Est-ce que Jésus dénonce l’argent sale ?

Lectures Bibliques : Esaïe 56, 1-8 – Jérémie 7, 1-11 – Marc 11, 12-19

Prédication :

Jésus chasse les marchands du temple. C’est un des épisodes les plus connus de la vie de Jésus et réellement le SEUL où l’on voit Jésus agir de manière violente. Des paroles dures, certes… il en a eu. Qu’on songe à ce qu’il a pu dire sur sa famille : Celui qui vient à moi et ne déteste pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et même sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple (Luc 14,26). Ou encore le : Qu’y a-t-il entre toi et moi, femme ? dit à sa mère lors des noces de Cana (Jean 2,4). Qu’on se souvienne de ses invectives contre les pharisiens : Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, vous ressemblez à des tombes peintes en blanc, belles à l’extérieur mais remplies d’ossements (Matt 23,27). Qu’on relise les quelques paraboles choquantes comme, par exemple, celle des 10 vierges quand l’époux claque la porte au nez de celles qui ont eu l’imprudence de ne pas prévoir suffisamment d’huile : Je vous le dis : en vérité, je ne vous connais pas ! (Matt 25,1-13). Mais de là à le voir brandir un fouet pour chasser tous ceux qui passent dans le Temple de Jérusalem, un seuil est franchi. Est-ce choquant ? Oui. Il faut bien l’avouer. Que nous soyons confrontés à la violence d’un monde dur, c’est une triste réalité. Que Jésus ait été confronté lui-même à cette violence du monde, c’est aussi une réalité puisqu’il en est mort. Mais que lui-même ait participé activement à cette violence du monde, cela pose question. Que s’est-il passé exactement ce jour-là ? Quelques tables renversées ? Des cris ? De l’argent par terre ? Des gens bousculés sans doute ? Des coups de fouet peut-être ? Allez savoir… Avec la multiplication des pains et le récit de sa mort et de sa résurrection, c’est le seul épisode de la vie de Jésus qui soit raconté par les 4 évangiles. Cela signifie que la communauté chrétienne naissante a conservé vif le souvenir d’un événement réel, marquant voire décisif de la vie de Jésus. En fait, il y a même de nombreuses raisons de penser que c’est cet événement-là qui, historiquement, a provoqué sa mise à mort. Alors, que s’est-il passé ce jour-là ? Est-ce que Jésus est mort pour avoir voulu séparer le monde de l’argent (sale) et le monde de la spiritualité (propre) comme on le pense souvent de manière intuitive ? Rien n’est moins sûr. D’abord parce que les sacrifices exigent de pouvoir acheter des animaux consacrés et que ce commerce indispensable aux pèlerins a toujours eu lieu dans le Temple. Il n’est pas la marque d’une pratique dévoyée. Ensuite parce que visiblement Jésus ne s’est pas laissé emporter par un subit accès de colère purificatrice. Le récit de Marc raconte qu’il est venu la veille déjà et qu’il a tout observé ce qui se passe dans le Temple avant de repartir pour Béthanie avec les 12 (Marc 11,11). Jésus a donc prémédité son geste.  Enfin, parce que le dualisme manichéen qui dénigre le monde profane (politique, économique, militaire, juridique) n’existe pas dans l’Evangile et que ce n’est pas à cause d’une prétendue dénonciation de l’argent et du commerce que Jésus est mort. Reprenons l’enquête pas à pas en relisant la manière choisie par chaque Evangile pour raconter et donc pour interpréter ce qui s’est passé ce jour-là.

Dans l’Evangile de Marc, on relève un détail que les autres ne racontent pas. Il est dit que Jésus ne laisse personne transporter les vases à travers le temple… De quels vases s’agit-il si ce n’est de ceux qui servent à collecter le sang des sacrifices, le sang qui doit être versé sur l’autel pour laver l’impureté du peuple et rétablir ainsi la possible communion avec Dieu. Alors pourquoi empêcher le passage de ces vases si ce n’est pour bloquer intentionnellement le fonctionnement des sacrifices ? Imaginez l’intrusion d’un individu qui empêcherait les coupes de Sainte Cène de circuler dans l’assemblée… Quelle réaction aurions-nous ? C’est ici que l’histoire symbolique de la malédiction du figuier stérile prend tout son sens. Marc nous dit que Jésus interrompt l’activité du temple non pas à cause du commerce mais parce que le temple est devenu stérile tel un figuier qui ne donne plus de fruit et donc qui ne remplit plus sa mission spécifique. A ses yeux, le temple a perdu sa raison d’être parce qu’il n’est plus capable de remplir sa vocation essentielle qui consiste à rétablir la communion avec Dieu, de mettre le peuple en présence de Dieu. Cette question est posée à chaque Eglise, la nôtre comme toutes les autres. Et même à chaque activité que nous organisons dans l’Eglise. Est-ce que nous portons les fruits qui sont attendus de nous ? Est-ce que notre culte permet à ceux qui viennent d’entrer en communion avec Dieu ? Pour l’Evangile de Marc, Jésus a été mis à mort parce qu’il avait osé poser cette question.

