La Trinité ou « Dieu est amour »

Chers frères et sœurs, nous sommes le dimanche de la Trinité. En fêtant la Trinité, nous ne fêtons pas la promulgation d’un dogme, certes partagé par tous les chrétiens catholiques, orthodoxes et protestants. Non, nous fêtons bien plus qu’une idée à propos de Dieu : en fêtant la Trinité nous célébrons Dieu, nous célébrons le Dieu qui s’est manifesté en Jésus-Christ comme un Dieu d’amour. La Trinité est une manière, certes un peu difficile, de confesser ce que l’Ecriture nous apprend par ailleurs : Dieu est amour (1 Jean 4, 8).

Ceci étant dit, force est de constater que la Trinité est un dogme difficile qui suscite même chez nous, chrétiens, bien des questions. Il n’est pas rare de l’entendre condamner ou mise de côté au motif qu’elle serait une spéculation abstraite. Et de fait, qui comprend vraiment la Trinité ? Qui comprend ce que l’on veut dire lorsque l’on dit que Dieu est un en trois personnes ? Qui saisit ce que signifie trois hypostases en une seule ousia ou trois personnes en une seule substance ? Peu d’entre nous. La Trinité semble un peu au-dessus de notre portée. Nous la laissons volontiers aux théologiens. Et pourtant… La Trinité apparaît constamment dans nos liturgies, dans la prière de l’Eglise. Pensez-y un instant : nous recevons le baptême et nous faisons baptiser nos enfants « au nom du Père, du fils et du Saint-Esprit » (cf. Mt 28, 19) ; dans le culte, nous sommes souvent accueillis au commencement ou bénis à la fin par le verset trinitaire que nous avons lu : Que la grâce du Seigneur Jésus-Christ, l’amour de Dieu le Père et la communion du Saint-Esprit soient avec vous tous ! » (2 Co 13, 13) ; nous recevons encore la proclamation de la grâce, après la confession de notre péché, « au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit » ; nous confessons aussi notre Foi avec une structure trinitaire dans le Symbole des Apôtres en disant « je crois en Dieu, le Père Tout-puissant … Je crois en Jésus-Christ, son Fils unique … Je crois en l’Esprit-Saint ». Soyons donc attentif au paradoxe suivant : si nous pouvons parfois regarder la doctrine de la Trinité comme une spéculation abstraite, la confession trinitaire irrigue pourtant d’une façon très concrète notre prière communautaire. Le Dieu qui nous accueille, qui nous bénit, qui nous agrège à son Eglise et que nous confessons est le Dieu Père, Fils et Saint-Esprit. La liturgie est donc un indice que la Trinité n’est pas une construction sans rapport avec la vie chrétienne mais qu’elle est au contraire la confession d’un Dieu proche de nous, d’un Dieu qui chemine avec nous. C’est ce fil qu’il nous faut tirer ce matin pour comprendre la Trinité comme une bonne nouvelle, comme un Evangile, pour chacun de nous.

 

Revenons alors à la difficulté de la doctrine, pour une remarque liminaire. Qui comprend véritablement cette doctrine ? Qui peut l’exposer simplement ? Peu d’entre nous, je le disais. Mais justement nous avons là un indice de la force de cette doctrine. Pour le comprendre commençons par cette pirouette de St Augustin : « Nous parlons de Dieu, quoi d’étonnant si tu ne comprends pas ? Si en effet tu comprends, ce n’est pas Dieu. » (Sermon 117). Si tu comprends ce n’est pas Dieu. On pourrait y voir une façon rhétorique de justifier les doctrines les plus obscures. Mais on doit surtout y reconnaître une vérité indéniable : Dieu ne peut être cerné, objectivé, capté par la pensée humaine. Dieu est au-delà de ce que nous pouvons concevoir. Il est radicalement transcendant, il est le Tout-Autre. L’Ecriture dit même qu’il habite une lumière inaccessible (1 Timothée 6, 16). Or, la Trinité ne peut pas être comprise sans que l’on comprenne en même temps que Dieu nous échappe. La Trinité est un dogme qui conserve Dieu comme un mystère sans se cacher derrière un mystère pour se dispenser de penser et de parler. Bref, il est possible de comprendre jusqu’à un certain point que Dieu est un en trois personnes mais au moment où nous le comprenons nous comprenons aussi que cela nous dépasse. Première remarque donc : La raison fondamentale de notre incompréhension relative devant la Trinité est donc le signe paradoxal que nous comprenons ce dont on parle : non pas d’un objet que l’on pourrait cerner mais du Dieu vivant lui-même. Oui, si tu comprends, ce n’est pas Dieu.

