Le mystère de l’épiphanie

Lectures Bibliques : Ephésiens 3, 2-6 & Matthieu 2, 1-12

 

Prédication

Chers frères et soeurs, nous célébrons en ce jour l’Epiphanie. Cette fête a un double sens. Nous fêtons d’abord la venue des Rois Mages auprès de l’enfant couché dans la crèche. Et nous fêtons aussi plus largement la manifestation de Dieu aux hommes comme l’indique l’étymologie du mot épiphanie. A l’Epiphanie, Dieu se manifeste, se dévoile comme jamais auparavant il ne s’était révélé. Nous pourrions dire, pour faire écho au mot grec, que la lumière est faite sur Dieu ou plutôt que Dieu se met au jour devant nous. C’est ce second sens de notre fête que j’aimerais retenir pour notre méditation. Et puisque la manifestation de Dieu implique une révélation de sa part, nous écouterons plus particulièrement l’épître du jour, attribuée à Paul, qui commence fort à propos par les mots : C’est par révélation que j’ai eu connaissance du mystère.

 

Remarquez, chers frères et soeurs, que le texte est bâti d’une manière bien particulière. Quatre phrases sont déployées pour annoncer un mystère qui tiendra en une ligne. Et quelle annonce ! Ecoutons à nouveau : C’est par révélation que j’ai eu connaissance du mystère […] vous pouvez comprendre l’intelligence que j’ai du mystère du Christ. Ce mystère n’avait pas été porté à la connaissance des fils des hommes dans les autres générations, comme il a été révélé maintenant par l’Esprit à ses saints apôtres et prophètes.

 

On nous parle donc d’un mystère. Autrement dit, on nous annonce une connaissance spécifique, peu répandue, à propos de ce qui nous dépasse et à la limite de ce que nous pouvons, nous mortels, comprendre. Et puis, on insiste : ce mystère n’a pas été connu des anciens par le passé ni des patriarches, ni des vieux prophètes, ni des prêtres, ni des scribes, ni des philosophes. Ce mystère est une connaissance unique, exceptionnelle et privilégiée qui nous est offerte, à nous auditeurs choisis. Nous nous attendons donc à quelque chose de tout à fait singulier, à des spéculations rares et substantielles sur la divinité et sur l’homme. Peut-être allons-nous découvrir une nouvelle formule ou une nouvelle technique de jeûne et de prière pour s’attirer les faveurs divines, peut-être allons-nous apprendre notre véritable origine (ne serions-nous pas par exemple malgré les apparences des êtres de lumières, célestes et non un amas de matière ténébreuse ?), peut-être encore va-t-on nous découvrir la hiérarchie des anges et des démons…

 

Qu’apprenons-nous donc ? Les païens ont un même héritage [sous-entendu que les Juifs], forment un même corps et participent à la même promesse en Christ-Jésus par l’Evangile. Autrement dit, les païens peuvent désormais avoir accès au trésor spirituel et religieux des Juifs. Mais, chers frères et soeurs, quelle déception ! Rien de neuf là-dedans ! Nous voulions une connaissance cachée et réservée sur Dieu ou sur l’homme et voilà qu’on nous annonce que ce qui était autrefois réservé aux Juifs est maintenant à la portée de tous. Nous n’apprenons donc rien de nouveau sur Dieu : c’est le même Dieu que celui de l’Ancien Testament, le même Dieu que les Juifs, et nous n’apprenons rien non plus de nouveau sur l’homme… Le mystère tant espéré est donc décevant : le mystère est certes bien emballé, mais comme un cadeau de Noël qui déçoit, ce n’est que du vieux vin dans de nouvelles outres.

 

Il y a une difficulté supplémentaire : en effet, l’auteur annonce bien que ce mystère n’avait pas été porté à la connaissance des fils des hommes dans les autres générations. Mais, dans les livres de l’Ancien Testament, écrits par les anciennes générations, on trouve quantité de textes esquissant, plus ou moins clairement, la conversion des païens au Dieu d’Israël. Songeons par exemple au livre de Jonas qui décrit la population de la capitale de l’Empire assyrien, Ninive, se tourner toute entière vers Dieu. Pensons aussi à Esaïe prophétisant la venue des nations du monde entier à Jérusalem pour y adorer le Dieu vivant et vrai (Esaïe 60, 1-6). De ce point de vue donc, le « mystère » de l’épître aux Ephésiens a bien été connu des autres générations.

 

Comment dans ces conditions comprendre cette annonce ?

