Que nous est-il permis d’espérer ?

Lectures Bibliques : Romains 8,18-30 – Matthieu 13,24-30 – Marc 10,17-27

Prédication :

La fidélité éprouvée provoque l’espérance et l’espérance ne trompe pas… dit l’apôtre Paul. L’espérance ne trompe pas… Est-ce que cela se vérifie réellement ? Est-ce que nous pouvons construire notre vie sur de l’espérance ? Et d’ailleurs, que nous est-il permis d’espérer concrètement ? Si nous partons du constat que je formulais la semaine dernière d’une catastrophe écologique inéluctable, faut-il nous tourner vers l’au-delà ? La question du jeune homme riche semble, dans ce cas, tout à fait pertinente : Bon maître, que dois-je faire pour recevoir la vie éternelle en partage ? Mais qu’en est-il de ceux qui ne croient pas en Dieu ? Dans ce cas, la question angoissée des disciples à Jésus résonne plus que jamais : Alors qui peut être sauvé ? Si nous refusons le constat pessimiste du « déjà trop tard », est-il encore possible de sauver le monde ? Par la démocratie ? L’’utopie ? Une nouvelle mondialisation à réinventer ? Nous voilà ramenés à la question des serviteurs de la parabole du bon grain et de l’ivraie : Veux-tu que nous allions arracher l’ivraie ?

Sortant du culte la semaine dernière, une personne de notre Eglise me disait : « Ce n’était pas très gai ce matin ! ». Un peu plus tard, je recevais un sms d’une autre personne ayant lu la prédication et qui m’exprimait à la fois son intérêt (partagé par les plus de 500 personnes qui ont regardé la vidéo sur Facebook) et sa déception : « Peut-on se limiter à espérer, pour soi, une place au sein de la nouvelle arche ? Connaître le danger mais ne pas réagir n’est-ce pas une illustration du « après moi le déluge » ? Le chrétien n’a-t-il pas justement un devoir d’optimisme et d’engagement ?

Deux reproches donc, sur lesquels je veux continuer notre réflexion ce matin :

  1. le chrétien a-t-il un devoir d’optimisme ou au contraire devoir de lucidité même si le constat semble pessimiste ?
  2. le chrétien a-t-il un devoir de militantisme et d’engagement ou au contraire l’espérance nous tourne-t-elle vers un au-delà démobilisateur pour ici ?

Avec la première question, je reviens vers l’Evangile. Au jeune homme riche qui espérait pouvoir acquérir la vie éternelle, Jésus le regarda et se prit à l’aimer : « Une seule chose te manque : va, ce que tu as, vends-le, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel et puis viens et suis-moi. » OK, tu veux sauver le monde de la catastrophe qui s’annonce ? Alors il te faut prendre les décisions radicales qui s’imposent et entrer dans la décroissance, sortir de l’idéologie d’une croissance infinie dans un monde fini, apprendre à perdre, à renoncer à ton confort… Je pense ici à un magnifique texte de Fred Vargas (l’écrivain à succès) en 2008 : « Depuis cinquante ans que cette tourmente menace dans les hauts-fourneaux de l’incurie de l’humanité, nous y sommes. Dans le mur, au bord du gouffre, comme seul l’homme sait le faire avec brio, qui ne perçoit la réalité que lorsqu’elle lui fait mal. Telle notre bonne vieille cigale à qui nous prêtons nos qualités d’insouciance. Nous avons chanté, dansé.

Quand je dis « nous », entendons un quart de l’humanité tandis que le reste était à la peine. Nous avons construit la vie meilleure, nous avons jeté nos pesticides à l’eau, nos fumées dans l’air, nous avons conduit trois voitures, nous avons vidé les mines, nous avons mangé des fraises du bout monde, nous avons voyagé en tous sens, nous avons éclairé les nuits, nous avons chaussé des tennis qui clignotent quand on marche, nous avons grossi, nous avons mouillé le désert, acidifié la pluie, créé des clones, franchement on peut dire qu’on s’est bien amusés.

