côté de la frontière, en terre païenne. Or, les disciples sont en principe soumis aux interdits alimentaires du judaïsme. En mettant fin à ces interdits alimentaires, Jésus pousse les disciples du côté de l’ouverture, mais à ce compte-là il les place en position de transgresseurs – transgresseurs aussi bien des frontières que des coutumes. Les disciples sont tout le temps sur la brèche, sur le seuil… car ce qui importe c’est la rencontre avec l’autre, et non le fait de vivre tranquillement « entre-soi ».

Dans le même ordre d’idées, les villes dans lesquelles Jésus affirme que les disciples rencontreront le plus d’opposition sont précisément les villes qui leur sont les plus familières : Chorazin, Bethsaïda et Capharnaüm sont des villes galiléennes où les disciples, qui sont eux-mêmes galiléens, devraient se sentir comme chez eux…

Il y a là un aspect fondamental de l’Evangile : une Parole qui expose au risque de l’altérité, une Parole d’ouverture et de nouveauté qui ne peut qu’entrer en conflit avec tout ce qui est de l’ordre de la fermeture sur soi et du repli identitaire.

Et forcément, témoigner d’une Parole d’ouverture dans un contexte marqué par la fermeture, ça n’est pas confortable et le succès n’est jamais garanti d’avance !

 

Revenons à notre texte pour en examiner une dernière articulation : Je reprends la lecture en Luc 10 à partir du retour des 70 autres disciples, au verset 17

Lecture de Luc 10, 17-20

Frères et sœurs, Vous venez d’entendre le dernier avertissement du Christ adressé aux 70 envoyés qui reviennent de mission : « Ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis, mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans les cieux. »

Autrement dit, ne mettez pas votre joie et votre fierté dans le semblant de pouvoir que vous croyez avoir ni dans vos réussites, mais dans l’identité d’enfants de Dieu qui vous est accordée gratuitement et inconditionnellement dans la foi.

Ce que Jésus enseigne à ses disciples, c’est à ne pas s’identifier, à ne pas se confondre ni avec leurs échecs, ni avec leurs réussites. Vous n’êtes pas ce que vous faites, vous n’êtes pas ce que vous réalisez, ni en bien ni en mal.  

Frères et sœurs, nous vivons aujourd’hui dans une société de la performance où seul le mot « réussir » a droit de cité. L’Evangile vous l’entendez entre en conflit radical avec ce monde-là, avec cette manière de penser le monde. L’Evangile affirme que les hommes et les femmes ne sont pas le résultat de ce qu’ils font. Ni nos réussites ni nos échecs ne sont ce qui nous qualifie de manière ultime, car ce qui nous qualifie de manière ultime, c’est le fait que le Père nous connaît et nous appelle chacun par notre nom. C’est de cela que le baptême témoigne fondamentalement.

Si nos entreprises ecclésiales réussissent, réjouissons-nous et surtout rendons grâce à Dieu, car c’est lui qui accomplit toute œuvre bonne.

Si elles échouent, tirons-en les leçons, mais n’en nourrissons pas d’amertume ni d’obsession disproportionnées ; ne le prenons pas pour nous, ne le gardons pas avec nous – secouons la poussière qui s’est collée à nos pieds !

Nous avons droit à l’échec : c’est écrit dans le contrat d’embauche de tous les chrétiens !

Ça ne veut pas dire que nous pouvons nous complaire tranquillement dans nos lâchetés et dans nos démissions, certes. Mais ça veut dire que ce qu’il y a de vivant et de bon en nous, ça ne tient pas à nous, ça ne vient pas de nous : c’est un don de Dieu. Quand Dieu donne, personne ne peut reprendre ce qu’il a donné. Ce que Dieu donne n’a rien à voir avec des notions aussi arbitraires que la réussite ou l’échec.

Peut-être alors est-ce quand elle est triomphante, victorieuse, établie que l’Eglise est au plus loin de sa vocation… Peut-être est-ce au contraire dans sa précarité et sa fragilité assumées, dans les oppositions qu’elle rencontre, dans ses échecs que l’Eglise vit la vérité de l’Evangile. Car l’Evangile de la croix, c’est un discours sans évidence, sans puissance apparente, sans efficacité magique. La puissance de Dieu n’est pas apparente, elle est cachée dans la croix du Christ. La croix conteste nos logiques de puissance, de performance et de rentabilité. Un Christ crucifié n’a aucune chance de séduire les foules et d’emporter l’adhésion délirante des masses…

Finalement, qui sait si la précarité et la fragilité du christianisme aujourd’hui dans la société occidentale n’est pas, pour la cause de l’Evangile, la meilleure nouvelle qui soit ?

Amen.

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