la parabole des noces

C’est un fait indéniable que nous avons ce matin affaire à un texte violent. Inutile de chercher à atténuer ce constat.
Reconnaître la violence de ce texte et d’autres textes du NT a au moins un mérite : cela nous permet de sortir d’une vision totalement fausse de la Bible (et pourtant très répandue !) consistant à dire que seul l’AT contient des textes violents alors que le NT, lui, serait intégralement fait de douceur et de pondération. Il y a de la violence dans toute la Bible, y compris dans le NT, y compris dans les Évangiles, y compris dans l’histoire de Jésus et dans ses paroles. Tricher avec ce fait n’est pas la bonne manière d’échapper au cercle infernal de la violence. On ne peut pas surmonter la violence (si tant est que la violence puisse réellement être surmontée) en la niant, en prétendant qu’elle n’existe pas, qu’elle n’est présente ni dans la Bible, ni en nous. La violence est une réalité humaine, on peut le déplorer ou s’en réjouir pour tout un tas de bonnes ou de mauvaises raisons, mais c’est un fait.
Et la Bible ne serait pas humaine si la violence n’y occupait pas une place.
Le Christ ne serait pas humain, il ne serait pas notre frère en humanité, si la violence n’avait jamais fait partie de sa vie.
Maintenant, est-ce que ça veut dire que parce que Jésus raconte des paraboles violentes, cela nous autorise à user de violence pour régler nos problèmes ou imposer nos vues par la force ou la contrainte ?
Est-ce que le fait que la violence existe dans la Bible légitime la violence des croyants ?

Bien sûr que non.

Il faut d’ailleurs toujours garder à l’esprit que lorsque Jésus meurt crucifié, c’est pour dire qu’en lui Dieu accepte de subir la violence des hommes précisément pour que s’ouvre pour les hommes un autre chemin que celui de la violence meurtrière. Le fait que le Fils de Dieu meure de la violence des hommes est le signe que Dieu se met du côté des victimes de la violence, et non pas des auteurs de la violence.
Je n’en dirai pas plus sur ce chapitre aujourd’hui, mais essayez de retenir, pour le moment, que la mort du Christ sur la croix interdit qu’on instrumentalise le nom de Dieu pour justifier une quelconque violence, même religieuse et parée de tous les attributs du bien et de la vertu.

Que l’histoire du christianisme soit l’histoire de la trahison de ce principe fondamental, c’est bien là tout le problème. Mais passons…

Venons-en maintenant à la parabole que nous avons entendue. Il est question d’une invitation refusée par ceux qui normalement auraient du y répondre, et acceptée par ceux qui normalement n’auraient même pas du être invités. Il y a comme une sorte de basculement entre le prévu et l’imprévu : ce qui était prévu ne s’est pas réalisé et ce qui n’était pas prévu, c’est ça qui est arrivé.
Il est aussi question d’un homme qui ne répond pas à la question qui lui est posée, ce qui entraîne son rejet dans « les ténèbres du dehors », dit le texte.

Prenons le temps d’explorer posément ces deux questions.

La première : le roi qui a préparé une fête envoie des serviteurs pour appeler les invités. Ces invités réagissent de deux manières : soit ils ne prêtent pas attention à l’invitation, tout occupés qu’ils sont par leurs activités quotidiennes ; soit ils vont carrément jusqu’à tuer les serviteurs.
En réalité le texte suggère peut-être que les deux attitudes sont équivalentes : négliger l’invitation c’est peut-être déjà en soi une forme de violence meurtrière. Toujours est-il qu’une question se pose : pourquoi ce mépris, pourquoi ce déchaînement de violence ? D’autant plus que ce refus de répondre à l’invitation, refus radical au point de tuer ceux qui sont porteurs de l’invitation, débouche sur un surcroît de violence – puisque le roi, en retour, fait mourir les meurtriers. Comme si la violence meurtrière ne pouvait déboucher sur rien d’autre que toujours plus de violence meurtrière. Avons-nous là un exemple de plus d’une morale rétrograde, ce genre de système où la transgression entraîne toujours plus de punition ?

Je ne le crois pas.

