« En Avent, Christ vient ! »

Cela ne vous aura pas échappé : Noël commence de plus en plus tôt !

Il y a plus d’un mois déjà, autour du 20 octobre, en passant devant une boutique de petits objets près de la gare St Lazare, il y avait déjà en vitrine des décorations et des guirlandes et des stocks énormes à l’intérieur…

Frères et sœurs,

Nous sommes une société pressée, pressée surtout de consommer, pressée de toutes parts par un impératif d’immédiateté, tellement pressés que ça en devient oppressant.

Attendre ! C’est un mot essentiel de la foi. La foi est une attente, elle est l’attente de quelqu’un, l’attente d’un événement, l’attente d’une rencontre. Mais nous ne savons plus attendre. Nous voulons tout, tout de suite ; nous ne supportons plus le moindre délai dans la réalisation de nos désirs, ni même la moindre contrariété.
Attendre nous est devenu insupportable, et c’est pourquoi notre expérience du temps est si oppressante : notre vie est une course, course aux activités, course aux engagements, course à la réussite, on court on court, mais après quoi ?

« – Qu’est-ce qui fait courir tous ces fous ? – Tout ! Tout ! Il y en a qui courent au plus pressé, d’autres qui courent après les honneurs… Celui-ci court pour la gloire… Celui-là court à sa perte ! – Mais pourquoi courent-ils si vite ? – Pour gagner du temps ! Comme le temps, c’est de l’argent, plus ils courent vite, plus ils en gagnent ! »

Vous aurez reconnu un extrait du fameux sketch de Raymond Devos.

C’est si difficile de vivre le temps. Je ne dis pas de « prendre » le temps parce que le temps ça ne se prend pas, ça s’habite. Le culte de l’immédiateté, qui est une des marques de fabrique de notre société, fausse notre rapport au temps : on pense qu’il ne faut pas perdre son temps, on pense qu’attendre est une perte de temps, si on ne voit pas le résultat, là, tout de suite, immédiat, alors c’est que ça ne vaut rien, c’est tout tout de suite – ou rien.

Du coup l’attente est perçue comme quelque chose d’inutile, de stérile, et c’est une des raisons qui rendent la vie spirituelle si difficile aujourd’hui : on n’a pas le temps de prier, pas le temps de lire la Bible, pas le temps de venir au culte… on aimerait bien, c’est sûr, mais vous comprenez « on n’a pas le temps » : y a les courses, le boulot, les enfants, les loisirs, les écrans… Jésus, on s’y intéressera quand on sera à la retraite !

Mais même la retraite est tout sauf une retraite ! Les retraités d’aujourd’hui ne sont pas du tout en retrait : ils sont eux-mêmes submergés d’activités et d’engagements, en plein « papy boom », et si autrefois la figure du vieillard était respectée parce qu’elle représentait la sagesse, la maturité, l’expérience, la réflexion, aujourd’hui on est priés d’être des vieux « jeunes », des seniors actifs, des papys et des mamys dynamiques qui courent et courent encore, jusqu’à… jusqu’à quoi, au juste ?

Alors comprenez-moi bien, l’humain a toujours été pressé, avide de résultats à court terme : notre époque n’a rien inventé, simplement (avec la technologie notamment) tout s’accélère de plus en plus. Mais à l’époque du Nouveau Testament déjà cette observation était valable : la croyance initiale des premiers chrétiens il y a 2000 ans a d’abord été de penser que le retour en gloire de Jésus serait imminent. Et puis comme ce retour tardait, les années passant, puis les siècles, et comme il tarde encore puisque nous attendons encore, le danger pour les premiers chrétiens et les générations suivantes, jusqu’à nous, c’est de renoncer, de laisser s’éteindre la flamme, de se replier dans le culte du présent et dans les jouissances immédiates, et de cesser d’attendre.

L’Évangile vient ici nous réveiller : parce que cesser d’attendre, ne plus vivre le temps comme attente, c’est de fait ne plus être dans la foi. Perdre l’attente, c’est perdre la foi. Ne plus être creusé par le désir de la rencontre, ne plus être tendu vers la promesse de l’aube, ne plus persévérer dans l’attente de la venue du Seigneur, c’est ne plus être dans la foi.