 

Remarquons d’abord, chers frères et soeurs, que si l’universalité du message biblique avait bien été aperçu et même proclamé par les prophètes de l’Ancien Testament, elle ne fut jamais totalement assumée. L’universalité des prophètes, c’est-à-dire l’espérance que le message de Dieu pour les hommes atteigne effectivement chaque homme, quelle que soit sa naissance ou sa culture, est restée lettre morte : le judaïsme du Ier siècle demeurait une religion ethnique. Le Juif est élu de Dieu par sa naissance : c’est sa qualité de descendant d’Abraham et de Jacob qui fait de lui un membre du peuple de Dieu. La religion et l’identité du croyant dans ce cas, et je n’affirme absolument pas que ce soit l’essence du judaïsme, je me contente simplement de relever un fait historique, sont liées à la naissance. Par conséquent, dire que les païens ont un même héritage que les Juifs est bien une révélation nouvelle : si les païens sont, en tant que païens et non en tant que convertis au judaïsme, tout aussi choisis par Dieu cela implique que l’identité fondamentale de l’homme ne peut résider dans son origine familiale et culturelle, dans son appartenance ethnique. Si Dieu par l’Evangile de Jésus-Christ nous fait entrer dans sa communion alors que nous ne sommes pas juifs, cela signifie que Dieu ne nous définit pas en fonction de la naissance, ne nous accueille pas d’après un héritage qui vaudrait un mérite quelconque. Nous sommes certes de tel continent, de telle culture, de telle nation, de telle famille mais nous ne sommes pas fondamentalement cela aux yeux de Dieu. Apprendre cela, n’est-ce pas finalement un grand mystère ? Car si je ne suis pas ce que la biologie et l’histoire on fait de moi, qui suis-je ? Difficile de répondre.

 

La manifestation de Dieu, l’épiphanie, se précise donc comme une révélation conjointe à propos de Dieu et de nous-mêmes. Quel Dieu peut en effet accueillir chacun en dépit de son origine, de sa généalogie, de son héritage ? Qu’est-ce que l’homme s’il n’est pas définissable par sa nature biologique ou par sa culture ?

 

Poursuivons donc notre méditation. Il faut encore comprendre ce qui est impliqué dans l’universalité du message évangélique. Les païens ont un même héritage, forment un même corps et participent à la même promesse en Christ-Jésus par l’Evangile. Entendons bien la répétition : même, même, même. L’épître insiste surtout sur l’égalité de statut entre les païens et les Juifs. La Parole évangélique parce qu’elle est universelle, parce qu’elle s’adresse à tous, installe donc nécessairement une égalité de statut entre tous, révèle une dignité égale entre les hommes.

Et cela ne va pas de soi. Pensons par exemple à l’Empire romain : voilà une domination quasi-universelle – qui se veut telle en tout cas – qui implique non une égalité entre tous mais une hiérarchie ordonnée et fixe. Les uns appartiennent à un ordre inférieur aux autres et y sont soumis : une femme n’est pas un homme, un esclave n’est pas un homme libre, un simple citoyen n’est pas un sénateur ou un patricien. Chacun a les droits et les devoirs, c’est-à-dire la dignité, de sa fonction. L’universalité d’un règne n’implique donc pas toujours l’égalité des sujets.

Pourtant, nous lisons dans l’Ecriture que le royaume de Dieu implique nécessairement une égalité de statut entre ces membres. Il n’y a donc pas de différence de nature entre les personnes : nul n’est plus digne qu’un autre. Mais, cette égalité va à l’encontre de l’expérience : nous ne sommes pas semblables. Nous nous distinguons par nos capacités physiques, par nos opinions (par exemple politiques, sociales ou esthétiques) et par nos actes. Cela nous vaut d’ailleurs une bonne ou une mauvaise réputation, mérite ou démérite.

Toutefois, ces différences irréductibles – nous n’aurons jamais les mêmes forces physiques ou les mêmes opinions – n’engendrent aux yeux de Dieu aucune distinction entre les hommes. En entendant que Les païens ont un même héritage, forment un même corps et participent à la même promesse en Christ-Jésus par l’Evangile nous apprenons donc que nous sommes choisis de Dieu non seulement en dépit de notre naissance ou de notre culture mais aussi en dépit de nos aptitudes et mérites personnels. Nous sommes destinataires de l’Evangile, c’est-à-dire que Dieu nous appelle à le suivre, et cela ne vient pas ni de notre héritage ni de ce que nous pouvons penser, dire ou faire. Le mystère s’épaissit donc encore : nous ne sommes pas réductibles à ce que pourtant nous sommes, à ce que nous bâtissons dans la vie (notre métier, nos engagements, notre caractère, nos passions…). Que sommes-nous donc ? Et qui est le Dieu qui a le regard si perçant qu’il traverse les couches de notre être biologique, historique, culturel, social, psychologique pour viser un coeur que nous ne soupçonnions même pas ?

