Eloge de la curiosité

Lectures Bibliques : Esaïe 55, 1-6 et Actes 17, 16-34

Prédication :

En arrivant à Athènes ce jour-là pour attendre Silas et Timothée, Paul va faire un tour en ville pour humer l’ambiance, ressentir l’atmosphère de la ville, observer, écouter. Et ce qu’il voit l’étonne et l’exaspère à la fois. Je vous ai trouvé presque « trop spirituels », dit-il… Trop de religion, trop de temples, trop de gens qui prient, trop de dévotion. Il semble que l’espace public soit saturé de religion et cela l’irrite. J’ai ressenti ce mélange étonnant de fascination – répulsion en visitant Naples avec ses églises baroques tous les 50m. Mais ce qui étonne le plus l’apôtre Paul, par-delà la ferveur pour toutes ces idoles, c’est de découvrir que, derrière ces dévotions qui l’agacent, l’apôtre Paul découvre une quête fervente. L’apôtre prend conscience que les athéniens sont des gens qui cherchent, qui réfléchissent et qui ont une soif intérieure… Que cherchent-ils exactement ? Quelques philosophes, épicuriens et stoïciens vinrent parler avec lui. C’est intéressant pour nous parce que les épicuriens et les stoïciens portent deux conceptions différentes dans leur recherche du bonheur et de la sagesse. L’un comme l’autre pensent que le bonheur se trouve dans la tranquillité de l’âme (ataraxie). Les épicuriens sont des matérialistes qui professent que, pour éviter la souffrance, il faut absolument éviter toutes les sources de plaisir qui ne sont ni naturelles ni nécessaires. A l’inverse, les stoïciens cherchent à comprendre les lois de la nature pour s’y adapter et accepter ce qui ne peut pas être changé. Leur but consiste à vivre en accord avec la nature et la raison par la pratique d’exercices de méditation. Epicuriens et stoïciens empruntent donc 2 chemins radicalement opposés pour atteindre le même objectif, l’ataraxie, le repos de l’âme, le bonheur, la paix intérieure.

Et cette opposition se retrouve jusqu’à aujourd’hui dans la quête du bonheur.

Il y a d’un côté ceux qui rejettent le monde et la culture ambiante qu’ils dénoncent comme étant mauvaise. Ils cherchent à se séparer du monde avec qui ils sont en conflit au nom de leur foi. Il est nécessaire de se séparer de ce monde, pensent-ils, pour rester pur et se tenir loin du péché, la culture étant considérée comme faisant partie du monde et donc abîmée par le péché.

Et en face de cette attitude de dénonciation et de rupture, il y a l’attitude inverse qui cherche à épouser le monde et la modernité pour essayer de bénéficier de tous ses plaisirs. Au nom du principe que Dieu aime le monde, on accepte tout comme si tout était bon et de valeur égale… Cela fait penser un peu à ce verset des Actes quand Luc nous dit : il faut dire que tous les athéniens et les étrangers venus parmi eux passaient tout leur temps à raconter ou à écouter les dernières nouveautés… Cette fois, on n’est plus dans la dénonciation et la rupture mais dans la compromission. L’Evangile est dilué dans la modernité et l’Eglise court après le monde avec toujours un train de retard.

Entre la dénonciation et la compromission, est-il nécessaire de faire un choix ? Croyons-nous que l’Evangile exige de nous une rupture avec notre culture ou croyons-nous que l’Evangile vient bénir notre culture ?

Ecoutons l’histoire de Paul à Athènes.

Quand Paul arrive à Athènes, il faut dire qu’il est tenté par la 1ère attitude de dénonciation… Luc nous rapporte que l’apôtre Paul est arrivé là juste pour attendre Silas et Timothée et qu’en découvrant la ville, il est très vite irrité par ce qu’il voit. Le mot employé parle même d’exaspération. Paul n’est pas bouleversé, il ressent de la colère en voyant toutes ces idoles. Un peu comme Moïse qui descend du mont Sinaï et qui découvre le veau d’or…

Mais l’apôtre contient son exaspération et, plutôt que de dénoncer et d’entrer en conflit, il décide de prendre le temps d’observer, écouter, dialoguer, chercher à comprendre. Il discutait dans la synagogue avec les juifs et les adorateurs de Dieu, et sur la place publique avec tous ceux qui se tenaient là. Chercher à comprendre avant de juger. C’est banal mais c’est suffisamment important pour le remarquer. Ecouter et bien comprendre. Affirmer moins, étudier plus, toujours chercher à comprendre avant de prendre la parole… Combien d’aficionados du tweet, de virtuoses du commentaire Facebook, seraient inspirés de mettre en pratique cette simple maxime ! Combien de religieux seraient inspirés de se mettre à l’écoute de cette histoire qui fait l’éloge de la curiosité ! En passant j’ai observé vos objets de culte et j’ai même trouvé un autel avec cette inscription : A un dieu inconnu.