Une des manières dont cet essoufflement voire ce refus de l’attente se manifestent, c’est le désir de savoir. Si seulement on savait ! C’est pour ça que les premiers chrétiens voulaient savoir quand se produirait le retour du Christ et qu’ils étaient en recherche de « signes des temps » : pour être délivrés de la nécessité d’attendre. Et on le comprend bien… parce qu’attendre ça comporte une dose d’incertitude, d’inquiétude : attendre c’est attendre sans savoir, sans prévoir, c’est une attente gratuite, une attente qui n’est pas référée à quelque chose de certain et d’objectif.

Justement, l’attente de la foi n’est pas un objectif : il n’y a pas un projet calibré, il n’y a pas une date cochée sur le calendrier qui permettrait de s’organiser à l’avance en prévoyant, planifiant, mesurant, calculant, …

Ce qui est important, ce qui fait en un sens le cœur de la foi, c’est l’attente en elle-même, c’est le fait, en soi, d’attendre, c’est ça qui est l’essentiel. Même si on ne sait pas vraiment ce qu’on attend, ce qui compte c’est d’attendre. (Cf Karl Barth : « L’Eglise attend ce dont elle se souvient »)

Et cela aussi interroge notre époque qui a tellement la passion des prévisions ! Jusque pour la météo, on veut savoir quel temps il fera demain, et même à l’horizon J+5 !

Mais justement on veut tout savoir à l’avance pour ne pas être surpris, pour ne pas risquer d’être pris au dépourvu – parce qu’on veut, au fond, encore et toujours, tout contrôler, tout maîtriser. Rien ne nous fait plus horreur, au plus profond de nous-mêmes, que les surprises ! C’est pour ça que ça n’est jamais si facile qu’on croit de recevoir un cadeau…

Une nouvelle fois, l’Évangile vient ici nous décaler et nous renverser !

C’est étonnant, si on y prête attention : cette venue du Fils de l’homme, Jésus en parle en se référant à l’image du déluge et, plus loin, à l’image du voleur qui fait effraction. Le déluge, en grec, ça se dit kataklysmos, c’est-à-dire cataclysme : c’est un mot qui évoque un déferlement, un événement soudain, qui recouvre tout et qui bouleverse tout. L’image du voleur qui fait effraction dans la maison est aussi parlante : le jour du Seigneur viendra à l’heure que vous ne pensez pas, comme une surprise qui vous prendra au dépourvu et qui vous dépouillera de tout votre avoir, de tout votre savoir, de tout votre pouvoir, de toutes vos sécurités, de toutes vos certitudes. Comme si Jésus cherchait à nous dire que la vie, ce n’est pas ce que nous maîtrisons parce qu’en un sens, c’est elle qui nous maîtrise. Ce n’est pas nous qui tenons la vie, c’est elle qui nous tient, c’est elle qui nous vient. Ce n’est pas nous qui créons la vie, c’est elle qui nous crée. Ce n’est pas nous qui faisons venir la vie par nos prévisions et nos calculs, la vie nous vient, elle déjoue nos prévisions et fait éclater nos calculs.

La vie est un don cataclysmique, un séisme qui nous bouleverse, une brèche dans nos murailles, une grâce qui nous saisit là où nous ne l’imaginions pas. Une grâce incalculable, une rencontre insaisissable qui nous saisit.

L’attente de la foi, c’est bien cela : attendre d’être saisis par un insaisissable. Cet insaisissable qui nous saisit ne nous laisse pas indemnes, et ne laisse pas le monde inentamé.

Au contraire, cette rencontre promise, cette venue annoncée, c’est aux saisissements et aux bouleversements qu’elle opèrera en nous que nous pourrons la reconnaître. Cela signifie que, du point de vue de notre besoin de sécurité et de certitudes, du point de vue de notre désir de tout maîtriser et de tout contrôler, la promesse de la rencontre avec le Christ sera perçue comme une mauvaise nouvelle bien plus que comme une bonne. Pensez donc : il nous est demandé de nous exposer à une rencontre qui nous dépouillera de toutes nos habitudes, de toutes nos sécurités, de toutes les images que nous nous fabriquons de la vie et que nous confondons avec la vie elle-même ! Comment pourrions-nous accueillir une telle chose spontanément, avec reconnaissance et joie, quand tout en nous cultive le repli sur soi, l’enlisement dans l’habitude et la recherche de certitudes, quand tout en nous nous pousse à nous construire contre le danger de l’irruption de la vie !