Je crois plutôt que ce passage met en évidence une vérité fondamentale de notre humanité : le refus de la grâce. Car qu’est-ce que cette invitation lancée par le roi, sinon la grâce ? La grâce c’est cette fête qui nous est offerte à tous, cette fête qui a été préparée pour nous sans que nous n’y soyons pour rien, cette fête à laquelle nous sommes invités gratuitement, cette fête qui nous invite à nous réjouir comme on se réjouit de recevoir un cadeau.
Cette fête, c’est la fête de la vie.
La grâce c’est la fête de la vie.
Et comme toute fête, la grâce est aussi une manière d’interrompre notre quotidien, toutes nos activités, toutes nos occupations, tout ce qu’il faut faire… L’invitation de la grâce, c’est une invitation à changer de regard sur notre vie, comme pour dire : « Laisse tomber tout ça pour un moment, viens te reposer, viens manger, viens boire, viens te réjouir avec tes amis, viens profiter du cadeau qui t’es donné. Arrête un moment de “faire” et contente-toi d’ “être”, avec les autres invités, et avec celui qui t’invite. »

Et comment réagissent les invités ?
Par l’indifférence et par le meurtre (et je l’ai dit, l’indifférence peut être une forme de meurtre). Ces invités sont tellement pris dans leurs activités qu’ils refusent toute alternative, ils ne veulent pas (ou ne peuvent pas) imaginer qu’on puisse vivre d’autre chose. Ils sont esclaves de leur « faire », et leur refus de répondre à l’invitation qui leur est lancée ne fait que traduire cette confusion dans laquelle ils sont enfermés : pour eux, être c’est faire. Or la grâce met en évidence un autre rapport à la vie : être, ce n’est pas faire, c’est recevoir. Seulement, recevoir ce n’est jamais facile pour l’humain. Recevoir ça veut dire ne pas pouvoir se donner à soi-même, ça veut dire ne pas être autosuffisant. Recevoir c’est se reconnaître manquant et en relation avec un autre. Autrement dit recevoir, c’est reconnaître qu’on n’est pas tout puissant et qu’on n’existe pas par soi-même.
Telle est la vérité profonde de notre humanité : nous ne sommes humains que dans notre manque, qui nous rend disponibles à la relation avec l’autre. Et c’est bien évidemment ce contre quoi nous ne cessons de lutter, avec acharnement (que nous en ayons conscience ou pas). Parce qu’il nous est à tous, quelque part, insupportable de nous savoir manquants et dépendants d’un autre.

On peut alors comprendre sans trop de peine pourquoi les invités refusent l’invitation : s’ils acceptaient l’invitation, il leur faudrait pour un instant cesser d’exister par eux-mêmes grâce à leur travail. Il leur faudrait cesser pour un instant de prétendre vivre sans manque et sans autre. C’est ce refus du manque et de la relation à l’autre qui permet d’expliquer ce déchaînement de violence : tuer le porteur de l’invitation à la fête de la grâce, c’est quelque part tuer celui qui a lancé l’invitation, et c’est donc quelque part aussi tuer celui qui nous rappelle que le cœur de notre vie c’est le manque et la relation à l’autre. C’est pour cela que ces premiers invités sont jugés par le roi comme « n’étant pas dignes » de la fête.
Il ne faut pas se tromper, la dignité dont il est question ici n’a rien à voir avec l’obéissance morale, la pureté ou que sais-je. D’ailleurs, lorsque le roi enverra à nouveau ses serviteurs inviter d’autres gens, il précisera bien que ceux qui seront appelés le seront au hasard des chemins, au hasard des rencontres, sans considération pour leur vertu ou pour leur perfection morale. La salle de fête sera remplie, nous dit le texte, de toutes sortes de gens, « bons et mauvais » … En l’occurrence, être digne de participer à la fête de la grâce ça ne veut absolument pas dire être le meilleur, faire partie des bons, etc…
Ça veut dire simplement répondre oui à l’invitation. C’est tout. Pas plus et pas moins.

En creusant un peu plus, on pourrait même dire que ceux qui sont dignes d’entrer dans la salle de fête sont précisément ceux qui ne se sentent pas dignes à leurs propres yeux. Justement parce qu’en répondant à l’invitation, ils reconnaissent par là-même leur manque et leur besoin d’être en relation avec un autre pour exister. Voilà la grande confusion dans laquelle l’humain est empêtré depuis toujours : nous croyons qu’être digne c’est être sans manque et se suffire à soi-même, enchaîner activité sur activité pour tenter de nous combler, de nous remplir – alors que c’est précisément de croire cela que nous crevons… ou que nous faisons crever les autres.

L’invitation de la grâce est une invitation à ne plus faire reposer nos vies sur nous-mêmes ou sur nos propres forces, à ne plus nous définir nous-mêmes par nous-mêmes, à renoncer à nos lubies de perfection, d’autojustification et de toute puissance, à ne plus demeurer esclaves de nos activités en les laissant définir « qui nous sommes ». Je n’en dirais pas plus sur ce texte aujourd’hui car cela prendrait trop de temps.

Je prêcherai sur la deuxième partie de la parabole dans 15 jours le dimanche 29 octobre. Je vous propose simplement de retenir pour aujourd’hui que notre dignité, nous la recevons de Dieu seul et qu’en lui nous pouvons nous reposer de tous nos orgueils, de toutes nos fatigues ou de toutes nos violences.

L’invitation à la fête de la grâce nous est lancée sans aucune contrepartie.

A nous de la saisir.

Amen !

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