 

Le mystère que nous cherchons se définit donc par l’universalité et par l’égalité : Dieu nous appelle tous et tous sur le même plan, révélant ainsi l’égale dignité des hommes, pauvres ou riches, libres ou esclaves, bien-nés ou mal-nés. Mais le mystère s’épanouit encore. Entendons une dernière fois les paroles qui font ce matin notre nourriture : Les païens ont un même héritage, forment un même corps et participent à la même promesse. Entendez bien l’expression les païens qu’on pourrait aussi traduire par les nations. Il s’agit d’un terme collectif. L’Evangile ne s’adresse pas seulement à des individus de tous horizons mais aussi à l’humanité en tant que collectif : les païens ou les nations forment désormais un même corps. Comprenons bien : non pas un amas d’atomes juxtaposés et autosuffisants mais un corps organique où chaque partie est en interaction et dépend des autres parties. Un bras sans corps n’est rien, un coeur hors d’une poitrine non plus. Le mystère chrétien implique donc la communauté : je ne peux pas savoir ce que je suis sans vivre aux côtés de mes frères et de mes soeurs. Le mystère de l’Evangile implique donc la naissance d’une communauté d’égaux.

 

Mais comment vivre en égaux alors même que tout semble parfois nous diviser ? Nous n’avons pas les mêmes codes, pas les mêmes goûts, pas les mêmes aptitudes, pas les mêmes opinions, pas les mêmes caractères… et même des opinions ou des caractères contradictoires, opposés, qu’on dirait presque parfois incompatibles !

Deux solutions. Soit nous nous agglutinons par affinités pour réduire ces disparités et créer un « milieu » le plus homogène possible. C’est la voie la plus humaine. Soit nous nous rassemblons en dépit de nos affinités et de nos goûts… et nous risquons l’implosion.

Pour éviter l’implosion, il faudrait que nous nous aimions en dépit de ce que nous sommes, ou plutôt de ce que nous croyons être par notre naissance ou par nos engagements, nos goûts etc. Bref, un tel rassemblement, une telle assemblée, disons le mot en grec, une telle Eglise, ne pourrait tenir qu’en vertu d’un amour inconditionnel c’est-à-dire un amour qui n’est pas une affinité partagée mais un amour, un respect, de l’autre, quel qu’il soit.

 

Et chers frères et soeurs, un tel amour ne peut être d’abord que reçu. Nous ne pouvons le produire nous-mêmes. Et c’est justement là, je crois, tout le mystère. C’est là que gît l’épiphanie qu’il nous faut accueillir et célébrer aujourd’hui : les païens participent à un même héritage. Il s’agit bien d’un héritage, de recevoir quelque chose de la part d’un Autre et cette chose, cette force que nous devons accueillir chacun pour soi et tous ensemble rien d’autre que l’amour de Dieu. Dieu nous as choisis, et choisit chaque homme, par amour, c’est-à-dire par pure gratuité, par grâce. Voilà le coeur du mystère, qu’il ne nous faut pas garder secret mais au contraire publier et partager.

 

Qui est Dieu ? Répondre à cette question de façon absolue serait présomptueux ; une piste donc, à la lumière de l’épître : Dieu est amour, il m’aime et il t’aime quoi que tu penses, dises ou fasses. Quels que soient notre naissance, notre réputation, nos engagements. Que sommes-nous ? Là encore, une piste : des êtres aimés de Dieu. Ne ne sommes, fondamentalement, que cela : nous existons par amour. Et il nous faut exister devant Dieu, dans l’amour. Par conséquent, nous ne pouvons comprendre ce que nous sommes si nous nous pensons indépendamment de Dieu ou indépendamment des autres hommes. Cela parce que nous sommes des êtres de relation. Nous sommes fait pour vivre devant Dieu et devant les hommes, comme le disait Luther. Or cela est pour nous non une réalité déjà accomplie et acquise mais bien une promesse. Ce vers quoi nous devons tendre par la foi, dans la confiance et dans l’espérance. Car l’Ecriture nous parle bien aujourd’hui d’une promesse en disant : Les païens participent à la même promesse en Christ-Jésus par l’Evangile. Cette promesse c’est celle d’une vie de communion avec Dieu et avec les hommes : voilà ce qui doit faire la matière de notre imaginaire, ce qui doit faire l’objet de notre espérance, ce qui doit nourrir notre vie et tout particulièrement notre communauté. Nous sommes appelés, en ce jour de l’Epiphanie, à tenter, modestement certes, d’esquisser dès aujourd’hui une communauté d’amour, une communion d’entraide, de respect, d’accueil. C’est ainsi que nous pourrions être, aux côtés d’autres hommes et femmes de bonne volonté, la lumière du monde.

Pour le reste, les mots me manquent, il nous faut continuer à méditer, il nous faut continuer à prier et surtout il nous faut vivre les uns aux côtés des autres, les uns pour les autres, en espérant vivre ce mystère qui nous est aujourd’hui révélé.

Amen.

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