Mais c’est pourtant bien la promesse paradoxale de l’Évangile : la rencontre avec le Christ, la rencontre avec Celui qui est notre vie, est une irruption, un cataclysme, un bouleversement, une effraction, un saisissement. C’est cela qui est au cœur de notre attente, l’attente de la foi : dans la nuit où nous avançons à tâtons, la lumière de la vie jaillira dans l’inattendu.

Et quel inattendu !

Car voyez-vous, aujourd’hui il nous est demandé de nous exposer à une rencontre qui nous dépouillera de toutes les images que nous nous fabriquons de Dieu et que nous confondons avec Dieu lui-même. En effet la rencontre de la foi, la rencontre décisive, c’est à la croix qu’elle se passe.
À la croix, Dieu ne ressemble pas à Dieu, il ressemble à tout le contraire de Dieu ! Et pourtant, c’est le cœur de l’Évangile : le jour du Seigneur, l’avènement du Fils de l’homme, c’est à la croix que ça se passe. C’est la raison pour laquelle ce texte de Matthieu que nous lisons et méditons ce matin prend place juste avant le récit de la Passion. Et ne l’oublions pas, c’est à la lumière obscure de la croix que Noël prend son sens : la naissance humble du Sauveur sur la paille de la crèche est le prélude à son dépouillement et à son abaissement dans la mort de la croix.

C’est cela le véritable cataclysme, le véritable saisissement : de la croix à la crèche, de la crèche à la croix, Dieu s’abaisse, Dieu révèle sa puissance et sa gloire dans la faiblesse et dans l’humilité, c’est-à-dire dans le contraire de ce que les humains appellent couramment la puissance et la gloire ! Quand nous disons « puissance et gloire », nous pensons sécurité, certitudes, réussite, pouvoir, etc. … Mais le cataclysme de l’Évangile nous conduit à reconnaître la puissance dans la non-puissance et la gloire dans le service.

Au fond, pour le dire autrement, la puissance et la gloire du Seigneur révélées à la croix, ce sont celles de l’amour qui se donne gratuitement, celles de la faiblesse qui se sait habitée par la grâce, celles de la justice qui répond à l’offense non par la vengeance mais par le pardon.

Ainsi, le seul signe des temps qui vaille, c’est le signe de la croix, c’est-à-dire « l’anti-signe » par excellence.

La croix fait effraction dans les constructions religieuses entre lesquelles nous nous barricadons, elle nous dépouille de tous nos prétendus savoirs sur Dieu et elle nous invite à attendre la venue d’un Seigneur qui vient à nous sous une forme que nous n’attendions pas.

Dans l’attente de la foi, nous sommes appelés à veiller, c’est-à-dire à discerner la présence du Seigneur non pas dans les hauteurs où notre idolâtrie le place, mais dans les profondeurs où il vient nous rejoindre.

Mon frère, ma sœur, en ce premier jour de l’Avent, si tu t’es mis en chemin dans l’espoir d’une naissance à venir, si tu avances vers Bethléem en tâtonnant dans la nuit, si aucune lumière ne semble se lever à l’horizon, si tu ne sais plus où chercher la présence du Seigneur dans ton existence et dans ce monde, ne cesse pas pour autant d’attendre Celui qui vient te rencontrer.

Et dans ton attente, ne lève pas les yeux vers le ciel par impatience, ne te laisse pas aveugler par les fausses clartés, mais regarde la croix : c’est là l’inattendu de Dieu, c’est là la présence du Seigneur, Celui qui vient te rencontrer dans ton « en-bas » et qui se tient là, tout près de toi : il t’ouvre ses bras, il te prend avec lui, et auprès de lui se trouvent le repos et la paix.

Mon frère, ma sœur, toi qui vis l’attente de la foi, voici : Christ vient, Christ est là, pour toi. « Veillez donc et tenez-vous prêts ! ».

En Avent, Christ vient.                                                                  Amen !

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