Il y a 15 jours, je vous ai rendus attentifs au fait que cette parabole met en scène la grâce et, surtout, notre manière à nous humains de nous situer par rapport à la grâce.
La violence qui transpire dans cette parabole est avant tout, c’est du moins comme ça que je l’interprète, la violence de notre propre rapport à la grâce.
La grâce rentre en conflit avec notre manière naturelle de vivre et de nous comprendre nous-mêmes.
Très souvent, pour ne pas dire toujours, notre réaction instinctive à la grâce est une réaction de refus, de rejet, de mépris – une réaction plus ou moins violente selon les cas mais, en tout cas, une réaction qui exprime la dureté ou la crispation de nos cœurs dès lors que nous nous trouvons en situation de réponse par rapport à une invitation qui nous est lancée, sans autre justification, sans autre but que simplement « viens et réjouis-toi avec moi ».
Il y a 15 jours, alors que nous lisions et réfléchissions à partir de cette parabole, j’ai particulièrement insisté sur le fait que l’invitation à la fête de la grâce qui nous est adressée nous confronte à deux choses essentielles pour notre vie : le manque et la relation.
Nous sommes des êtres manquants, incomplets et par conséquent nous ne pouvons pas nous suffire à nous-mêmes : nous sommes fondamentalement des êtres de relation, nous n’existons que dans et par la relation avec un autre.
L’appel de la grâce est ainsi une invitation à sortir de notre enfermement naturel, à cesser de nous replier sur nous-mêmes dans une quête illusoire et dangereuse d’autosuffisance ou d’autojustification.
L’invitation à la fête de la grâce est une invitation à nous reconnaître comme des êtres de manque et de relation, et surtout à cesser de croire que le manque et la relation sont de mauvaises choses qui s’opposeraient à notre épanouissement personnel.
Le bonheur d’être vivant, en relation avec Dieu et avec les autres, repose sur le manque. Le manque n’est pas une malédiction, c’est au contraire la chance de vivre en étant ouvert à la présence de l’autre et à sa parole.
Le manque et la relation sont donc une vraie bénédiction, et c’est de cette bénédiction que l’appel de la grâce témoigne pour chacun d’entre nous.
Le problème c’est que notre tendance naturelle au repli sur soi nous fait toujours, dans un premier temps, ressentir cette bénédiction comme une malédiction. Il y en nous quelque chose qui ne supporte pas le manque et l’ouverture à la relation.
Il y a en nous comme un désir d’enfermement qui nous rend bien souvent étanches, hermétiques à l’appel de la grâce.
Une sorte de crispation intérieure qui nous fait rejeter avec violence – même si c’est une violence dont nous n’avons pas toujours conscience -la parole qui nous est adressée.
Une parole qui ne nous demande rien, qui ne pose pas d’exigence ni de condition, mais qui simplement nous invite à prendre le risque de répondre.
Et répondre, qu’est-ce que ça signifie ?
Ça signifie tout simplement accepter d’entrer dans la relation.
Entrer dans la relation en entrant dans la parole, dans l’échange de la parole.
Autrement dit, la parole qui m’est adressée n’a qu’un seul but : permettre l’éclosion de ma propre parole.
Tout simplement me permettre de dire « je », de parler en propre nom, c’est-à-dire tout simplement, en un mot : exister.
Exister c’est vivre, non pas dans un face-à-face stérile avec soi-même, mais dans la relation, dans l’échange de parole avec un autre. Que cet autre soit Dieu, ou le prochain.
L’appel de la grâce n’a donc pas pour vocation de nous écraser sous le poids de la majesté de Dieu, comme si nous étions destinés à ne compter pour rien, comme si nous ne valions pas mieux que des déchets ou des bêtes.
Au contraire : l’appel de la grâce a vocation à nous ouvrir à notre propre parole, dans la confiance que nous comptons pour un, c’est-à-dire que nous sommes reconnus comme des vis-à-vis à part entière, des partenaires de dialogue, des sujets au plein sens du terme.
Un père de l’Eglise (Saint-Irénée) a écrit que : « la gloire de Dieu, c’est l’homme debout ».
La grâce a pour vocation de nous humaniser en nous permettant d’entrer dans le monde de la parole et y trouver notre place, avec les autres.
Quiconque fait l’expérience de redresser la tête après un temps de désespérance et d’abattement, de se relever après avoir chuté, de trouver une parole plus authentique, plus libre, après des années de bavardage futile ou de mutisme, fait l’expérience de la grâce.
A condition d’avoir suffisamment foi en la grâce pour la laisser nous ouvrir à une relation vivante et à une parole libre.
Or, les obstacles en nous sont nombreux, je l’ai dit.
Il y a quelques temps de cela, j’ai fait ce qu’on appelle un lapsus révélateur.
Je voulais dire que « la vie du croyant est marquée par la grâce de Dieu ».Et à la place j’ai dit : « la vie du croyant est menacée par la grâce de Dieu ».
Vous me direz peut-être qu’il s’agit là d’un problème entre mon inconscient et moi (c’est vrai !), mais je trouve que ce lapsus est extrêmement révélateur de la manière dont l’humain perçoit l’appel de la grâce.
Cet appel qui nous est adressé, nous avons tendance à le percevoir comme une menace – une menace pour notre intégrité, pour notre tendance au repli et à l’autojustification.
Celui qui vit enfermé en lui-même, comme un soldat assiégé par une nuée d’ennemis, va automatiquement percevoir la parole de grâce qui lui est adressée comme un danger : le danger de devoir sortir un peu de soi-même et faire confiance.
Le risque de s’ouvrir à la relation et à la parole.
Le risque d’assumer sa parole et d’entrer dans le monde humain de l’échange.
