Chers frères et sœurs, l’Evangile de ce jour nous invite à suivre Thomas dans son chemin de foi, nous verrons d’ailleurs que l’Ecriture suggère avec force que le chemin de Thomas peut aussi être le nôtre, selon des modalités différentes. Mais avant de suivre pas à pas, verset à verset, Thomas, il nous faut nous déprendre d’une certaine représentation de cet apôtre qui nous empêche de le voir comme un homme de foi. Il me semble en effet que nous ne retenions de l’histoire de Thomas que ces seules paroles : si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets mon doigt à la place des clous, et si je ne mets ma main dans son côté, je ne croirai point (Jean 20, 25). Ainsi Thomas est dans la culture la figure de celui qui « ne croit que ce qu’il voit », c’est alors tantôt un agnostique, un empiriste, un rationaliste etc. Bref, une figure qui nous rassure : Thomas montrerait qu’être chrétien ce peut aussi signifier douter, y compris des affirmations centrales de notre religion, comme la Résurrection. D’ailleurs, dans son tableau le Caravage a choisi de représenter un Thomas qui s’interroge encore, n’y croit pas tout à fait alors même que son doigt pénètre dans le côté du Christ Ressuscité – remémorez-vous cette peinture : il faut que le Christ empoigne sa main, la pousse de façon à faire pénétrer son doigt dans ses côtes et même à cet instant le visage de Thomas est effaré, son regard perdu de surprise, encore entre le doute et l’étonnement. Le titre du tableau exprime à merveille cela : l’incrédulité de Saint Thomas (1603).
Mais précisément, le Caravage a choisi pour titre l’incrédulité de Saint Thomas et non le doute de Saint Thomas. Incrédulité et doute, voilà deux choses bien distinctes. Ne pas croire, refuser de croire et ne pas être sûr de pouvoir croire, voilà deux postures qui ne se recoupent pas tout à fait. Or justement, dans l’Evangile, dans le texte biblique, le Christ dira à Thomas : ne sois pas incrédule, mais crois (Jean 20, 27). Autrement dit, le chemin de Thomas se fait entre incrédulité et foi et non entre doute et foi. Thomas n’est donc pas la figure de celui qui, par exemple, doute tout en croyant mais la figure de celui qui sort de l’incrédulité pour entrer dans la foi. En effet, Thomas ne dit jamais douter de ce que les disciples lui disent de la résurrection, il pose simplement une condition sans laquelle il refuse de croire : si je ne mets ma main dans son côté, je ne croirai point. Thomas prend une décision : sans preuve, il refuse de croire.
Voilà une figure qui nous rassure beaucoup moins : le doute généreux est confortable, l’incrédulité nous met à nu. Engageons nous donc à la suite de Thomas, Thomas l’incrédule, Thomas l’homme de foi, pour cheminer avec lui.
Retournons d’abord aux fameuses paroles de Thomas : Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets mon doigt à la place des clous, et si je ne mets ma main dans son côté, je ne croirai point (Jean 20, 25). Thomas refuse donc de croire à la nouvelle de la résurrection de Jésus, du moins il refuse d’y croire tant qu’il ne l’a pas constatée par lui-même. Certes Thomas adopte alors une posture d’incrédulité : je ne croirai point. Mais il ne s’agit pas d’une incrédulité qui se moque de Dieu, qui est synonyme d’une indifférence envers Dieu. Ce n’est pas le rire moqueur de celui qui ne compte pas croire et qui donne, comme une boutade, une condition irréalisable. Ce n’est pas celui qui dirait aujourd’hui tant que je ne vois pas Jésus marcher sur l’eau de nouveau, je ne croirai pas. Au contraire, cette incrédulité est tout entière orientée vers la foi, tendue vers Dieu. L’incrédulité de Thomas est une attente de Dieu. Cette incrédulité dit quelque chose d’absolument essentiel sur la foi : nul ne peut croire à notre place. La foi implique un je.