 

Ceci étant dit, mettons-nous à l’écoute de l’Ecriture sainte qui se donne à nous ce matin dans la bénédiction de l’apôtre Paul : Que la grâce du Seigneur Jésus-Christ, l’amour de Dieu et la communion du Saint-Esprit soient avec vous tous ! (2 Corinthiens 13, 13). Voyez comme la Trinité y apparaît toujours en relation avec nous : le Fils nous donne sa grâce, le Père son amour et le Saint-Esprit nous fait entrer dans une communion nouvelle avec Dieu et avec les hommes, dans l’Eglise. Voilà un Dieu qui se montre non comme un être absolu, unique au sens de solitaire, mais comme un être-en-relation et en relation avec les hommes. Il va vers nous, Il est avec nous, Il est pour nous, Père, Fils et Saint-Esprit. La Trinité ou le Dieu avec nous.

Pour le comprendre, attachons-nous d’abord à la grâce du Seigneur Jésus-Christ. En commentant ce passage, Calvin note que l’ordre est curieux : on a d’abord la grâce de Jésus-Christ puis seulement l’amour de Dieu alors même que l’amour de Dieu est la source de la grâce accordée en Jésus. L’amour de Dieu est donc, en toute rigueur, premier. Calvin cite d’ailleurs à ce propos l’Evangile de ce jour : Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique afin que quiconque croit en lui ne périsse pas mais qu’il ait la vie éternelle (Jean 3, 16). On voit bien ici l’amour du Père comme source du don du Fils. Et pourtant Paul choisit d’opérer une inversion : d’abord la grâce de Jésus-Christ puis l’amour de Dieu. Et Calvin tire un sens crucial de cette « inversion ». Si nous regardons Dieu, l’amour est premier et la grâce de Jésus seconde car c’est Dieu qui envoie son Fils par amour. Mais si nous regardons à nous-mêmes hors de Jésus-Christ, alors nous ne pouvons nous voir que comme ennemis de Dieu, séparés de lui par notre péché, par notre tendance à vivre pour nous-même en écartant Dieu de notre réalité. Et ce n’est alors qu’en Jésus-Christ que nous connaissons Dieu comme un Dieu d’amour et de pardon. Nous ne pouvons connaître l’amour de Dieu qu’au travers de la grâce de Jésus-Christ (Cf. Romains 5, 6-10). C’est en regardant la vie, la mort et la résurrection du Christ que nous pouvons confesser Dieu est amour.

Il faut insister sur cela. Nous n’avons pas le droit de poser l’amour de Dieu comme un principe abstrait, qui tiendrait à une image idéale de Dieu. Qui d’ailleurs garantirait l’adéquation de cette image ? Et puis nous rencontrerons alors les objections de ceux qui disent : Dieu aurait pu nous sauver sans livrer son Fils. Peut-être… Mais comment aurions-nous su qu’il nous aime et qu’il nous aime tant au point de donner son Fils ? Il nous aurait fallu croire un principe abstrait. Dieu a fait plus que cela, le Fils s’est fait homme et a vécu notre vie, jusqu’au bout. Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique afin que quiconque croit en Lui ne périsse pas mais qu’il ait la vie éternelle (Jean 3, 16). En Jésus-Christ, nous voyons l’amour de Dieu.

 

Approfondissons encore. Etre chrétien c’est croire que Dieu se manifeste en Jésus-Christ. C’est croire que Dieu nous révèle ce qu’il est, qu’il nous communique son essence, sa nature, au travers de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ. C’est partir de l’événement Jésus-Christ pour atteindre l’essence de Dieu. Aller du Fils au Père. Tout cela peut apparaître un peu cryptique et pourtant cela est capital pour la manière dont nous nous vivons devant Dieu. Si nous acceptons Jésus comme Seigneur et que nous cherchons donc à connaître Dieu en Jésus alors nous découvrons qu’il est de l’essence de Dieu d’aimer, et d’aimer comme il nous a aimé en Jésus-Christ. Autrement dit, l’amour de Dieu pour nous n’est pas un accident en Dieu. Ce n’est pas l’œuvre d’une décision arbitraire au sens où Dieu aurait pu ne pas aimer le monde, qu’il aurait pu ne pas nous aimer. Ni décision arbitraire ou momentanée ni sentiment passager, l’amour de Dieu tient à ce qu’il est. Dieu ne nous aime pas par caprice. Non il nous aime parce qu’il est fondamentalement, radicalement, entièrement amour. Or pendant longtemps, et notamment à cause des doctrines de la prédestination – et en particulier la double-prédestination de Calvin – être aimé de Dieu c’était avoir eu de la chance. Avoir eu de la chance d’être compté parmi les élus et non les réprouvés. Pourquoi ? Impossible de le dire : il a élu les uns, réprouvé les autres comme le vent fait tomber une pièce d’un côté ou de l’autre. Si bien que l’on se trouvait, sous l’amour de Dieu comme sous sa colère, en Enfer ou au Paradis, sous la coupe d’un tyran arbitraire dont la volonté régit tout, inexplicable, insondable, capricieuse en fait… « J’ai de la chance que Dieu m’aime sinon… » C’était être à la merci d’un Dieu qu’on ne pouvait connaître.