On a réussi des trucs carrément épatants, très difficiles, comme faire fondre la banquise, glisser des bestioles génétiquement modifiées sous la terre, déplacer le Gulf Stream, détruire un tiers des espèces vivantes, faire péter l’atome, enfoncer des déchets radioactifs dans le sol, ni vu ni connu. Franchement on s’est marrés. Franchement on a bien profité. Et on aimerait bien continuer, tant il va de soi qu’il est plus rigolo de sauter dans un avion avec des tennis lumineuses que de biner des pommes de terre. Certes. Mais nous y sommes. A la Troisième Révolution. (…) Il y a du boulot, plus que l’humanité n’en eut jamais. Nettoyer le ciel, laver l’eau, décrasser la terre, abandonner sa voiture, figer le nucléaire, ramasser les ours blancs, éteindre en partant, veiller à la paix, contenir l’avidité, trouver des fraises à côté de chez soi, ne pas sortir la nuit pour les cueillir toutes, en laisser au voisin, relancer la marine à voile, laisser le charbon là où il est. (…) S’efforcer. Réfléchir, même. Et, sans vouloir offenser avec un terme tombé en désuétude, être solidaire. Avec le voisin, avec l’Europe, avec le monde. Colossal programme que celui de la Troisième Révolution. (…) A ce prix nous danserons, autrement sans doute, mais nous danserons encore. »[1] Mais, dit l’Evangile de Marc, à cette parole, le jeune homme s’assombrit et s’en alla tout triste, car il avait de grands biens. Regardant autour de lui, Jésus dit à ses disciples : « Mes enfants, qu’il est difficile d’entrer dans le Royaume de Dieu ! Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu. » Ils étaient de plus en plus impressionnés ; et ils se disaient entre eux : « Alors, qui peut être sauvé ? » Le devoir de lucidité prime, me semble-t-il, sur le devoir d’optimisme. L’Evangile de Marc pose sur nous un regard qui démystifie notre manière de fonctionner et dévoile les logiques souterraines qui régissent notre manière de vivre pour mettre en lumière le cercle vicieux : la démographie du monde augmente alors que les ressources énergétiques diminuent. Plus nous sommes nombreux à vouloir consommer, plus la planète se réchauffe. Moins il y a de ressources et plus il y a de tensions et d’avidité devant les bénéfices à tirer de la raréfaction. Qui peut être sauvé ? Fixant son regard sur eux, Jésus dit : « Aux hommes, c’est impossible, mais pas à Dieu, car tout est possible à Dieu. »

Ce qui nous amène à la seconde question qui interpelle notre quiétisme supposé : les chrétiens sont-ils en train de se réfugier dans la prière, dans un « arrière-monde » que dénonçait Frédéric Nietzsche ? Ne devrions-nous pas entrer en résistance une fois encore, nous mobiliser, nous engager, nous laisser « mili-tenter » ? Revenons une fois encore vers l’Evangile. Jésus nous raconte cette parabole du bon grain et de l’ivraie et devant les désordres du monde, les serviteurs du maître de maison vinrent lui dire : Seigneur, n’est-ce pas du bon grain que tu as semé dans ton champ ? D’où vient donc qu’il s’y trouve de l’ivraie ? Il leur dit : c’est un ennemi qui a fait cela. Les serviteurs lui dirent : « Veux-tu que nous allions l’arracher ? » Nous avons tous entendu l’appel de Pierre Rabhi, ce sage qui a grandi dans le milieu protestant ardéchois près de Vallon-Pont-D’arc et qui rapporte la légende amérindienne du colibri : Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit : « Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu !  » Et le colibri lui répondit : « Je le sais, mais je fais ma part. » Mais nous le savons tous, en réalité les décisions sont politiques et la dimension dépasse très largement nos petites indignations personnelles. Nous devrions agir pour la planète en nous engageant pour obtenir le label « Eglise Verte » et ma maison en bois en Cévennes essaie d’être passive mais les véritables enjeux sont planétaires et donc politiques. Les chinois, les indiens, les africains toujours plus nombreux, consomment toujours plus d’énergie, aggravant chaque jour un peu plus la situation tandis que les Etats-Unis et la vieille Europe refusent de réduire leur train de vie… Veux-tu que nous allions arracher l’ivraie ? demandent les serviteurs… Et le maître de maison de répondre : Non, dit-il, de peur qu’en arrachant la mauvaise herbe, vous ne déraciniez le blé en même temps. Laissez-le croître ensemble l’un et l’autre jusqu’à la moisson ; et au temps de la moisson, je dirai aux moissonneurs : Ramassez d’abord l’ivraie, et liez-la en bottes pour la brûler ; quant au blé, recueillez-le dans mon grenier. Mais c’est complètement absurde me direz-vous ! Il va être trop tard et Jésus nous demande de baisser les bras ? Oui c’est absurde. Je le reconnais. Toute la situation est absurde, d’ailleurs. Absurde l’homme qui scie la branche sur laquelle il est assis. Absurde cette incapacité à voir la réalité en face pour prendre les bonnes décisions. Absurdes ces grandes déclarations d’intention qui ne sont jamais suivies d’effets. Absurdes ces grand-messes médiatiques et ces postures dénonciatrices. Je refuse de me laisser fasciner par toute cette ivraie qui occupe l’espace médiatique et politique. J’entends avec force l’appel de la parabole à renoncer à jouer aux justiciers, aux redresseurs de tort et aux donneurs de leçons qui ne seront jamais mises en œuvre. Laissez-le croître ensemble l’un et l’autre jusqu’à la moisson… J’entends avec force l’appel de l’Evangile à faire le saut dans l’absurde de la confiance malgré tout : Fixant son regard sur eux, Jésus dit : « Aux hommes, c’est impossible, mais pas à Dieu, car tout est possible à Dieu. » J’entends avec force l’apôtre Paul quand il déclare aux Romains : J’estime en effet que les souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire qui doit être révélée en nous. Car la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu : livrée au pouvoir du néant, elle garde l’espérance car elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption, pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu. La création aussi sera libérée de la corruption. Le salut qui nous est promis n’est pas réservé aux croyants mais bien à la création tout entière qui gémit encore dans les douleurs de l’enfantement…