Observez en effet le texte. Le dimanche suivant cette scène, le Christ apparaît aux autres apôtres, qui constatent la résurrection : Jésus leur montra ses mains et son côté (Jean 20, 20). Puis, le Ressuscité les envoie en mission, dans une sorte de petite Pentecôte : Comme le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie. Après ces paroles, il souffla sur eux et leur dit : Recevez l’Esprit Saint (Jean 20, 21-22). Voilà les disciples qui voient Jésus relevé de la tombe, qui sont saisis de la foi au Christ Ressuscité et qui sont envoyés pour prêcher la Bonne Nouvelle de la victoire sur la mort. Or qui est le premier évangélisé ? Thomas, car il n’était pas avec eux à ce moment. Et Thomas refuse de croire ! Dans son incrédulité, Thomas manifeste l’essence de la foi : croire ne peut être se reposer dans la parole d’un autre, même d’un envoyé de Dieu, même d’un apôtre de Jésus-Christ. Croire en Jésus-Christ ne peut être accorder confiance au témoignage d’un autre, d’un particulier ou de l’Eglise. Contre l’argument d’autorité, contre la chaîne du témoignage, Thomas proteste et exige une expérience personnelle, il demande une rencontre avec le Ressuscité.
L’incrédulité est ici plus forte que le doute qui s’interroge sur Dieu car elle appelle Dieu : si je ne vois pas le Seigneur comme vous l’avez vu vous-même, je ne croirai pas car je ne peux puiser dans votre foi. Voilà la grande leçon de l’incrédulité de Thomas : l’homme a le droit de refuser de croire en l’absence d’expérience personnelle, l’homme a le droit de refuser de se soumettre à un témoignage même unanime. L’homme a le droit d’appeler Dieu pour lui-même en congédiant ceux qui prétendent venir de sa part. Voilà la foi contre le cléricalisme, voilà la foi distincte d’une simple transmission culturelle, voilà la foi comme expérience intérieure, personnelle et donc irréductible à toute institution. Lorsque Thomas dit aux hommes refuser de croire, il prie Dieu. En fait, Thomas récite un psaume. Par exemple le Psaume 13 : Jusques à quand, Eternel ! m’oublieras-tu sans cesse ? Jusques à quand me cacheras-tu ta face ?
Avant la certitude, avant la confiance, la foi est d’abord appel de Dieu, elle est d’abord l’incrédulité qui refuse de se contenter de l’expérience d’autrui, elle est la protestation d’une existence sans Dieu, elle est soif de Dieu dans son absence. Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, je ne croirai point (Jean 20, 25). Thomas l’incrédule, Thomas l’homme de foi. Ne faut-il pas plus de courage pour cette incrédulité là que pour notre doute habituel ? Car cette incrédulité comporte un risque : que le Christ ne se montre pas, que Thomas ne voit jamais la marque des clous, que son existence se vide de Dieu. L’incrédulité de Thomas nous fait nous tenir au bord de l’abîme, et nous y conduit seul. Face à la pentecôte collective des dix apôtres, Thomas nous plonge dans une solitude intérieure. Paradoxe de la foi dont le seuil est incrédulité, une incrédulité assumée dans un je : je ne croirai point en dépit de vous. Dans cette incrédulité, Thomas se tient déjà devant Dieu, il est tendu vers Dieu, en attente. Et cette attente dure. L’Ecriture place en effet la rencontre de Thomas et du Christ huit jours après (Jean 20, 26). Or huit jours c’est toute une semaine, c’est le temps qu’il faut pour créer le monde : c’est du point de vue de celui qui attend Dieu, toute une éternité. La foi est aussi l’agonie de l’incrédule qui attend un Dieu qui ne se montre pas encore.
Mais l’incrédulité n’est pas le dernier mot de la foi, elle n’est pas le tout de la foi sinon elle serait désespérance et vanité. Elle n’est que le seuil, le narthex de la foi, il faut la traverser pour en sortir. Paul dit en effet, comme en écho à Thomas, Si Christ n’est pas ressuscité, alors notre prédication est vaine, et votre foi aussi est vaine (1 Corinthiens 15). L’incrédulité de la foi est ainsi une forme d’angoisse car il faut y passer sans pouvoir jamais s’y reposer. C’est la nuit de la foi, une insomnie torturée par l’attente du jour. Pour Thomas ce fut huit jours, pour d’autres des mois, pour d’autres encore des années et pour certains presque une vie.
