Lecture Biblique : Marc 2,1 – 3,6
Prédication
Chers amis, je vais vous provoquer. Ne croyez surtout pas que je vous veuille du mal en faisant cela. Bien au contraire. Mais voilà, je voudrais vous poser une question sincère. A votre avis, qu’aurait pensé Jésus de notre cérémonie rituelle des vœux de nouvel an ? Une cérémonie de l’hypocrisie ? Non, je ne le pense pas. En fait, à chaque début d’année, on souhaite vraiment du bien aux autres. La sincérité n’est pas en cause. Je pense, moi, que Jésus aurait été immédiatement frappé par la totale inutilité de cette cérémonie qui ressemble beaucoup à une incantation dénuée de toute efficacité concrète. On se souhaite plein de bonnes choses mais, au fond, qui est dupe ? Qu’est ce que cela change ? Et puis, que souhaiter à celui qui a tout perdu ? A celui qui dort dehors ? A celui qui a perdu un proche ou qui ne trouve pas de travail ? Que souhaiter à celui qui a réveillonné tout seul devant sa télé ? Des mots en l’air ? J’en ai peur. Je crois que c’est cela qui l’aurait frappé : notre capacité à dire des paroles inutiles, des mots qui n’engagent à rien, à proférer des vœux pieux. On appelle cela des vœux pieux parce que bien souvent cela ressemble étrangement à ce qu’on entend dans les églises et dans les temples : de belles paroles qui ne servent à rien, qui ne changent rien au monde dans lequel on vit, qui ne modifie en rien la réalité de ceux qui les entendent. Mine de rien, ce faisant, nous avons précipité le divorce entre la religion et le monde réel. Et c’est très précisément un des maux les plus caractéristiques de notre monde : la foi n’est plus ancrée dans le réel et notre société sécularisée se passe très bien de la présence des religions.
Ne croyez pas que je crache dans la soupe : moi aussi j’aime entendre des vœux de Nouvel An, j’aime en dire à ceux que je rencontre. Mais j’ai peur que ce ne soient que des paroles en l’air, des mots pour rien. Et que Jésus en aurait été navré, lui qui est la Parole faite chair, il serait confronté à notre invention : la parole faite « air ». Navré ou atterré. C’est selon.
Parce que voilà la réalité que l’on découvre dès le début du ministère de Jésus. Jésus arrive quelque part et rien ne se remet de son passage. A chaque fois sa parole crée du neuf, de l’inattendu, du débat. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne parle pas pour ne rien dire ou pour énoncer des vœux pieux du genre « La guerre c’est mal, et s’aimer c’est mieux » ou « Tous les moyens sont mis en œuvre pour aider les victimes de la crise ». Il vient à peine de commencer son ministère et, coup sur coup, 5 fois de suite, il suscite la polémique. D’abord avec cette histoire du pardon des péchés pour le paralysé, et puis c’est en s’invitant à la table d’un gars peu recommandable, et puis ce sera en autorisant ses disciples à glaner dans les champs un jour de sabbat, jusqu’au point d’orgue quand il ira provoquer la polémique jusque dans la synagogue avec cette guérison de l’homme à la main sèche. Je dis bien créer, susciter ou provoquer et non pas subir ou être attaqué. On ne va pas lui chercher des ennuis : c’est lui qui les provoque par ses prises de parole. A mes yeux, c’est l’anti-vœux du Nouvel An !
Si on y regarde d’un peu plus près, on s’aperçoit que les 2 premières polémiques touchent le monde tel qu’il est : la première prend fait et cause pour les exclus (la figure du paralysé sur son brancard) et la seconde concerne les voyous et les mal-famés (la figure du collecteur d’impôts). Les 2 dernières polémiques, elles, attaquent le monde de la religion (avec les discussions sur le sabbat, sur ce qui est permis ou défendu). Et au centre, apparaît la question centrale qui traverse chacune des 5 controverses : mais qui est-il ce provocateur qu’on appelle Jésus pour oser ainsi tout bousculer ?