Alors, par la foi et dans l’espérance de la résurrection qui nous est promise, je décide de ne plus me laisser fasciner par l’ivraie. On ne construit rien sur le malheur, sur la culpabilité, sur la dénonciation. On ne nourrit personne avec de l’ivraie. Et vouloir l’arracher risque d’entraîner la perte d’un seul grain de blé. Or nous dit la parabole, pour construire le monde nouveau, nous aurons besoin de chaque grain de blé et nous ne pouvons pas prendre le risque d’en perdre un seul. Alors, certes je n’ignore rien de l’existence de l’ivraie, je connais et je vois avec beaucoup de lucidité les logiques mortifères qui sont à l’œuvre, mais par la foi et dans l’espérance du monde nouveau, je choisis de porter mon regard sur le bon grain et d’investir sur la vie. Parce que je connais le danger, je sais la mort qui œuvre, je choisis la vie. C’est ma part dans l’Alliance que Dieu fait avec chacun d’entre nous dans le livre du Deutéronome (30,19-20) : J’en prends à témoin aujourd’hui contre vous le ciel et la terre : c’est la vie et la mort que j’ai mises devant vous, c’est la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie pour que tu vives, toi et ta descendance, en aimant le Seigneur ton Dieu, en écoutant sa voix et en t’attachant à lui. C’est ainsi que tu vivras et que tu prolongeras tes jours… Chers amis, l’espérance est un combat. Un combat contre la peur d’abord : L’Esprit vient en aide à notre faiblesse, car nous ne savons pas prier comme il faut… Nous savons que tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu… L’apôtre Paul nous parle ici de cette prédestination qui doit nous libérer de l’angoisse. Il ne s’agit pas de baisser les bras et de nous réfugier dans le quiétisme et la prière mais bien de décider d’investir sur le beau, sur la vie, sur le bon grain. Voilà pourquoi je suis ce qu’on pourrait appeler un pessimiste confiant. Parce que mon Dieu est le Dieu des vivants.

En 2005, Raphaël Picon écrivait : « Les évangiles sont proprement stupéfiants ! Une pure folie les agite !  Ils nous racontent tant et tant de miracles, ils sont pleins de guérisons sensationnelles et même de résurrections qui défient l’imagination. Jésus irradie d’une vie qui reprend sans cesse le dessus, qui transperce la tombe, qui fait chavirer la mort ; il nous laisse bouche bée, nous saisit par tant d’audace et nous sidère par tant d’exagérations confondantes. Car, oui, il y a bien quelque chose de scandaleux dans cette folle passion pour la vie. Là où, de guerre lasse, nous aurions pu souhaiter ne plus y croire et nous en remettre à l’ordre des choses, à la fatalité, là où peut-être nous aurions préféré nous murer dans le doux souvenir de nos morts, l’Évangile nous rappelle son terrible commandement : « Laisse les morts enterrer leurs morts ! » (Mt 8,22) Vous, les vivants, vous êtes faits pour la vie !  C’est pour nous révéler cela que l’Évangile déploie, patiemment, page après page, le rouleau compresseur de la vie. On aurait donc bien tort de se satisfaire de définitions trop rationnelles, trop recevables, et finalement trop minimales de la résurrection. Pour faire le poids face au scandale de la mort que révèle, dans toute sa brutalité, la croix, il faut bien toute l’intensité spectaculaire de la prédication de Jésus. Il faut bien cette prodigalité fabuleuse de vie pour nous inviter à croire l’incroyable, pour nous ouvrir à la possibilité de croire l’impossible : la vie est plus forte que la mort. Dans les évangiles, le surnaturel, la démesure, le merveilleux, tout ce qui bien souvent gêne nos sages sensibilités et nos esprits timorés, sont donc autant de ruses pour dire la vie en excès, la vie malgré tout. Le Dieu du dimanche de Pâques, le Dieu de la pierre roulée du tombeau, n’est pas un Dieu raisonnable, c’est un Dieu extravagant. »[2]  Voici, nous dit-il, je fais toutes choses nouvelles ! (Apo 21,5)

[1] Fred Vargas « Nous y sommes », sept 2008, EuropeEcologie.fr

[2] Raphaël Picon, in Evangile et Liberté, mars 2005

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