Le médecin de campagne…

 

Frères et sœurs, ce matin c’est à une situation de crise que nous sommes confrontés, et cela à bien des égards. Je parle de ce qui se passe dans notre évangile bien évidemment.
Une situation de crise comme nous en trouvons à bien des moments et auxquels nous sommes aussi malheureusement confrontés dans nos existences. Non l’Évangile que nous venons d’entendre n’a rien de mythique, malgré l’aspect miraculeux des guérisons qui nous sont rapportées, c’est encore une fois une parole pour nous, une parole d’aujourd’hui.
Jésus continue son voyage en Palestine, sa réputation est faite, il a professé de nombreux enseignements de sagesse, il a chassé des démons, il est reconnu comme celui qui sauvera le peuple judéen de l’occupant romain, reconnu par beaucoup comme le héros annoncé par les prophètes. Quel programme ! Et un beau jour, débarquant de l’autre côté de la mer de Galilée les foules en masse se mettent à l’entourer. on ne sait pas pourquoi, pour l’apercevoir, pour obtenir quelque chose de lui ? Par simple curiosité ? Nous l’ignorons. Mais de cette foule deux personnes sortent de l’anonymat, ou plutôt presque deux, la deuxième est une femme, et donc par nature un peu anonyme, patriarcat ambiant des littératures anciennes, j’en veux pour preuve, son nom n’est pas mentionné.
L’autre personne, un homme, Jaïros, chef de synagogue nous dit le texte. Probablement pharisien, un docteur de loi qui devait avoir une foi bien solidement ancrée dans les textes bibliques qu’il se devait de connaître parfaitement.
Et cette femme, c’est l’opposée de Jaïros, femme, pas de visage, pas de nom, pas de fonction, pas d’aspect, rien ne nous est dit sur son physique si ce n’est qu’elle est souffrante, très souffrante. Et que du fait de sa maladie elle a perdu beaucoup, tout son bien, à cause des médecins qui n’ont jamais rien pu faire pour elle, mais sa perte la plus grande, c’est toute la reconnaissance social, elle est ostracisée, elle est au banc, de la société, cette femme sans nom ce n’est plus qu’un fantôme tourmenté. Son mal, la perte de sang était une cause d’impureté catégorique dans les lois rituelles anciennes.

Deux personnages donc, l’un au sommet de l’importance sociale, et l’autre au rebut, une indésirable. Et au milieu cette foule menaçante, cette foule emportant tout, cette foule écrasante ayant même raison de Jésus. Et tout au long de notre péricope nous aurons les destins mêlés de ces deux personnes que tout opposait, réunis dans l’adversité. Ces deux personnes qui ne devaient jamais se rencontrer vont obtenir secours par l’entremise d’une seule personne, Jésus. Et ça c’est un premier miracle. Les frontières de séparation qui soutenaient un monde par l’exclusion s’effondrent ici. Ces deux personnes que tout oppose vont obtenir simultanément le sauvetage qu’elles espéraient. C’est inouï, figurez vous aujourd’hui les riches et les pauvres, les puissants et les ostracisés vivant à la même enseigne dans un même monde, nous n’y croyons même plus.

Ces deux personnes réussiront à se frayer un chemin dans la foule et obtiendrons de manières bien différentes ce qu’elles espéraient et demandaient toutes deux, la vie, rien que la vie.

La vie pour elle, vécue en dignité, guérie de la tourmente pour marcher relevée et la vie pour lui, la vie de sa fille, la vie de son enfant, celle qu’il avait de plus cher.

Ce chef de synagogue, homme public qui interpellera Jésus comme il le fallait, au milieu de la foule en le suppliant à genoux, interrompant par sa harangue le cour de la marche, et à l’inverse, la femme souffrante, complètement invisible, que même Jésus ne verra pas et qu’il devra rechercher. Qu’il devra rechercher et que les disciples n’aideront pas, ne reconnaissant pas l’individualité de celle qui avait besoin de lui, « Tu vois la foule qui te presse et tu demandes : qui m’a touché ? » lui disent ils. Cela ne réussira pas à lui faire changer d’idée. Jésus à reconnu une personne qui avait besoin de lui et elle ne sera pas dissolue dans la foule, ce à quoi son anonymat la destinait, et à partir de ce moment la scène ne se passera plus qu’entre elle et lui. Plus de bruit, plus de foule, un face à face. Cette femme dans la douleur, condamnée par la maladie depuis 12 ans, courbée et invisible et Jésus qui l’ayant cherché l’a trouvé. Cet effort du Christ qui ne laisse pas celle qui s’est emparée d’un peu de sa force repartir soulagée sans un regard, sans une parole. Ce n’est pas un soin comptable que celle ci obtint du Christ, elle le toucha, sentît en elle le départ du mal mais ça ne pouvait pas suffire, il fallait une parole « Ma fille, ta foi t’a sauvée ; va en paix et sois guérie de ton mal. »