L’Evangile de Matthieu (Matt 21,10-17), lui, place ce récit dans une perspective totalement différente. Comme il entrait à Jérusalem, toute la ville trembla, disant : « Qui est-ce ? » Et les foules répondent : « C’est le prophète Jésus, de Nazareth en Galilée. » Voilà la question posée est centrale. Qui est ce Jésus ? Qui est-il pour oser agir de la sorte dans le Temple de Jérusalem ? Au nom de quelle autorité ? De quel droit ? Est-il un prophète comme le pense la foule ? Un guérisseur ? Un descendant de roi acclamé par les enfants qui crient « Hosannah au fils de David ! » ? Alors entré dans le Temple de Jérusalem, Jésus chasse les vendeurs en citant les prophètes Esaïe et Jérémie, il guérit les aveugles et les boiteux venus en masse et il est acclamé par les enfants comme un roi… Et devant les prêtres indignés qui l’interpellent pour que cela cesse il cite le Psaume 8 : N’avez-vous jamais lu que : la bouche des tout petits et des nourrissons proclame ta louange… Rappelez-vous ce qu’il disait à ses disciples : Si vous ne changez pas pour devenir comme des enfants, vous n’entrerez jamais dans le Royaume des cieux (Matt 18,3) Qui est-il ce Jésus, demande l’Evangile de Matthieu ? N’est-ce pas évident ? Même les bébés le reconnaissent ! Il est le Messie tant attendu. Celui qui accomplit les promesses du Dieu vivant. Là encore point de remise en question des activités commerciales indispensables au fonctionnement du culte. L’enjeu est ailleurs : que disons-nous de Jésus ? Est-il pour nous un sage, un prophète, un guérisseur ? Ou est-il Celui qui vient, Celui que nous attendons, Celui qui vient accomplir notre espérance. Notre Messie. Allons-nous reprendre à notre compte la confession de Pierre : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! (Matt 16,16) et construire notre Eglise sur cette pierre angulaire ou allons-nous choisir un autre fondement : la raison, l’humanisme, la science, la politique, que sais-je encore ? Pour l’Evangile de Matthieu, c’est cela qui a causé sa perte : cette prétention à constituer le seul fondement de notre foi, de notre prédication, de notre espérance. C’est ce que dit l’apôtre Paul dans la 1ère lettre aux Corinthiens : Vous êtes la maison de Dieu. Selon le don que Dieu m’a fait, j’ai placé les fondations comme un bon constructeur. Un autre a construit dessus. Mais chacun doit faire attention à la façon de construire dessus. Les fondations sont déjà là : c’est Jésus-Christ. Personne ne peut en placer d’autres. (1Co 3,9-11)

Luc (Luc 19,45-48), lui, rédige son Evangile loin de Jérusalem. Le temple a été détruit et sa communauté de culture grecque se recrute essentiellement dans les milieux favorisés de la bonne société romaine. Alors lorsque l’Evangile de Luc raconte cette histoire des marchands du temple, il condense et il ramasse tout son message en 3 phrases pour raconter la tension terrible qui se cristallise entre un peuple qui boit les paroles de Jésus et les élites qui tentent d’y mettre un terme sans y parvenir. Luc ne parle plus de ceux qui achètent mais il pointe désormais la seule responsabilité de ceux qui vendent en abusant de leur position avantageuse. Et la Parole de Jésus irrite terriblement parce qu’il vient mettre en question les structures de domination et d’assujettissement qui fonctionnent dans le monde et pas seulement autour des questions d’argent. Ici les mots du prophète Jérémie (Jer 7) claquent comme des coups de fouet : Vous mettez votre confiance dans des paroles trompeuses qui ne valent rien. Quoi ! Vous volez, vous tuez, vous commettez des adultères, vous faites des serments faux, vous offrez des sacrifices à Baal, vous suivez des dieux étrangers que vous ne connaissez pas. Ensuite, vous venez vous présenter devant moi, dans ce temple qui m’est consacré, et vous dites : “Nous sommes sauvés !” Et cela, pour continuer à faire des choses horribles ! Ce temple qui m’est consacré, est-ce que vous le prenez pour un abri pour les voleurs ? En tout cas, c’est ce que je vois. Moi, le SEIGNEUR, je le déclare. Porter une parole qui bouscule, qui dérange, qui conteste les structures et les systèmes qui asservissent les plus vulnérables en permettant aux privilégiés de rester maîtres du jeu. Porter un Evangile qui libère. Voilà la mission de l’Eglise, dit l’Evangile de Luc. Même si cela dérange ceux qui sont installés bien confortablement. Porter une prédication qui change le monde. Voilà pourquoi Jésus a été éliminé.

