Puissance et faiblesse

 

Frères et sœurs nul doute que l’idée centrale de ce passage de la deuxième épitre de Paul aux Corinthiens est la suivante, le Seigneur répondant à l’apôtre Paul : « Ma grâce te suffit »

« Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse ».

En effet, à l’apôtre qui demande au Seigneur (supplie le Seigneur) d’éloigner de lui l’ange de Satan, le Seigneur répond : « Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse ». 2 Co 12, 9
C’est une idée étonnante : N’y a-t-il pas en effet une contradiction à ce qu’une puissance s’accomplisse dans une faiblesse ? La faiblesse n’est-elle pas justement le manque de puissance, le manque de force ? Lorsque l’on dit d’une personne malade, âgée, ou trop jeune qu’elle est trop faible pour faire telle ou telle chose, cela signifie en général qu’elle manque de force (asthénie), de ressource, qu’elle n’a pas assez de puissance… Puissance et faiblesse semblent donc antithétiques, contradictoires.

C’est une idée étonnante mais c’est aussi et surtout une idée qui peut paraître choquante, surtout sur le plan religieux. En effet, d’habitude, les gens se réfèrent à Dieu pour la force qu’on suppose qu’il a et qu’à l’inverse l’humain n’a pas. En général les gens invoquent Dieu pour qu’il intervienne en donnant cette force ou puissance qu’eux n’ont pas et qu’ils aimeraient avoir. Et du coup ils espèrent bien que si la puissance venue de Dieu les aide à remporter des victoires c’est également une preuve que Dieu est avec eux et donc que ça légitime leur combat, leur démarche, leur posture. Le désir de puissance est toujours un désir de légitimation, un désir lié à l’identité. La puissance de Dieu n’est-elle pas du reste construite en miroir de l’impuissance humaine ?

L’homme est mortel, Dieu est immortel,
l’homme est fini et limité, Dieu est illimité et infini,
l’homme ne peut pas grand-chose et ne sait pas grand-chose,
Dieu est omnipotent et omniscient.

Autrement dit, l’homme n’est pas sûr de qui il est, à l’inverse, ce que Dieu est est évident et incontestable. Ceci à tel point que les premiers psychanalystes avec Freud ont posé la question suivante : De la même manière que l’enfant fragile voit ses parents comme des dieux, est-ce que l’humain ne se construit pas un dieu à l’image du père de la petite enfance ? Est-ce que les hommes n’ont pas besoin de se légitimer, de se rassurer avec un dieu à leur image inversée ? Et en effet, il faut être très vigilant quand on invoque la puissance, parce que le désir de toute puissance inscrit en l’homme est tellement fort et fondamental qu’il est très vite entaché, récupéré par le péché : à travers cette puissance c’est notre divinisation que nous recherchons trop souvent. Et c’est justement ce qui se passe à Corinthe et qui pousse l’apôtre Paul à réagir.

En effet, à Corinthe, il y a un tas d’apôtres qui s’estiment supérieurs à Paul. Ils estiment faire plus de miracles que lui, ils estiment mieux prêcher que lui, bref ils estiment être plus fort que Paul, être plus puissant plus charismatique que lui et donc avoir une autorité et une légitimité plus grande que lui.  Bien évidemment, une telle compréhension de l’apostolat a forcément des répercussions sur la manière de comprendre l’Évangile lui-même, c’est pourquoi Paul n’a pas cédé et leur a tenu tête en écrivant ses épitres. Or justement, pour se défendre, Paul aurait logiquement dû surenchérir en montrant que non seulement face à eux il faisait le poids, mais même qu’il les dépassait en produisant plus qu’eux, en en faisant plus, en en montrant plus. On se doute alors que l’apôtre a dû y réfléchir à deux fois avant de répondre aux attaques. Parce que d’un côté, il avait parfaitement conscience que la logique du toujours plus c’est la logique même du péché, de l’orgueil et en définitive de la guerre contre Dieu et les autres. Et en même temps, il savait aussi que ne rien répondre c’était perdre sa crédibilité et son autorité et risquer de laisser ses adversaires transformer l’Évangile en délire du toujours plus, et abandonner la communauté aux funestes égarements de l’orgueil.

Un sage peut se permettre de mépriser la parole et la logique des prétentieux parce qu’il est seul. Mais un apôtre qui a le souci de la communauté, lui, ne le peut évidemment pas. D’un côté, comment les faire taire sans surenchérir sur eux et donc entrer dans leur jeu et ainsi les rendre victorieux ? C’est là que l’apôtre, évitant le piège, a indiscutablement été éclairé par l’Esprit du Christ en se référant à la voie de l’Évangile. En se référant à l’idée que la volonté de puissance humaine, cette volonté en définitive destructrice et ruineuse n’a pas été confondue et vaincue en Christ par un surcroit de puissance ou une force venue de Dieu, mais au contraire qu’elle a été vaincue et confondue par l’abaissement de Dieu en Christ. Au fond, si la volonté de puissance s’est révélée être la force même du péché, en Christ, Dieu ne l’a pas confondue et vaincue par un surcroit de puissance. Mais il l’a confondue et vaincue au contraire par un abaissement, cet abaissement dont la croix est le symbole. Je cite : « ma grâce te suffit car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse » c’est précisément ce que Christ a manifesté, lui qui justement a refusé les avances du diable qui proposait de prendre la tête des pouvoirs et des puissances, il s’est au contraire abaissé au plus bas pour que Dieu ne soit plus confondu avec le diable, et afin que la puissance de Dieu ne soit plus confondue avec le péché.

L’élévation proposé par le diable, c’était une élévation par la puissance, or la véritable élévation comme le formule magistralement l’Évangile de Jean c’est l’élévation sur la croix c’est à dire en fait un abaissement. Non pas l’abaissement de la défaite, mais au contraire l’abaissement comme victoire sur le péché comme désir de toute puissance. Si nous comprenons – et je reconnais bien volontiers que ce n’est évidemment pas facile – que la croix est le lieu de la puissance de Dieu, qu’à la croix Dieu se révèle dans la puissance comme il ne s’est jamais révélé, qu’il s’y révèle plus puissant encore que lorsqu’il a battu le pharaon ou qu’il a ouvert la mer en deux pour libérer son peuple, alors on comprendra que « ma puissance s’accomplit dans la faiblesse » – parole du Seigneur. On comprendra du même coup qu’à chaque fois qu’on cherche la puissance de Dieu dans le prolongement de la puissance des hommes, ce n’est pas sa puissance qu’on trouve mais le péché et ce n’est pas lui qu’on cherche mais le diable, que ce soit en toute bonne foi n’y change rien.
Après tout, si Dieu est si puissant comme les hommes de tous les temps le disent, est-ce que cela le rend captif de notre désir de puissance en l’enchainant à lui à la place où on l’attend ou est-ce qu’il ne craint pas d’apparaître selon sa libre Seigneurie dans l’abaissement radical que l’homme fuit et craint ?! Le véritable Dieu n’est pas dans un quelconque prolongement idolâtrique de l’homme ni dans une vaine proximité mensongère mais il est dans sa radicale altérité, dans sa radicale liberté.

La croix en est la juste distance.

Mon frère, ma sœur, reçois et médite cette parole du Seigneur : « Ma grâce te suffit – dit le Seigneur, car ma puissance s’accomplit dans ma faiblesse ».

Evangile de Jésus-Christ, parole de vie, parole dans notre vie éclairée et ressuscitée.

Amen.

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