Un autel pour un dieu inconnu… Il y a donc à Athènes, dans l’espace public, de l’espace pour l’inconnu, une place pour l’ouverture, une envie de nouveauté, un creux possible pour la quête, la recherche, le questionnement. Paul, curieux, découvre que les athéniens sont, eux aussi, des gens qui cherchent, des gens qui questionnent, qui réfléchissent, ouverts sur l’inconnu :  Au Dieu inconnu… Ce que vous vénérez ainsi sans le connaître, c’est ce que je viens, moi, vous annoncer. Une rencontre est possible à condition d’arrêter de juger l’autre.

A sa manière, le prophète Esaïe fait aussi retentir ce même appel en direction de toutes celles et ceux qui sont en quête, en recherche : Holà, vous tous qui avez soif ! Venez vers l’eau (…) Cherchez le Seigneur pendant qu’il se laisse trouver, invoquez-le pendant qu’il est proche !

Je voudrais moi-aussi vous faire entendre cet éloge de la curiosité, de la recherche et du questionnement. Je comprends cet appel comme une manière de parler à ce qui fait le propre de l’homme : le désir, la quête, la question. Vous savez peut-être qu’en hébreu, le nom pour désigner l’être humain c’est ADAM et que ce nom signifie « en rapport avec la terre ». « Les maîtres du judaïsme explicitent ce rapport en expliquant que l’homme est un être potentiel, inachevé, qui va se construire, s’épanouir, exactement comme une graine que l’on plante dans la terre. L’humain signifie terre car il est le lieu de sa propre germination. En hébreu, Adam a pour valeur numérique 45 qui se lit Mah qui veut dire « Quoi ? ». L’homme est une question perpétuelle. Question sur soi, sur son passé et son avenir. Le questionnement est la parole fondamentale de l’humain, mise en question de la conscience. »[1] L’humain est en lui-même questionnement, désir, soif intérieure, besoin impérieux et vital de comprendre, d’aller chercher hors de lui, ailleurs. Savoir interroger, c’est percevoir l’invisible, les questions auxquelles les faits, les paroles et les comportements répondent. Si les humains ont choisi d’ériger un autel au dieu inconnu, c’est qu’ils portent en eux cette capacité à s’interroger, à percevoir l’invisible. « C’est l’étonnement qui pousse les hommes à philosopher » dit Aristote dès les premières pages de sa Métaphysique. L’étonnement provoqué par le choc du réel, le besoin de comprendre ce qui arrive. Moi je crois aussi qu’il y a une curiosité native, inscrite dans cœur de l’humanité comme moteur intérieur, source qui le pousse à explorer, chercher, se poser des questions, refuser de tenir pour acquis le réel. La question naît d’une insatisfaction intérieure, d’un manque qui n’existe pas chez l’animal, une ouverture vers l’invisible. A un dieu inconnu…

Il y a dans la dernière revue Esprit, un tout petit article de Marcel Hénaff, philosophe et anthropologue français qui enseignait à San Diego en Californie, à propos de la société ouverte mise en danger par la montée des populismes, des nationalismes qui tentent de la refermer sur ses frontières. Marcel Hénaff fait remarquer très justement qu’il y a un rapport entre la curiosité intellectuelle, l’ouverture d’esprit, la tolérance et la discussion démocratique. Je pense que nous pourrions rajouter la recherche scientifique et la quête spirituelle. Tout cela tient ensemble, parce qu’il y a au cœur de l’humanité une place laissée à la question comme mère de l’intelligence.

Quitte à se tromper de chemin dans sa quête. C’est vrai. Pourquoi pesez-vous de l’argent pour ce qui n’est pas du pain ? Le prophète Esaïe interroge ceux qui cherchent à acheter ce qui ne s’achète pas. Pourquoi vous fatiguez-vous pour ce qui ne rassasie pas ? Il est vrai qu’il arrive qu’on s’égare dans des quêtes improbables, des dépenses inutiles, des fatigues insensées. De même l’apôtre Paul questionne les divinités qu’on se fabrique et qui, dit-il, ressemblent à de l’or, de l’argent, ou du marbre, sculpture de l’art et de l’imagination de l’homme. Est-ce que la possibilité de l’erreur doit empêcher la quête ? Est-ce qu’il faut interdire aux enfants d’explorer le monde au prétexte qu’ils risquent de s’écorcher les genoux en tombant de vélo ?

