Les enfants ont tant à nous apprendre

Lectures Bibliques : Luc 2,22-32 et Matthieu 18,1-5

Prédication :

 

Siméon reçut le petit garçon dans ses bras et bénit Dieu en disant : Maintenant ô Maître, tu as réalisé ta promesse : tu peux laisser ton serviteur aller en paix. Car j’ai vu de mes propres yeux ton salut… Notre Dieu ne nous a pas envoyé une carte de vœux en ce début d’année, il nous tenu sa promesse. Il y a une grande différence entre les deux. Les vœux n’engagent à rien. Ils ne font que formuler une pensée positive à la limite de la pensée magique. C’est ce qu’on appelle du wishful thinking qu’on traduit en français par « pensée désidérative », du genre « Je vous souhaite tout ce que vous souhaitiez qu’on vous souhaite… mais en mieux ! » A contrario, la promesse engage un avenir que Dieu construit : « N’aie pas peur, Abram ! Je suis ton bouclier et je te donnerai une grande récompense. » Abram répondit : « Seigneur, mon Dieu, que me donneras-tu ? Je suis sans enfant. » (…) Et Dieu lui fait cette promesse : « Observe les cieux, et compte les étoiles si tu y arrives. Comme elles, tes descendants seront innombrables. » (Gn 15,4-6) Au cœur même du doute, quand le roi Achaz se trouve acculé par ses ennemis assyriens, le prophète Esaïe fait de nouveau entendre la promesse : Le Seigneur vous donne lui-même un signe : la jeune femme sera enceinte et mettra au monde un fils. Elle le nommera Emmanuel, Dieu avec nous. (Es 7,14) Du milieu du chaos, quand le peuple a le sentiment d’avoir perdu son patrimoine, son héritage, tout ce qu’on reçoit de ses pères et qui construit son identité, il reçoit la promesse d’un enfant messie : Un rameau sort du vieux tronc de Jessé, une nouvelle pousse sort de ses racines. L’Esprit du Seigneur est sans cesse sur lui. (Es 11,1ss) Par l’enfant qui vient de naître, l’espoir prend corps et sort du wishful thinking… Voici donc : le vieux Siméon tient dans ses bras l’enfant de la promesse et il a le sentiment d’un accomplissement. Il peut désormais s’en aller en paix. Ses propres yeux ont vu le salut. C’est à peu près l’expérience que nous avons partagée ici même dans ce temple lors de la fête de Noël le 15 décembre dernier : des enfants partout, le baptême d’Émilie… et l’arrivée surprise d’un nouveau-né prénommé Emmanuel. Qui n’a ressenti alors quelque chose comme un accomplissement, une promesse en train de se réaliser, un salut à l’œuvre, une résurrection effective et plus seulement espérée ?

En quoi l’enfant est-il à ce point porteur de salut, figure privilégiée de la présence de Dieu parmi nous ? Comment comprendre cela avec profondeur sans verser dans le « jeunisme » ambiant qui voudrait nous faire croire que toute nouveauté est bonne à prendre par principe et que les anciens ne seraient que des conservateurs frileux. Il ne faudrait pas non plus que nous cédions aux sirènes de la régression émotionnelle un peu niaise comme celle qui fait bêtifier les grands-parents au-dessus des berceaux. Et pourtant Jésus est aussi clair qu’insistant. Dans l’Évangile de Matthieu : Jésus appela un enfant, le plaça au milieu d’eux et dit : « Je vous le déclare, c’est la vérité : si vous ne changez pas pour devenir comme des enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux. Ou dans l’Évangile de Marc : Laissez les enfants venir à moi ! Ne les empêchez pas, car le Règne de Dieu appartient à ceux qui leur ressemble. (Mc 10,14). Alors, que représente l’enfance pour qu’elle soit porteuse de révélation divine, de présence de Dieu au milieu de nous, de salut à l’œuvre et de promesse qui se réalise ?