C’est un mystère qu’il faut habiter comme Thomas en refusant de croire, une nuit sombre où l’incrédulité est la seule forme d’espérance possible. Une incrédulité tout entière tendue vers Dieu.
Jusqu’ici, frères et sœurs, nous pouvons suivre Thomas. Mais la scène suivante nous rend amers. On quitte le tragique de l’existence croyante pour pénétrer dans le merveilleux. Le Christ apparaît, montre ses mains trouées, son côté béant et accorde à Thomas la preuve qu’il avait demandée. Cela est sans commune mesure avec les plus belles prédications, avec tous les catéchismes du monde et même tous les « miracles »… Et cela n’est pas pour nous. Et puis, après son épreuve terrible, Thomas a pu croire si facilement, on serait même tenté de corriger l’Ecriture : au lieu de parce que tu m’as vu, tu as cru (Jean 20, 29), il faudrait parce que tu as vu, maintenant tu sais. La foi de Thomas en la résurrection nous paraît être un savoir car elle provient de la constatation de la réalité d’un fait : avance ici ton doigt, avance ici ta main et mets-la dans mon côté (Jean 20, 27). Thomas a touché les plaies du Christ, ce n’est donc pas une illusion d’optique, un mirage, une projection de l’esprit. Thomas a vu et touché le Christ en chair et en os. Au bord de l’abîme de l’incrédulité, Thomas découvre un pont solide sans failles et passe sans encombre de l’incrédulité à la foi. Voilà peut-être la raison pour laquelle nous ne gardons en tête que les premières paroles de Thomas – si je ne vois pas les marques des clous, je ne croirai pas (Jean 20, 25) – car elles sont, par rapport à notre expérience, les seules paroles crédibles de ce récit.
Mais là encore, si nous pensons que la foi de Thomas est un savoir appuyé sur des preuves, c’est que nous ne lisons pas l’Ecriture de près. Il n’y a, à proprement parler, aucune preuve qui soutienne la confession de foi de Thomas. Relisons le texte avec rigueur : avance aussi ta main et mets-là dans mon côté – dit le Christ à Thomas – et ne sois pas incrédule, mais crois ! Thomas lui répondit : Mon Seigneur et mon Dieu ! Jésus lui dit : parce que tu as vu, tu as cru (Jean 20, 27-29).
Notre Seigneur a raison d’employer le verbe croire et non savoir pour désigner la confession de foi de Thomas. Car en effet, que dit Thomas ? Maintenant je crois que tu es ressuscité Jésus ? Non, il confesse beaucoup plus que le retour à la vie de son maître. Mille fois plus, il y a un saut qualitatif, une rupture entre ce que Thomas constate et ce qu’il confesse, entre ce qu’il voit et ce qu’il y voit. Il s’exclame : Mon Seigneur et mon Dieu ! Mon Dieu ! Dire après avoir touché un corps de chair, définitivement marqué de plaies, qui porte donc les stigmates de la faiblesse et de la torture, dire face à ce corps « mon Dieu », voilà qui ne coule pas de source. Voilà plutôt l’indication contraire de la divinité. Partout vous trouverez cette conviction dans la Bible : Dieu est esprit. Dieu n’a pas de corps, il n’est pas matériel ou physique… Et pourtant, Thomas va dire Mon Seigneur et mon Dieu ! Cela ne repose pas sur des preuves. Nulle démonstration ici mais plutôt une interprétation, et une interprétation déroutante ! Il y a un saut, c’est le saut de la foi. Thomas accomplit ici le saut de la foi, non par des preuves mais parce qu’il fait une épreuve.