Un paralysé est donc amené devant Jésus. Jésus n’hésite pas à commettre un double exercice illégal de la médecine et du pardon. Dans le monde normal, les médecins soignent et Dieu pardonne : Jésus fait les 2. C’est un double blasphème parce que notre monde aime que chacun soit à sa place. Passe encore qu’il aide un malheureux mais qu’il se pose comme Dieu qui pardonne, il dépasse les bornes des limites. Voilà la première barrière qui saute. La paralysie n’est pas une punition de Dieu, dit Jésus. Je suis là justement parce que Dieu s’intéresse à ceux qui sont paralysés par la peur ou la maladie ou la culpabilité, bloqués dans une impasse, en panne dans leur vie, tombés par terre. Qu’ils soient croyants ou non ! La foi des croyants me suffit pour relever les punis de la vie.
Et il poursuit son chemin… jusqu’à croiser celui de Lévi, fils d’Alphée, le collecteur d’impôts. Après les exclus, voici le mal-famé, le voyou, le salaud. Pardonnez l’expression : ce n’est pas de la provocation de ma part, c’est la réalité du texte biblique. Au mieux, Lévi, c’est un pourri qui profite du système pour s’en mettre plein les poches sur le dos des petits. Au pire, c’est un collabo qui a été installé par l’armée d’occupation romaine pour collecter les impôts qui étranglent le peuple. Pourri ou collabo, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il est peu fréquentable ce Lévi. Et c’est lui que Jésus choisit d’appeler parmi ses disciples, c’est chez lui qu’il va manger avec tous les autres de son espèce ? Comment est-ce possible ? Personne n’agit de la sorte ! Normalement chacun mange avec ses semblables : les hallal d’un côté, les casher de l’autre, les végétariens à gauche et les carnivores à droite. Et vous, avec qui avez-vous mangé à Noël et au réveillon du Nouvel An ? Après la barrière sociale, c’est la barrière éthique que Jésus fait exploser. Passe encore qu’il s’intéresse aux pauvres, aux paralysés, mais ces gens-là ?
Alors qui est-il ce Jésus pour se permettre de transgresser ainsi ce que la société met tant de temps à élaborer : les règles sociales et éthiques qui structurent notre monde ? La réponse apparaît au centre des polémiques : si Jésus se permet de provoquer de la sorte c’est qu’il a conscience d’être bien plus qu’un simple prophète. Voilà le centre de la polémique : Jésus revendique d’être le Royaume de Dieu sur terre, rien de moins. Il est, lui, le Fils de l’Homme, celui qui a autorité pour pardonner les péchés sur la terre, il est le médecin venu guérir les pécheurs, il est le marié venu pour s’unir au monde. Il n’est pas venu chercher la séparation des deux règnes, la distinction nette entre le sacré et le profane, le religieux et le laïc, la foi et la réalité, les croyants et les païens. Il est venu unir, rassembler ce que nous cherchons toujours à séparer : le monde et la foi. En relevant les exclus et en appelant les mal-famés, Jésus refuse la dilution insipide dans un monde entièrement livré à lui-même. Mais dans le même temps, il refuse également la rupture sectaire qui sépare les brebis des boucs, qui désigne les bons et les méchants, qui se contente de condamner et de rejeter ceux qui ne sont pas de son côté de l’histoire. Il est venu célébrer un mariage avec le monde ! Voudrions-nous l’empêcher d’unir Dieu et le monde ? La venue de Jésus, c’est l’unité indéfectible du monde profane dans lequel nous vivons tous avec le monde sacré de la présence de Dieu. En lui, l’humain et le divin ne font plus qu’une seule chaire. Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a unit ! (Mt 19,6) Chercher la pureté religieuse en séparant le profane du sacré, c’est refuser la venue de Jésus dans notre monde et c’est ouvrir au choc des religions, des civilisations. Vouloir séparer les deux, c’est ouvrir la porte au dogmatisme, à la prétention à la pureté, à la vérité absolue, au fanatisme, aux croisades, aux guerres de religion. Jésus refuse d’être complice avec un monde qui broie les gens. Et en même temps il refuse de rejeter ce monde, notre monde. Non, les croyants ne sont pas hors du monde. Cela n’a aucun sens : vous qui êtes ici ce matin assis dans ce temple ou connectés depuis chez vous, vous n’êtes pas des extraterrestres en exil dans un monde pourri qu’il faudrait fuir. C’est ce que Jésus vient affirmer dans les deux dernières polémiques qu’il engage. Après avoir refusé de rejeter le monde tel qu’il est, il va préciser sa polémique en venant ferrailler sur le terrain de ses pires détracteurs : les religieux. Par 3 fois, Jésus va les provoquer : sur les rites (non ce n’est pas le moment de jeûner), sur les obligations et interdictions (travailler et se déplacer pendant le sabbat) et puis sur les célébrations religieuses (l’homme à la main sèche dans la synagogue). Voilà ce qui constitue les plus importantes barrières que Jésus vient renverser : les barrières religieuses qui posent des rites, des obligations et interdictions, des bonnes manières de célébrer le culte. Jésus refuse les barrières religieuses qui séparent les croyants des autres, qui leur donnent l’illusion d’être à part, hors du monde, séparé et libérés de l’emprise du monde. C’est une illusion et un danger. Les exemples ne manquent pas de ces tentatives mortifères[1] :
- En juin 97, le patriarche catholique de Venise, Mgr Scola, demande le retrait de la chorégraphie Messiah Games de la biennale de la danse de Venise, car il s’agissait selon lui d’une relecture sado-maso de la passion du Christ.