Pourtant, ce n’est pas la manière habituelle de regarder l’enfance. Au regard des parents et des éducateurs, l’enfance serait plutôt un état qu’il faut vaincre en assurant le développement de l’enfant par l’éducation dispensée par les adultes. Les parents doivent « élever » leurs enfants, pour en « faire quelque chose ». Il faut sortir les petits de la condition enfantine qui ne représente au fond qu’un stade préliminaire de l’âge adulte. L’enfant n’est qu’un être humain potentiel à développer : « Arrête de faire l’enfant ! » « Tu ne peux pas te comporter comme un grand non ? » « Bon maintenant je te parle comme à un adulte ! » Ces expressions sont innombrables qui trahissent notre regard condescendant posé sur l’enfance. Regardez par exemple notre manière de rédiger les CV : ils ne sont qu’une longue liste de stations et d’apprentissages… mais dans quel but ? On pousse les enfants à grandir, à toujours apprendre plus et mieux, mais pour en faire quoi au fond ? Croyons-nous vraiment que l’enfance soit un état sous-développé qu’il faut surmonter ? Ne serions-nous pas prisonniers d’une idéologie du « progrès » et de la « croissance » qui valorise toujours le futur au détriment du présent ? Est-ce à dire que le temps vécu dans l’enfance a moins de qualité, moins de valeur, moins d’intensité, moins de présence divine que celui vécu à l’âge adulte ?

Mais, si nous recevons cet appel à regarder l’enfance avec attention, il se peut que nous découvrions en regardant nos enfants et petits-enfants que chaque instant vécu avec eux et auprès d’eux a une signification éternelle qui représente déjà une plénitude de vie. Il se peut également que nous apprenions enfin à leur image qu’une vie « bien remplie » ne se mesure pas au nombre d’années accumulées, ni à ce avec quoi nous les avons remplies mais à la profondeur de l’expérience existentielle vécue dans l’instant présent. Moi je crois profondément que chaque enfant a des droits sur son présent et sa vie d’enfant ne doit pas être sacrifiée sur l’autel du progrès, des projets parentaux et des fantasmes de réussite que nous leur imposons. Je crois plus qu’urgent d’essayer de corriger un système éducatif bien trop axé sur l’injonction à progresser et à apprendre. Ce dont nous avons tous besoin, quel que soit notre âge, c’est un équilibre entre l’expérience jouissive de l’instant présent et l’attente d’un futur à imaginer et à construire, entre l’instant accompli et vécu pleinement et le début d’une nouvelle journée attendue avec l’excitation du moment qui s’annonce. Voilà pourquoi, me semble-t-il, l’enfance devient un trésor à préserver qu’il ne faut absolument pas encombrer trop vite par les inquiétudes et les projets des adultes. Cette autre manière de voir la vie valorise le présent vécu dans l’instant comme un cadeau inestimable que seuls les enfants sont capables de nous offrir. En cela, ils sont porteurs de la grâce de Dieu, de sa présence qui se donne sans se laisser enfermer, qui se livre à nous sans se laisser dompter, dont on jouit de bonheur sans être capable de le provoquer.