C’est bien ce qui arrive à cet homme qui nous est décrit dans la deuxième partie de la parabole : le roi s’approche de lui et lui demande comment il est entré dans la salle de noces sans avoir revêtu un habit de fête. Comme l’homme ne répond rien et qu’il est jeté dehors, nous interprétons immédiatement cela comme une punition liée au fait qu’il n’a pas pris ses précautions et qu’il aurait mieux fait de s’habiller d’une manière suffisamment digne pour la circonstance. Autrement dit, que la punition nous semble justifiée ou pas, trop sévère ou amplement méritée, nous établissons un lien de cause à effet entre le fait de ne pas s’être habillé comme il faut, de ne pas avoir fait ce qu’il faut, de ne pas renvoyer la bonne image – et le fait d’être puni.
Et ainsi se niche dans notre esprit l’idée que si nous voulons être acceptés dans la salle de fête, nous avons intérêt à nous montrer à la hauteur, soit en faisant quelque chose, soit en nous présentant sous un jour favorable, soit en prenant la carte du club…
Bref, si cet homme est chassé de la salle, c’est parce qu’il ne s’est pas montré suffisamment performant sur le plan de l’image qu’il donne à voir de lui-même.
Cette interprétation est évidemment un contresens, mais un contresens révélateur sur la manière que nous avons de comprendre et de vivre notre relation à Dieu.
Toujours, il y a en nous cette petite voix qui nous dit que la grâce, il nous faut la mériter un tant soit peu.
Toujours il y a en nous cette petite voix pour nous faire douter de la parole de grâce que Dieu nous adresse : ça ne peut pas être vrai, Dieu ne peut pas m’accepter tel que je suis, il attend forcément quelque chose en retour…
C’est vrai que Dieu attend quelque chose de nous – mais pas ce que nous pensons spontanément.
Dieu n’attend rien de nous, sinon que nous acceptions d’entrer en relation avec lui, de nous ouvrir à lui en confiance, de ne pas avoir peur de lui répondre, de ne pas craindre d’assumer notre propre parole en face de lui.
Cela ne vous a peut-être pas sauté aux oreilles de prime abord, mais les premiers mots que le roi adresse à l’homme dans la salle de fête sont : « mon ami » (Mt 22, 12). Des mots qui expriment la proximité, la familiarité, la sollicitude, la bienveillance. Pas « méchant garçon, sale type, traître, indigne, ordure », mais « mon ami ». Et d’autre part, la parole que le roi adresse à l’homme est une question ouverte, pas un jugement de valeurs : « comment es-tu entré ici sans avoir d’habit de noces ? ». Le roi ne dit pas : « tu n’as pas ta place ici parce que tu ne portes pas le bon habit » (c’est nous qui l’entendons comme ça !). Le roi pose une question, il manifeste son désir d’entrer en relation avec cet homme, il laisse la porte ouverte à une réponse. Il tend une perche pour ouvrir le dialogue, voilà tout.
Et la réaction de l’homme face à cette question ouverte, c’est la fermeture. Il reste la bouche fermée. Littéralement, en grec, il est « muselé » – exactement comme un animal à qui on a mis une muselière et qui ne peut pas ouvrir la bouche. Tout se passe comme si la question du roi le plaçait dans un état de sidération coupable, comme si la parole du roi était une accusation tyrannique devant laquelle on ne peut rien répliquer sans se condamner davantage. N’est-ce pas une chose terrible, de se tromper sur la parole à ce point ? N’est-ce pas une chose profondément tragique, de se méprendre sur Dieu à ce point ?
Prendre la grâce pour une menace, ressentir l’appel à entrer en relation comme un danger, être incapable de se sentir pleinement humain face à Dieu, être étranger à toute confiance, ne pas trouver sa propre parole, ne pas exister dans la relation vivante…
Frères et sœurs, il nous faut conclure : Le jugement que le roi prononce sur cet homme n’est pas alors tellement à entendre comme une punition résultant d’une faute morale, que comme l’illustration, la révélation, la mise en lumière de la nature profonde de cet homme. Pieds et mains liés, c’est-à-dire incapable de se mettre en mouvement pour aller vers l’autre, totalement esclave d’un désir de fermeture. Dans les ténèbres du dehors, c’est-à-dire hors de portée de la relation, hors de la présence des autres, dans l’obscurité qui rend impossible le face-à-face et la reconnaissance. Là où il y a des pleurs et des grincements de dents, c’est-à-dire là où il n’y a pas de parole.
Encore une fois il ne faut pas voir là, à mon sens, une punition, mais une parole de jugement, c’est-à-dire une parole par laquelle Dieu prend acte de notre refus et de notre fermeture, une parole par laquelle il discerne notre vraie nature et nous permet de nous voir tels que nous sommes.
Nous sommes tous, à des degrés divers, cet humain qui s’exclut lui-même de la grâce, cet être humain sous l’emprise d’un désir de fermeture plus fort que lui, cet homme dont la volonté est prisonnière d’une incapacité fondamentale à faire confiance à la parole.
Un dernier mot : « Il y aura beaucoup d’appelés et peu d’élus », nous dit le texte. Les élus ne sont pas ceux qui appartiennent au bon clan ou qui portent le bon habit, ceux qui sont capables de faire leurs preuves sur le terrain de l’image. Les élus sont ceux qui prennent le risque de répondre à l’appel qui leur est adressé, de croire en la parole de grâce qui fait éclore en eux un désir d’humanité. Les élus sont ceux qui ont la joie, et la surprise, de se découvrir pleinement vivants dans le manque, dans la relation, dans l’ouverture, dans la parole.
Amen.
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