Jésus avait envoyé les douze apôtres en mission. Il leur avait donné pouvoir et autorité, règles et programmes. Ils devaient aller évangéliser le monde. Ils sont de retour et le maître ne sera pas déçu du voyage ! Ils vont lui raconter tout ce qu’ils avaient fait ! Tout ! Alors Jésus les prend avec lui. A l’écart. Après le périple dans le monde, après avoir tout fait, il est temps de se reposer, de remettre les pendules à l’heure du côté d’une ville appelée Bethsaïda. Mais les foules ne l’entendent pas ainsi. Les foules, elles aussi, veulent être avec le maître. Elles ne peuvent se contenter de cette parole de seconde main… Elles ont besoin de présence… Elles les suivent. Elles ont besoin d’être soignées, guéries… Et Jésus leur fait droit.
« Jésus les accueillit, et il leur parlait du R. de Dieu ; il guérit aussi ceux qui avaient besoin de guérison ».
Le soir descend, la faim creuse les estomacs… La foule devient encombrante. Trouble-fête, à toujours accaparer le maître… Ils avaient tellement de choses à dire. Raconter tout ce qu’ils avaient fait. Tout.
« Donnez-leur vous-mêmes à manger… leur dit Jésus
— Avec quoi ? Nous n’avons rien ! Ou si peu. Quelques poissons, quelques pains. Trois fois rien ! Même si c’est mieux que rien, c’est pas grand’chose !
— Comme s’il fallait avoir, pour donner ! »
Voilà que s’instaure une nouvelle logique. Les disciples étaient partis et avaient donné tout ce qu’ils avaient.
Tout ; ça n’avait pas satisfait les foules ! Elles en avaient redemandé. Et voilà que Jésus leur demande de donner presque rien, de donner à manger avec trois fois rien. De nourrir les foules non plus à partir de leurs richesses, mais à partir de leur dénuement, de leur indigence… Là se met en route la logique profonde de l’Evangile, où tu ne donnes plus ce dont tu es capable, ce que tu possèdes, mais ce que tu n’as pas… Là se dévoile une logique insupportable : ne pas donner ce que l’on a, ne pas donner de ses qualités, de son faire, de son agir, mais donner à partir d’un manque, d’une béance, d’une pauvreté, d’une indigence… Logique insupportable pour le monde, où il faut toujours prouver que l’on a assez pour donner, où on est toujours appelé à acquérir pour mieux donner, à faire pour mieux aider, à combler pour mieux assister…
Dans cet « anti-miracle » — je parle « d’anti-miracle » parce que Jésus ne multiplie pas les pains avant de les donner. Il les distribue sans en avoir fait des tas —, dans cet « anti-miracle », c’est le Dieu de Jésus qui se révèle. Là où le monde attend que Dieu multiplie les richesses pour les répartir équitablement, Jésus distribue le peu pour que tous soient rassasiés. Quand tous attendent de Dieu qu’il comble les aspirations humaines, lui ne leur offre que quelques miettes… Et pourtant, ces miettes, ces miettes vont les rassasier plus que tous les festins de la terre. Et il y aura même des restes !
Frères et sœurs, La parole de Dieu sur le monde n’est pas une vague déferlante et envahissante, la parole de Dieu sur le monde n’est pas une pression insoutenable qui s’abattrait sur nous ; c’est, au contraire, le souffle léger qui aère l’espace… Les religions, y compris souvent la nôtre, ont toujours tendance à demander « plus-de-Dieu ». Plus de pouvoir. Plus de qualités. Plus d’avoir. Plus de faire. Tout ça, bien sûr, avec les meilleures intentions du monde. Tout ça, bien sûr, pour servir… Imaginez quelle force aurait une prédication, si au-dessus du prédicateur apparaissait une colombe ! Si un signe venait, indiscutable !
Vous vous rappelez cette phrase de la foule devant la croix : « Sauve-toi toi-même, si tu es le messie ! ». (Luc 23, 37)
Toutes les religions du monde attendent le messie dans sa gloire et sa puissance… Toutes les religions du monde rêvent d’être investies de cette puissance. De pouvoir dire tout ce qu’elles font. Tout ce qu’elles ont. Tout ce qu’elles savent. Tout ce dont elles se croient dépositaires. Et Jésus nous offre d’offrir les trois fois rien que nous avons. Non pas de paraître comme les maîtres du temps et de l’Eternité, de prétendre savoir tout sur le monde et l’au-delà. Mais d’être justement témoins de notre faiblesse. Juste témoins de notre pauvreté. Elle seule peut toucher la faim des hommes. C’est parce que nous reconnaissons la même faim, la même détresse que les foules, que nous pouvons manger de ce pain de vie. Et les nourrir du même pain.
Juste une parole, fragile comme une promesse, forte et tenace comme une promesse de fiançailles. Car le message de Jésus ne pourrait tenir dans la prédication miraculeuse. Il n’appelle pas à l’évidence, mais au sens. Et le sens n’est pas le mot… Le sens, chacun ou chacune le découvrira, un jour. Sur son propre chemin. Un sens rien que pour elle, rien que pour lui. Soudain, un mot fera sens. Un mot dont tout le monde a perdu le sens. Un mot, dérisoire comme une miette de pain, qui soudain, à la faveur d’un événement parfois anodin, fera sens…
Nous, les disciples, nous n’avons à faire autre chose que d’être les modestes serviteurs de ces mots…
Les mots d’un autre… Non pas nous en rendre maître, croire les dominer parce que nous cherchons, légitimement à les comprendre. Mais les servir. Les semer, avec prodigalité, sans préjuger le terrain. Seulement semer. Seulement lancer, seulement offrir au monde ces trois fois rien. Avec pour seule certitude que c’est une promesse qui un jour a calmé notre propre faim… en nous mettant en route. En nous ouvrant l’appétit.
Amen !
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