Mais c’est l’Evangile de Jean qui va le plus loin (Jean 2,13-21). D’abord, il ne place pas ce récit au moment où Jésus entre à Jérusalem pour sa Passion comme le font les autres Evangiles mais au tout début de son Evangile, juste après le premier signe de l’eau changée en vin aux noces de Cana, juste après avoir montré que les jarres d’eau utilisées par les juifs pour la purification devaient être changée en vin (Jn 2,6), signe de la surabondance de la Grâce qui vous fait entrer dans le Royaume de Dieu pour participer au festin des Noces de l’Agneau. Voilà ce que Jésus est venu faire sur terre. C’est lui qui inaugure l’entrée dans le Royaume. Et c’est en propriétaire des lieux qu’il entre ce jour-là dans le Temple de Jérusalem. Il ne cite plus les prophètes de l’AT, il donne un ordre : Ne faites plus de la maison de mon Père une maison de commerce. La maison de mon Père. Quelle incroyable assurance. Mon Père et moi, nous sommes un, dira-t-il un peu plus tard (Jn 10,30) Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie, nul ne va au Père que par moi (Jn 14,6) ou encore Qui me voit, voit le Père (Jn 14,8). Et quand les chefs juifs exigent de lui un signe pour prouver ce qu’il dit, Jésus leur répond : détruisez ce temple, et en 3 jours, je le remettrai debout (Jn 2,19). Pour l’Evangile de Jean, la mort de Jésus n’est pas un échec, une tentative de le faire taire pour échapper à sa contestation ou pour punir sa prétention blasphématoire pour les prêtres, mais bien le cœur même de sa mission. La décision de le mettre à mort n’appartient plus aux prêtres : c’est un choix assumé, totalement et en toute sérénité, par Jésus lui-même. Personne ne me prend ma vie, dira-t-il, mais je la donne moi-même (Jn 10,18). Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis (Jn 15,13). Encore une fois, nous sommes à des années-lumière de la dénonciation de l’argent sale ou d’une violence gratuite d’un Jésus colérique. Ce que l’Evangile de Jean nous raconte, c’est l’histoire de ce Fils unique venu ouvrir les portes du Royaume de son Père en donnant sa vie pour ses amis.

Un même événement, 4 récits différents. 4 interprétations. 4 interpellations qui nous touchent aujourd’hui et qui, ensemble, se répondent et se soutiennent :

Avec l’Evangile selon Marc : Est-ce que, oui ou non, notre culte permet à ceux qui viennent d’entrer en communion avec Dieu ?

Avec l’Evangile selon Matthieu : Quel est le fondement, la fondation même de notre culte, de notre message et de notre Eglise ? Est-ce Jésus le Christ, le Fils du Dieu vivant ou avons-nous d’autres fondations à faire valoir (la morale, les valeurs chrétiennes, la liberté, le bonheur, l’épanouissement personnel…) ?

Avec l’Evangile selon Luc : Portons-nous un message libérateur, une prédication qui change le monde au risque de déranger ou sommes-nous au service de celles et ceux qui perpétuent un système qui enferme les plus fragiles en développant une prédication molle qui flatte la réussite des uns et oubliant le malheur des autres ?

Avec l’Evangile selon Jean : Au fond nos manquements, nos erreurs, nos échecs, nos trahisons mêmes, rien de tout cela ne décide de la mort du Christ. C’est lui qui donne sa vie pour nous ouvrir les portes de la maison de son Père. Ainsi, se réalise et s’accomplit la prophétie d’Esaïe 56 : Tous ceux qui respectent fidèlement le sabbat, qui s’attachent à mon alliance, je les ferai venir sur ma montagne sainte, je les remplirai de joie dans ma maison de prière. J’accepterai les sacrifices et les dons qu’ils m’offrent sur l’autel. Oui, on appellera ma maison “Maison de prière pour tous les peuples”. Le Seigneur DIEU, lui qui a rassemblé les exilés d’Israël, déclare : « J’ai déjà rassemblé des gens autour d’eux, et j’en rassemblerai encore d’autres avec eux. » Amen !

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