Voilà pourquoi l’appel de Jésus à changer pour devenir comme des enfants peut être entendu d’une manière neuve qui ne ressemble en rien à un appel à la régression et qui ne se laisse pas confondre non plus avec le refus de vieillir. Il ne s’agit pas de faire machine arrière, comme le suggère Nicodème qui imagine mal comme retourner dans le ventre de sa mère pour naître une seconde fois (Jn 3,4). Il ne s’agit pas de « re-devenir » un enfant, de « re-tomber » en enfance (constatons une fois de plus l’image dévalorisée de l’enfance). On ne fait pas machine arrière dans sa vie. Il y a un effet cliquet qui empêche de rebrousser chemin. Il nous est demandé de changer notre manière de vivre pour devenir comme des enfants, autrement dit, nous mettre à leur école. Quitter nos prétentions d’éducateurs pour endosser un costume d’apprenti. Nous mettre à l’école des enfants pour apprendre d’eux ce qu’ils ont à nous offrir. Bien entendu, vous n’y recevrez aucun discours, aucune théorie, aucun savoir-faire, aucun travail à fournir, aucun devoir à faire à la maison, aucun carnet de liaison, aucune note, aucune évaluation… Oublions un instant tout ce que nous leur imposons pour nous ouvrir à ce qu’ils nous offrent. Nous y découvrirons alors l’enfance comme le temps des possibilités illimitées, du potentiel de tous les commencements, l’ivresse de la page vierge à écrire. « Ne méprise pas tes rêves de jeunesse » fait dire Schiller dans Don Carlos : ils représentent l’enfance de notre futur, notre état originel protégé par l’insouciance. A l’école des enfants, la vie nous revient à nouveau comme mystérieuse, merveilleuse, pleine de promesses. Nous retrouvons en nous cette source avant les désillusions, avant la découverte de la méchanceté et de l’injustice. Nous retrouvons avec eux et grâce à eux, cette part d’enfance qui nous ancre dans le « tout est possible ». Nous revenons vers l’innocence, vers la pureté, vers le potentiel infini. L’enfance devant alors le véritable symbole de l’espérance. Comme une source à laquelle nous choisissions devenir nous abreuver quand nous retrouvons l’enfant qui sommeille en nous. J’aime cette magnifique citation du philosophe protestant Emerson mise en avant par Maria Montessori, la célèbre pédagogue : « L’enfant est l’éternel Messie qui revient sans cesse dans l’humanité déchue pour la conduire vers le Royaume des Cieux. »

Aux disciples en compétition pour la pole position dans le Royaume des Cieux, Jésus répond : Celui qui reçoit un enfant comme celui-ci par amour pour moi, c’est moi qu’il reçoit. Voilà ce que je retiens aujourd’hui. Chaque enfant né et accueilli représente un nouveau commencement du Royaume, un commencement de vie, originel, unique, incomparable. Nous devrions prendre soin avec la plus grande attention au mystère de ce commencement pour ne pas trop le perturber de nos plans et de nos inquiétudes quant à l’avenir. Puissions-nous quitter notre suffisance d’éducateurs patentés ! Nous y découvrirons qu’à chaque nouvelle vie qui commence, l’espoir d’une plénitude de vie que nous appelons « vie éternelle » s’enrichit d’une nouvelle chance, d’une nouvelle promesse, d’une nouvelle possibilité qui n’existait pas encore hier. Chaque enfant est une nouvelle raison d’espérer voir Dieu habiter chez lui dans ce monde qui nous semble bien trop souvent à l’abandon. Non, notre terre n’est pas abandonnée à elle-même. Chaque naissance vient dire le contraire : Un sauveur nous est né, un fils nous est donné ! La genèse scande son refrain de manière inlassable : il y eut un soir, il y eut un latin : ce fut un nouveau jour. Il en est de même de la naissance d’un enfant : il affermit et confirme la grande espérance de la victoire de la vie.

Au fond, il faut retourner notre perspective habituelle. Chaque naissance n’est pas l’incarnation symbolique de notre espérance de vie (nous ne voyons là qu’un petit être à éduquer) mais bien l’incarnation de l’espérance que Dieu place en nous. Les être humains sont le fruit de l’immense amour de Dieu et de son espérance sans limite : contre toute espérance, Dieu continue d’espérer en nous ! Bien sûr cette espérance sera déçue, trompée, blessée mais jamais supprimée. Chaque enfant porte l’espoir que Dieu place en l’humain malgré nous et malgré tout. Dieu ne se tait pas. Il n’est pas mort : il attend l’être humain. Il espère en moi, en nous. Grâce à Dieu, des enfants continuent de naître ! Amen.

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