- En février 2005, une association proche de l’épiscopat français, Croyances et Libertés, obtenait l’interdiction en première instance d’une publicité de mode qui reprenait le tableau de Léonard de Vinci intitulé La Cène, mais remplaçait les apôtres par de jeunes femmes fort légèrement vêtues au nom du prix de la souffrance (pretium doloris), comme si cela était sa propriété.
- Les tentatives de pression contre Halloween ou le Da Vinci Code dans le monde évangélique, relèvent de la même tentation.
- Dans le monde musulman, le ministère malaisien de l’intérieur à interdit aux chrétiens d’utiliser le mot « Allah » pour « Dieu ». Le mot doit être réservé au Dieu des musulmans.
Derrière tous ces exemples bien réels, il y a toujours la même tentation du monde religieux de séparer et d’exclure du champ de la culture et du monde ce qui, selon eux, relève du domaine du sacré. En se déclarant les propriétaires de certains symboles et de certains rites, ils s’enferment dans une logique communautariste et poussent au divorce entre la culture, le monde réel et la religion et la foi. En jouant la carte du séparatisme, ils deviennent bien involontairement des agents de sécularisation. Le religieux perd son ancrage culturel dans le concret de la vie des gens et la culture oublie ses sources religieuses et tout son savoir profane sur le religieux. Il ne faut pas se plaindre ensuite de l’ignorance crasse de ce qui fait la culture religieuse commune ! Nous avons scié consciencieusement la branche sur laquelle nous étions assis.
Alors il est temps de conclure. Nous avons découvert un drôle de visage de Jésus qui refuse de se contenter de vœux pieux qui ne changent rien. Pour lui, sa venue constitue l’irruption du Royaume de Dieu dans notre monde. Il vient accomplir l’union du monde avec Dieu. Il se fait alors volontairement provocateur pour renverser toutes les barrières qui séparent les hommes. Barrières sociales d’abord en allant rechercher les exclus de la croissance et du développement, les paralysés de la vie pour les relever, les remettre en route. Barrières morales ensuite en appelant à sa suite y compris ceux que tout le monde déteste. Barrières religieuses enfin, sans doute les plus solides, puisqu’elles prétendent séparer le sacré du profane.
Vous qui m’avez écouté bien sagement jusque maintenant, oserez-vous vous demander ce que Jésus est venu bousculer en vous ce matin ? Oserez-vous vous demander quelles barrières il est venu renverser en vous pour que, dans votre vie aussi, il y ait l’union de l’humain et du divin ? Une chose est sûre : c’est là où vous aurez été le plus bousculé, dérangé, provoqué qu’il vous faut regarder ! La seule chose que je souhaite, c’est que vous ne ferez pas comme les religieux de la fin de notre récit dans l’évangile de Marc qui, pour éviter de se poser les bonnes questions, tiennent conseil contre lui sur les moyens de le faire disparaître. Laissez-vous déranger par Jésus le provocateur. Amen !
[1] Les exemples sont tirés du livre d’Olivier ROY, La Sainte ignorance, Paris, Seuil, La couleur des idées, 2008, p.155ss.
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