En effet, Thomas ne fait pas l’expertise de l’authenticité d’un corps, il fait une rencontre personnelle avec Jésus. Il ne reconnaît pas non plus son maître Jésus de Nazareth, ce n’est pas une scène de retrouvailles, c’est une nouvelle rencontre parce qu’il le voit sous un nouveau jour. En effet, nul dans l’Evangile de Jean n’appelle directement Jésus mon Dieu. Jean-Baptiste l’appelle agneau de Dieu, Nathanaël et quelques disciples le Fils de Dieu mais Thomas seul l’appelle mon Dieu. Or que dit le prologue de l’Evangile de Jean à propos du Christ : Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu (Jean 1, 1-2). En faisant abstraction des débats théologiques sur la nature du Christ, remarquons ceci : Thomas ne retrouve pas son maître, il découvre l’identité profonde de Jésus, il découvre Dieu en Jésus Ressuscité ; et non seulement le Dieu vivant et vrai mais son Dieu. Il dit mon Seigneur et mon Dieu ! Thomas fait l’expérience de la rencontre de Dieu en Jésus-Christ. Cela dépasse les faits, cela va au-delà de tout raisonnement, cela dépasse ce que l’homme peut faire, cela vient de Dieu. Thomas reçoit la foi de Dieu. Il croit que Jésus est dans le Père et que le Père est en lui (cf. Jean 14, 1-11). Ce que les disciples n’avaient pas encore saisi sur les chemins de Galilée, Thomas le saisit. Mystère et joie de la foi.
Qu’en est-il de nous ? Sommes-nous condamnés à regarder en spectateur l’expérience de la rencontre de Thomas avec Jésus, à observer de loin le passage de l’incrédulité à la foi ? Non, car l’Ecriture déclare : Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru ! (Jean 20, 29) Autrement dit, l’expérience de Thomas, sa rencontre avec le Christ est encore possible pour nous aujourd’hui. Nous pouvons suivre Thomas dans la nuit de la foi et nous pouvons aussi faire une semblable rencontre et dire à notre tour Mon Seigneur et mon Dieu !
En effet, si l’on jette un dernier regard à l’Evangile, nous y verrons les indices d’une espérance presque folle : le Ressuscité apparaît aux disciples d’abord le premier jour de la semaine (Jean 20, 19) puis à Thomas huit jours après (Jean 20, 26), c’est-à-dire à chaque fois, un dimanche, le jour du culte chrétien. De plus, le Christ adresse toujours la même salutation : Que la paix soit avec vous ! (Jean 20, 19.21.26), salutation liturgique, encore en usage chez nos frères luthériens et catholiques.
L’Ecriture décrit donc à la fois, en les superposant, l’expérience historique des premiers apôtres et l’expérience liturgique des premiers chrétiens qui célèbrent la résurrection du Christ le dimanche en assemblée. Ainsi, apparaît la conviction que ce que les apôtres ont expérimenté, les chrétiens peuvent aussi l’expérimenter, par d’autres voies, notamment lors du culte. Le culte n’est donc pas l’enchaînement de belles paroles à propos de Jésus, le culte est lieu de la manifestation de Jésus-Christ. Oui, quoiqu’on en dise, Jésus ce matin est au milieu de nous comme il fut au milieu de ses disciples jadis (cf. Matthieu 18, 20).
Si bien que si nous sommes arrivés incrédules ce matin, c’est-à-dire assoiffés de Dieu et en même temps dépourvus de lui, il peut se montrer à nous, nous pouvons nous saisir de lui, comme Thomas en son temps. Aujourd’hui, Dieu se montre.
Alors cessons les discours, et prions un moment :
Seigneur,
Ta Parole nous donne la force de sortir du doute où nous nous cachons pour confesser notre incrédulité.
Ta Parole nous donne le courage de refuser de croire.
Ta Parole nous donne le courage de prier, de crier de tout notre être : tant que nous ne ferons pas ta rencontre, nous refusons de croire.
Nous refusons de croire et nous t’appelons.
Montre-toi, descends en nos cœurs, emplis notre être. Nous t’attendons.
Et puisque refuser de croire c’est déjà croire, en attendant de confesser notre foi avec Thomas, nous faisons nôtre cette prière de ton Evangile (Marc 9, 24) :
Je crois ! viens au secours de mon incrédulité !
Montre-toi Seigneur Jésus.
Amen !
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