Aller au Père par le Fils, voir Dieu dans la vie, la mort et la résurrection du Christ c’est justement éprouver pour soi que l’amour que Dieu nous porte n’est en rien une chance, un caprice, une décision inexplicable. Non, l’amour que Dieu nous porte tient à ce qu’il est. Dieu est amour. Dieu m’aime. Dieu m’aime car il est amour. Apprendre cela en Jésus-Christ, c’est certes se délivrer d’un Dieu arbitraire qui, à mon avis, n’est qu’une idole. Mais c’est aussi apprendre que Dieu m’aime en vertu de ce qu’il est. Autrement dit, que je ne suis pas la raison pour laquelle Dieu m’aime. Que ce ne sont pas mes paroles, mes actes, mes pensées qui me valent l’amour de Dieu mais seulement ce que lui est. Voilà pourquoi Paul parle de la grâce de Jésus-Christ qui nous montre l’amour de Dieu : ni dû ni caprice, l’amour de Dieu est grâce. Et si Dieu est amour alors il m’aime éternellement. Voilà le sens de l’élection. Au lieu d’espérer être aimé et accepté de Dieu sans trop savoir pourquoi, c’est maintenant parce que Jésus nous fait connaître Dieu comme un Dieu d’amour que nous nous savons aimés de Lui, aussi sûr qu’il vit.

Devant le Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, nous ne sommes donc plus devant la crainte comme nous le serions devant un tyran. Nous sommes au contraire, devant Dieu et en Jésus-Christ, assurés de son amour. L’amour est l’essence de Dieu, l’amour de Dieu peut donc être le fondement de ma vie.

 

Voilà pourquoi la grâce de Jésus-Christ qui nous ouvre à l’amour de Dieu ne nous laisse pas face à Dieu mais nous fait vivre avec Dieu, nous unit petit à petit à Lui. Voilà pourquoi Paul poursuit : Que la grâce de Jésus-Christ, l’amour de Dieu et la communion du Saint-Esprit soient avec vous tous ! (2 Corinthiens 13, 13) Ce Dieu qui vit, qui n’est pas un absolu mais qui est un être-en-relation et dont l’être-en-relation est l’amour, ce Dieu vivant d’amour nous emporte dans sa vie. Il nous ouvre à la communion qui fait son être. En méditant les Écritures, les Pères de l’Eglise ont parlé de la relation entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit comme d’une péricorèse. Que signifie ce terme ? Cela signifie que l’unité de Dieu tient dans une incessante relation d’amour entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit. C’est l’amour qui permet de comprendre que trois sont un et qu’un est trois. Un amour qui ne fait pas disparaître l’autre tout en s’unissant à lui, voilà l’amour de Dieu. Voilà l’amour que Dieu nous porte, voilà la communion dans laquelle il nous emporte. Dieu ne nous écrase pas de son amour, il nous fait vivre, comme être singulier, unique et pourtant, dans l’Eglise et par l’Esprit, il nous fait entrer dans une relation d’union avec Lui et avec les autres disciples du Christ. Il nous donne aussi, par son Esprit, d’étendre cette communion aux hommes. De les aimer sans chercher à faire disparaître leur être singulier mais sans non plus les livrer à eux-mêmes, dans la solitude. Confesser le Père, le Fils et le Saint-Esprit c’est donc aussi confesser l’image d’une société où l’on ne demande pas à l’autre d’être le même mais où l’altérité n’est pas une barrière à la solidarité, à la communion. Confesser le Père, le Fils et le Saint-Esprit, c’est croire que les hommes peuvent vivre ensemble de l’amour de Dieu, comme une assemblée convoquée par cet amour, que les hommes peuvent former un peuple d’individus qui ne dégénère ni en foule ni en factions. Oui, je vous le concède, c’est croire malgré les faits à cette assemblée, qui n’est d’ailleurs pas une assemblée politique mais une communion spirituelle. En fait, c’est poursuivre le Symbole des Apôtres : Je crois en l’Esprit-Saint, Je crois la sainte Eglise universelle, la communion des saints.

 

Alors, frères et sœurs, que la grâce du Seigneur Jésus-Christ, l’amour de Dieu et la communion du Saint-Esprit soient avec vous tous ! (2 Co 13, 13)

Amen.

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