Grandeur et service

Voici un de ces textes qui mettent mal à l’aise, avec une « morale » qu’on croit évidente pour critiquer ceux qu’on soupçonne de vouloir se mettre « en avant ». Ce passage de l’Evangile de Marc vient travailler la question de notre rapport au pouvoir.
Deux « fuites » sont alors possibles pour s’en échapper :
– la plus simple : je ne fais pas partie des « grands », je suis humble, ce texte n’est pas pour moi…
– la plus « savante » : la « bande à Jésus » avait ses difficultés, ses tensions messianiques propres… : peut-on légitimement y « coller » nos propres situations ?
Il y a deux difficultés classiques quand on lit un texte biblique :
– la tentation de l’évitement : on ne peut y répondre que par l’attention renouvelée
– la difficulté de la distance : il y a dans la lecture biblique une nécessaire audace pour recevoir l’action de l’Esprit.

Alors, cherchons les pistes dans le texte.
J’en relèverai 5 :
1°) La place de ce texte dans la composition de l’Evangile de Marc, après la 3ème annonce de la Passion.
– la première annonce (Marc. 8,31s) suit la confession de foi de Pierre et débouche sur un enseignement sur la condition de disciple : « si quelqu’un veut me suivre, qu’il se charge de sa croix et me suive… »
– la deuxième (Marc. 9,30s) suit une confession de foi à l’envers, un échec des disciples (ils n’ont pu guérir l’enfant possédé – que Jésus guérira -, infirmant la phrase de Jésus : « Tout est possible à celui qui croit ! ») et ouvre sur une première dispute des disciples que Jésus conclut en mettant un enfant au milieu de leur cercle.
– et c’est la même chose autour de la troisième annonce !
Ainsi voit-on bien qu’autour de ces « annonces » il s’agit de « foi » et de « pouvoir » :
– qui a la vraie foi ?
– à qui appartient légitimement le pouvoir ?
Ce sont des questions qui ne concernent pas seulement le groupe des disciples autour de Jésus, mais bien les premières communautés chrétiennes… et nous aussi !

2°) L’existence de 2 scènes assez différentes.
Si l’on fait bien attention au texte, on voit qu’il comprend en fait deux scènes successives, mais différentes :
– la démarche de Jacques et Jean, qui viennent demander d’être proche de Jésus « dans sa gloire ». Jésus leur répond de manière assez complexe
– la dispute des autres disciples, à laquelle Jésus répond de manière plus nette : « quiconque voudra devenir grand parmi vous sera votre serviteur. » la sévérité n’est pas pour les deux frères, mais pour l’ensemble des disciples.
Notons que, dans les autres évangiles, Matthieu lie aussi les deux scènes, mais Luc place la contestation sur « qui est le plus grand ? » et la parole de Jésus sur le service pendant la veillée de la dernière Pâque (Luc 22), juste avant l’annonce de la trahison de Pierre. Donc : attention au sens de chacune !

3°) Donc, une première scène : celle de la confession de foi : au fond, on peut comparer la demande des deux fils de Zébédée à la confession de foi de Pierre : vouloir siéger aux côtés de Jésus dans sa gloire, c’est le confesser comme Messie, Christ, ce qu’avait fait Pierre !… et en tirer les conséquences.
Le récit de Luc rappelle la promesse de Jésus :
« Je dispose du royaume en votre faveur, comme mon Père en a disposé en ma faveur, afin que vous mangiez et buviez à ma table, dans mon royaume, et que vous soyez assis sur des trônes pour juger les douze tribus d’Israël. » (Luc 22,30).
Jésus, d’abord réticent (pouvez-vous ?), doit alors confirmer qu’ils sont liés à lui dans leur engagement :
– ils boiront la coupe, thème de l’Ancien Testament partager la vie
– ils recevront le baptême que reçoit Jésus (et dans le vocabulaire de l’église primitive, cela signifie : passer par le martyre)
Quant aux places dans le Royaume, c’est tout autre chose, car c’est Dieu qui donne ! C’est le seul point sur lequel Jésus s’oppose à leur demande (contre de nombreux commentateurs). Peut-être y a-t-il là un rappel, dans le cercle des disciples comme dans la première communauté, que le salut n’est pas la conséquence des engagements, mais de la grâce de Dieu ?