Il fallait cette bénédiction, cet envoi dans la paix, annonciateur d’une vie nouvelle vécue libérée de la condamnation à la souffrance. Ce droit de la vie en paix et hors de son mal auquel cette femme a prétendu 12 ans durant et qu’elle n’a pas abandonné, ici cette patience et cette abnégation force l’admiration, elle a forcé l’admiration même de Jésus. Nous dirions, laisse tomber, c’est foutu que nous serions complice de ce mal et bourreau à côté de la maladie. Chaque effort vers une vie dans la paix est une mission évangélique, chaque pas d’une vie difficile sur le chemin de paix en dépit d’une souffrance chronique est une mission sacrée, cette femme alla jusqu’au bout et au contact de son espoir le plus fou avec Jésus fut libérée de sa condamnation et pour cet espérance folle en dépit de sa condamnation fut appelée « ma fille ». A nous qui continuons malgré tout à croire malgré les souffrances du monde, nous sommes ses enfants. A nous qui parfois ne pouvons plus que mettre un pas devant l’autre dans une obscurité qui met toujours trop longtemps à se dissiper, anonymisés, abattus par nos deuils, ensevelis par le cours du monde et cette société qui fonctionne très bien sans nous et qui semblerait nous faire comprendre que nos souffrances sont preuves que nous ne sommes pas adaptés, que nous ne sommes pas fait pour ce monde, que nous lui coûtons cher à cette société si parfaite. Et nous perdons jusqu’à nos noms, jusqu’à nos identités, jusqu’à nos raisons d’être. Sauf que sur ce difficile chemin il y a quelqu’un qui nous cherche et qui nous dit « ma fille », « mon fils, ton espérance te porte, elle est ton salut, lumière de ton sentier, va en paix, et sois guéri de ton mal ». Voilà ce qui se joue ici.

Et que vient troubler ce face à face, des gens qui viennent annoncer la mort de la fille de Jaïros et par conséquent l’inutilité de la visite de Jésus.
« Pourquoi embêter encore le Maître. » en voilà une parole raisonnable, en voilà une parole consensuelle et censée. Mais qu’en faire. Que faire d’une parole consensuelle et censée entre un homme qui souffre et son Dieu ? C’est hors de propos. Ici ce n’est pas l’annonce fatale qui arrangera quelque chose. Ça sera la conduite amicale et le réconfort fraternel. Jésus suivra Jaïros. Il le suivra jusqu’au lieu où se tient la jeune fille. En dépit d’une dure réalité à laquelle quelqu’un croyant avoir compris l’enseignement de Jésus aurait rétorqué : « entends ces gens qui te rapportent les faits, laisse les morts enterrer leurs morts, pleure ta fille et passe donc à autre chose. » Quelle dureté, à la réflexion, quelle insensibilité de la foule et des proches de Jésus et de Jaïros. Quelle insensibilité qui trouve écho dans notre monde où les annonces de malheurs sont tellement courantes et réinterprétées par le prisme d’un pseudo « ordre du monde » où sans le percevoir nous hiérarchisons la souffrance des gens et décrétons pour qui il serait plus juste de souffrir, et dans ce système nous en venons même à trouver des décès justifiés, « c’est l’ordre des choses », « c’est la vie », « c’est la faute de leur gouvernement », « finalement ils l’ont un peu cherché n’est-ce pas ? », « quel malheur mais on ne peut pas sauver tout le monde, non ? ». Nous avons endurci et nos cœurs et nos âmes, probablement pour nous protéger, mais nous pouvons nous permettre d’être un peu plus vulnérable aux souffrances du monde sans nous mettre encore en danger il me semble. Jésus ne dira pas à la femme, voilà 12 ans que tu souffres, tu pourras bien souffrir encore 13 ou 14 ans, et puis si tu souffres c’est peut être parce qu’il y a une raison ! Non il ne dira pas cela, et de la même manière il ne dira pas à Jaïros : c’est trop tard, résigne toi ta fille est morte.

Non, Jésus, en dépit de l’issue console Jaïros et le suit, et les deux vont sur le chemin. Jésus entrant dans la maison il se fait moquer, et il renvoie tout le monde. Et ici nous sommes plongés dans l’intime, Jaïros n’est plus, Jaïros n’est plus le chef de la synagogue, il est père. « Mais il met tout le monde dehors et prend avec lui le père et la mère de l’enfant » Est il écrit dans notre récit.

Il est père en deuil. Et avec eux Jésus, et avec eux la mère et avec eux la jeune fille allongée. Nous pourrions nous arrêter ici et constater que pour Jésus la jeune fille n’a jamais été morte mais simplement endormie. Et si c’était vrai et que tout le monde la prenait pour morte et ne laissait plus place à aucun espace de vie pour elle et pour le simple espoir qu’elle pût survivre ? La foule, le monde, l’aurait condamnée. Jésus a accompagné, et a acquiescé à la faible probabilité qu’elle survive. il a suivi Jaïros et l’a accompagné, jusqu’au foyer, jusqu’à la chambre de la jeune fille.

Jésus n’a rien proclamé, il a suivi et a parlé doucement. Ce n’est pas par un magicien que la jeune fille s’est relevée, c’est par un ami, par un témoin d’humanité que sa vie fut restaurée et qu’elle fut relevée. Il ne pouvait pas en être autrement. Ici c’est un homme qui a relevé la jeune fille et qui lui a enjoint de manger pour reprendre des forces. Il n’y avait plus de place pour cette fragile humanité, une foule écrasante, du désespoir, et une résignation tranchante. « Croit seulement lui dit-il. » Croit seulement c’est un conseil qui n’a rien de divin. C’est un conseil d’une humanité profonde pour ceux qui ont perdu leur propre espérance.

Jésus arrive à la maison de Jaïros.

« Pourquoi cette agitation et ces pleurs ? L’enfant n’est pas morte, elle dort. » Avez vous déjà réveillé une enfant en hurlant ? Voyez ici comment Jésus prépare le retour à la vie de celle qui était morte bien trop tôt : il met tout le monde dehors et ne garde avec lui que les plus proches parents, la mère et le père. Et c’est avec la douceur de l’araméen maternel, la langue intime de la jeune défunte qu’il lui enjoindra de se réveiller, comme une mère à son enfant, « Talitha, qoum ». Rien de plus doux, rien de plus simple, rien de plus normal. Pas de prestidigitation, pas de tours de force. Ce cercle intime et familial en opposition flagrante avec la cohue, de cette foule qui maintenant n’est plus, cette foule qui a pour discours les certitudes les plus catégoriques et les exclusions les plus faciles, cette foule qui écrasait celui qu’elle se targuait de suivre. De l’agora à la chambre haute, c’est dans l’espace le plus privé et le plus intime que ce passera l’imaginable qui devait changer la face de notre monde. De la même manière c’est dans la chambre haute que se déroulera le repas et les paroles de l’alliance nouvelle, comme c’est en compagnie de peu qu’il se donnera à reconnaître. C’est parmi la foule immense réunie qu’il sera condamné, et c’est la foule nombreuse qu’il dispersera quand celle ci s’était assemblée bien vite pour lapider la femme adultère.

Nous sommes ici mis en face de deux rédemptions, où pourrions nous dire plutôt : deux sauvetages. Il y a d’un côté la guérison d’un mal désespéré et de l’autre une résurrection, un relèvement si nous traduisons le grec de l’évangile plus littéralement. Et ces deux sauvetages se font dans l’intimité la plus totale, dans la discrétion la plus parfaite et c’est bien troublant. Ici c’est le spectaculaire qui est mortel. C’est le témoignage et la rumeur de la foule qui tue, c’est la perversité des acclamations générales, de nos évangiles jusqu’à aujourd’hui même qui est annonciateur de maux. Ici, en plein bruit du monde, c’est le murmure de la foi que Jésus permet, c’est cette espace de l’intime, cette place pour la Présence qui se fait. C’est cette phrase « croit seulement » qui ne peut qu’être murmurée à l’oreille et qui répugne aux hauts parleurs, c’est cette phrase « croit seulement » qui nous est murmurée et ce murmure changera tout.

Alors de ces sauvetages qui arrivèrent malgré le tourbillon dangereux de la foule, de ces sauvetages de deux personnes que tout opposait, reconnues dans leur humanité, nous ne pouvons que rendre grâce et apprendre.

Apprenons de ce chemin de douceur, et de fraternité, que Jésus  nous montre dans l’intimité de notre foi et de nos cœurs afin de nous donner à nous en particulier la vie et la paix pour notre humanité commune, en souffrance,

Amen.

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