Il n’est pas non plus question ici de déifier la Raison. Nous en connaissons tous les limites et l’arrogance fatale (hybris – orgueil) qu’il peut y avoir à prétendre « enclore » Dieu ou sa Parole de manière rationnelle (pour reprendre l’expression de Jean Calvin). Puis-je me permettre un conseil fraternel ? Méfiez-vous de ceux qui ont des réponses. Fuyez-les comme la peste. Le questionnement, c’est comme le vélo, quand on s’arrête de pédaler, on tombe. Sans doute est-ce là plus grande différence que je ressens avec le monde catholique comme avec les théologiens libéraux : le postulat qu’il puisse y avoir continuité entre la Raison et la Révélation. Pour Spinoza, Galilée, Leibniz, Descartes et bien d’autres, Dieu est rationnel et sa Révélation est rationnelle. Moi je crois bien au contraire comme l’apôtre Paul pour qui La parole de la Croix est folie pour ceux qui vont à leur perte. (…) En effet, dit-il au début de sa première lettre aux Corinthiens, puisque le monde par le moyen de la sagesse n’a pas connu Dieu dans la sagesse de Dieu, c’est par la folie de la proclamation qu’il a plu à Dieu de sauver ceux qui croient. (1 Co 1,18-25) Je crois comme les Réformateurs qu’il faut porter un regard lucide sur l’humanité : la raison humaine ne fait pas exception, elle est, elle aussi, marquée par le péché. Luther commentant le récit de la Genèse appelait la Raison de «Putain du diable ». Elle a, elle aussi, comme le reste de l’humanité, besoin de salut, d’être arrachée à son hybris, sa volonté de maîtrise. J’ai ici en tête les critiques acerbes et tellement actuelles d’un Jacques Ellul concernant la technique en tant que nouvelle idole prenant la place de Dieu.

Il faut aussi faire entendre une troisième critique de la question : il n’est ni possible ni souhaitable de laisser les gens sans aucune réponse, dans l’indécision la plus totale et le relativisme radical. Non, je ne crois pas que tout se vaut, non je ne crois pas qu’il n’y a aucune vérité qui puisse se dire. Je crois qu’il relève de la lâcheté que de ne jamais oser « sortir du bois » pour se risquer à attester de ce que nous croyons. Je ne comprends pas ces parents qui refusent d’assurer l’éducation religieuse de leurs enfants au prétexte « qu’ils choisiront plus tard ». Je constate qu’il faut oser partager ce que nous croyons, sereinement. Comme le dit l’apôtre Paul toujours : Je n’ai pas honte de l’Evangile, il est puissance de Dieu pour le salut de celui qui croit. (Romains 1,16). Il faut savoir prendre des risques et oser une parole qui répond. Quitte à se faire moquer à l’image de ce qui arrive à Paul quand il parle de résurrection devant les athéniens : nous t’entendrons là-dessus une autre fois… Il n’empêche que quelques-uns, néanmoins, s’attachèrent à lui et devinrent croyants.

Oser affirmer n’empêche aucunement de continuer à croire que la question est mère de l’humanité. Le désir de connaître engendre l’humilité de celui qui sait qu’il ne sait rien. Cette humilité du chercheur donne naissance à son espérance et sa volonté de transformer le monde entraînant à son tour l’advenue de l’autonomie de l’humain, la sortie de la minorité. Cette incomplétude fondatrice de l’humain se vérifie dans les recherches actuelles en neurobiologie et en éthologie : les recherches scientifiques les plus pointues montrent à quel point la curiosité est un trait fondamental de l’intelligence.

C’est, d’une part, l’épigénèse qui dévoile le fait que le développement du cerveau se fait dans un rapport constant d’interaction avec le milieu naturel et social. L’humain n’est donc jamais fini… pour reprendre le mot d’esprit de Raymond Devos dans son sktech « Je me suis fait tout seul » : « J’aime mieux ne pas être fini ! Un homme fini, il est fini ! (…) Au fond, je préfère être inachevé, comme une symphonie ! »

C’est d’autre part, ce que les neurobiologistes appellent la néoténie, autrement dit la persistance de traits juvéniles chez l’adulte. Il y a chez l’adulte humain une curiosité exploratoire qui lui vient de son enfance et qui persiste si on en prend soin, une disponibilité pour des formes de vie non fixées, pour l’innovation créatrice qui permet de résister à sa propre obsolescence, à sa propre décrépitude.

Et puis enfin, il y a ce que les anthropologues appellent la dédifférenciation. C’est un trait de l’intelligence de l’humanité que de rester généraliste, c’est à dire non-spécialisé, capable de plasticité et d’adaptation aux différents milieux. La technique et la culture ne sont pas ajoutées à la nature mais elles fabriquent et façonnent le milieu naturel humain. Le langage semble ici être la clé du processus d’adaptation en ce qu’il permet l’échange et la mise en commun.

Et Marcel Hénaff de conclure : « La curiosité ne garantit pas la tolérance, elle fait mieux : elle oblige à l’inventer ; agir exige de délibérer. » La théologie du Process ne dit pas autre chose quand elle affirme que le processus de création n’est jamais achevé, l’homme comme Dieu sont toujours en train d’advenir, toujours en train de créer. Amen.

 

[1] Marc-Alain Ouaknin et Dory Rotnemer, Le livre des prénoms bibliques et hébraïques, Albin Michel, 2000, p.64.

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