4°) Puis une seconde scène autour de la jalousie : là, il s’agit nettement de jalousie, de réprimande aux jaloux et d’un enseignement sur la véritable autorité.
– les 10 autres entendent la demande de Jacques et Jean uniquement comme une prétention à supériorité
– Jésus leur répond par un enseignement sur l’autorité dans lequel il renverse les perspectives du « monde » : l’autorité n’est pas donnée pour celui qui l’exerce, pour qu’il soit « grand » et domine, mais pour les autres, à leur service. Cet enseignement se situe particulièrement bien dans le contexte de la veillée pascale : il renvoie à Jésus lui-même, tel que les disciples vont le découvrir à la lumière de la Croix (et non à la mesure de leurs illusions !) :
– Il est venu en serviteur : sa façon de vivre est une clef de compréhension pour la vie de tous
– Sa vie de Fils de l’homme est rançon, rachat pour beaucoup, et c’est l’annonce de la grâce de Dieu.

5°) Le lien fait par Marc entre ces deux épisodes :
Marc tient donc ensemble la parole sur l’engagement des fils de Zébédée et celle sur la véritable autorité.
Il maintient donc entre elles une sorte de « tension » nécessaire :
– la promesse du « règne » pour les disciples doit donc s’entendre à la lumière du règne du Christ serviteur
– le service jusqu’à l’esclavage (une sorte de crescendo entre « diakonos » en grec « serviteur » et « doulos », en grec « esclave ») n’est pas vide de sens, mais participe du Royaume : est-ce une parole d’encouragement pour un temps difficile ? Maintenant voyons quelles pistes s’ouvrent devant nous pour aujourd’hui dans ce texte de Marc, et je me contenterai d’en esquisser 3 :

1°) Retrouver le sens de l’engagement.
Jésus a accepté l’engagement de Jacques et Jean, et des 10 autres même s’il en a montré les limites. Mais, par rapport à ce bouillonnement, aujourd’hui il y a une vraie difficulté de l’engagement – que ce soit dans l’Eglise ou ailleurs. L’engagement se heurte en effet à deux idées dominantes :
– la vérité de l’instant doit l’emporter sur la durée du long terme
– la légitimité de la satisfaction des aspirations individuelles l’emporte sur tout lien familial ou social.
S’engager devient en soi un témoignage qui « percute » les idées dominantes :
– l’engagement de tous dans le témoignage de la foi dans une société dont la sécularisation est achevée
– l’engagement de quelques-uns dans des vigilances particulières, pour la durée, la cohérence, la fidélité de nos actions.

2°) L’engagement, c’est le service de l’autre, et pas son jugement. Trop souvent, on voit l’engagement comme un combat et une victoire contre l’autre, ses idées, ses choix… (la tentation de « trôner » déjà !) : c’est l’engagement « partisan », ou l’engagement « revanche ». Jésus nous apprend que le véritable engagement, c’est celui du service pour l’autre. Pas comme un « sacrifice », mais comme une proposition de vraie vie : dans la relation, la connaissance et la reconnaissance…

3°) Pour un engagement libéré par la parole de grâce.
Contre les : « il faut », « il faudrait », « je ne fais pas assez », …le sens de la grâce de Dieu va bien au-delà de nos engagements :
– pour les « libérer »
– pour les ouvrir à l’espérance : notre monde a besoin d’hommes et de femmes qui ne se contentent pas de profiter au mieux du moment présent, mais qui osent regarder devant, vers l’avenir.

Amen.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *