Chers frères et sœurs, l’évangile de ce jour Luc (6, 27-38) et celui de Jean (6, 60-69) nous invitent à méditer sur une expérience que nous avons tous déjà faite, que nous faisons d’ailleurs souvent, je crois, lorsque nous nous mettons à l’écoute de la parole de Dieu. De quelle expérience s’agit-il ? De l’épreuve de de la dureté des paroles du Christ. Ne nous est-il jamais arrivé en effet en écoutant une épître, un évangile, un récit ou un commandement de l’Ancien Testament de murmurer en nous-mêmes ce que certains disciples ont murmuré auprès du Christ : cette parole est dure, qui peut l’écouter ? (Jn 6, 60) De fait, les Ecritures sont d’une clarté redoutable : la parole que Dieu adresse aux hommes recèle une exigence terrifiante pour la vie humaine. Ecoutons à nouveau quelques sentences du Christ. Il y a d’abord sa première prédication, après son baptême, repentez-vous car le royaume des cieux est proche ! (Mc 1, 15) Il y a ensuite cet appel déconcertant du Sermon sur la Montagne : si votre justice ne surpasse celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux (Mt 5, 20). Pire encore : soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait (Mt 5, 48) et soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux (Luc 6). Comment ne pas éprouver la dureté d’un enseignement qui exige de l’homme qu’il se rende conforme à Dieu lui-même ? Qui pourra choisir pour sa propre vie de devenir « parfait » ou « miséricordieux » comme Dieu seul l’est ? Nul homme ne saurait emprunter un tel sentier sans rapidement, trébucher, se décourager, s’enfoncer dans la condamnation de soi, périr. Ces paroles sont trop dures, elles sont mortifères car elles placent au-dessus de l’homme un jugement impossible à retourner : à l’aune de la volonté de Dieu, aucun d’entre nous ne saurait être jugé digne. Nous manquons tous cette cible. Pour le dire avec Saint Paul et le langage de la théologie : nous sommes tous pécheurs, nous nous inscrivons tous en défaut par rapport à ce que Dieu veut de nous.
Alors oui, la parole du Christ est dure, qui peut l’écouter ? Eh bien justement, l’évangile de Jean (6, 60-69) ouvre une piste pour nous ce matin : parmi les disciples du Christ, tous n’ont pas porté le même jugement sur ses paroles. Pour les uns, elles furent chemin de mort, et ils quittèrent sa compagnie. Pour d’autres, les douze, où plutôt les onze, elles se révélèrent être pleine de force, de vie, de joie de sorte que Pierre pourra dire, à propos des mêmes paroles, A qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle (Jn 6, 68). L’Evangile apparaît donc tantôt mortifère, dur, impossible à vivifier et tantôt nourrissant, épanouissant, principe d’une vie transformée et grandie. Nous devons alors nous interroger sur la raison de ce paradoxe : pourquoi une même parole peut-elle résonner si différemment ? Cette question implique un enjeu spirituel pour nous: ce sont, dans le texte notez-le, des disciples qui récriminent contre la parole du Christ et ce sont aussi des disciples qui s’en réjouissent. Est alors dessiné un itinéraire de la foi pour les disciples que nous sommes : il nous faudra passer de disciples rétifs à des disciples confiants. La perspective est belle ! Encore faut-il savoir l’emprunter.
Reprenons notre interrogation : comment se fait-il que la parole du Christ puisse être reçue par les uns comme une condamnation et par les autres comme une libération ? Cette divergence parmi les disciples nous montre au moins qu’il ne faut pas chercher à qualifier les paroles du Christ en elles-mêmes, objectivement, indépendamment de ceux qui les écoutent mais qu’il nous faut déceler ce qui chez un homme peut susciter l’une ou l’autre réaction. Il nous faut porter l’enquête sur une manière d’écouter. Pour le découvrir, relisons l’évangile plus précisément. Les disciples ne tiennent pas en effet un propos général mais précis. Ils ne disent pas ces paroles sont dures, qui peut les écouter ? Englobant ainsi toutes les paroles du Christ. Non, ils disent cette parole est dure, qui peut l’écouter ? C’est une déclaration particulière du Christ qui constitue une pierre d’achoppement pour certains. Quelle est-elle ? Il nous faut revenir un peu en amont de notre texte entendre la parole que le Christ venait de déclarer : Nul n’a vu le Père, sinon celui qui vient de Dieu ; celui-là a vu le Père. En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi a la vie éternelle. Je suis le pain de vie. Vos pères ont mangé la manne dans le désert, et ils sont morts (Jn 6, 46-49). Qu’affirme le Christ par ces paroles aux Juifs qui l’écoutent, disciples inclus ? Il pose en quelque sorte un principe d’exclusivité : tandis que la foule pensait entendre un rabbin parmi d’autres, une école possible pour pratiquer la Loi juive, le Christ affirme qu’il est la seule voie possible pour vivre par la foi. Voilà qui est dur ! Comment tirer un trait sur toute une tradition, toute une richesse spirituelle au point de désigner Moïse, la manne du désert et la Loi de nourriture périssable, incapable de donner la vie ? Oui, cette parole est dure. Dure aussi parce qu’elle empêche de servir des paroles du Christ pour en saupoudrer sa vie, si vous me passez l’expression. L’Evangile de Jésus-Christ n’est pas un commentaire parmi d’autres de la Loi juive, il ne s’agit pas d’une école de spiritualité comme il y en a tant. Non, le Christ proclame : je suis le pain de vie. Mais nous trouvons là, malgré toutes les difficultés qui subsistent notamment du point de vue du nécessaire dialogue interreligieux – et de ce point de vue, il ne faudrait pas lire ces paroles de cette manière –, nous trouvons-là disais-je, une explication à notre problème : celui pour qui le Christ n’est pas le pain de sa vie, le principe même de sa vie, ne peut recevoir ses paroles que comme des commandements extérieurs, que comme une morale à appliquer. De ce point de vue, ses paroles sont effectivement dures et impossibles à réaliser, rappelez-vous les quelques paroles que nous avons entendues ensemble sur la justice et la perfection. De ce point de vue-là, l’Evangile est une Loi supplémentaire, plus dure encore que celle des pharisiens. Mais, ce serait manquer l’essence même de l’Evangile qui est avant tout l’invitation à participer à la vie du Christ, et non une morale ou une Loi qui appelle d’en-haut, de l’extérieur : c’est en nous que le Christ veut habiter par la foi, et il n’y a qu’au-dedans de nous, de l’intérieur, que ses paroles pourront être principe de vie, Evangile de grâce et non jugement de la Loi.
C’est parce que Pierre vit de la vie du Christ qu’il peut dire, comme une évidence personnelle, à qui irions-nous si ce n’est à toi ? Tu as les paroles de la vie éternelle. Au nom de quoi peut-il affirmer cela ? Au nom de la foi. Il ajoute en effet : Et nous avons cru (…) que tu es le Christ, le Saint de Dieu. Voilà un bel écho à la parole de Jésus : celui qui croit en moi a la vie éternelle. Voilà donc la porte par laquelle nous passerons de disciples rétifs et murmurants, qui entendent de l’extérieur les paroles du Christ, comme un appel d’en-haut détaché de nous-mêmes et trop lointain pour nos forces, à une vie de disciples confiants qui reçoivent les paroles du Christ, même exigeantes comme une invitation perpétuelle à se relever, à avancer, à s’épanouir malgré nos tares et nos pesantes habitudes. Par la foi, nous entendrons l’exigence de l’Evangile comme une bouffée d’air car elle sonnera comme le refus de s’abandonner à ce que trop souvent nous sommes : l’Evangile sera pour nous une piste de vie.
Ce qui sépare le groupe des disciples murmurants et le groupe des douze autour de Pierre, c’est donc la foi. On pourrait dire que les premiers ont une religion sans la foi : ils écoutent un prédicateur, un prophète, un pasteur, un prêtre de l’extérieur. Ils tentent de glaner quelques maximes, quelques préceptes, quelques valeurs pour ordonner leur vie, pour conférer un sens à leur vie. Mais cela ne va pas jusqu’à une véritable relation avec Dieu car il y a toujours une crainte, une inquiétude, un refus de confier sa vie de peur de la perdre. Alors on saupoudre sa vie d’Evangile, ou d’autres choses d’ailleurs. Loin de moi l’idée de jeter la pierre, ou de désigner précisément ce type de croyants dépeint aujourd’hui dans l’évangile : nous le sommes tous à certains moments. Moi comme vous.
Ce qu’il nous faut pour ne pas être dans une religiosité qui n’emplirait qu’à moitié notre vie, c’est la foi. Il nous faut passer de la Loi à l’Evangile, de la religion à la foi : il nous faut nous en remettre entièrement à Dieu, dans une confiance absolue. Sera-ce par une décision de notre volonté ? Par un effort personnel ? Par nos propres forces ? Non, c’est impossible. Le Christ dit en effet : nul ne peut venir à moi, si cela ne lui a été donné par le Père. La foi est un don de Dieu, elle n’est pas la somme des efforts de l’homme. Il ne nous faut donc pas produire activement un assentiment mais recevoir une parole passivement, dans la faiblesse de notre incroyance, dans la réalité de nos inquiétudes. Entendre une parole et la recevoir pour soi.
Mais quelle parole pourra produire en nous cette puissance de vie qui est la foi ? Quelle parole pourra se saisir de nous pour nous créer homme de nouveau, pour faire de nous des hommes et des femmes qui marchent debout, dans la confiance au Dieu sauveur ? Eh bien, ce ne sont pas les paroles dures que nous avons lues ensemble au début de notre méditation. Celles-ci ont leur place et sont aussi une nourriture pour nos vies, nous l’avons dit. Mais elles sont secondes, elles ressortent à la sanctification. Ce qui est premier, c’est la parole qui donne un objet à la foi, c’est la parole qui justifie. La foi est en effet la réponse que Dieu lui-même suscite en nous à son appel. Or l’appel de Dieu, sa parole première et la plus fondamentale, celle qui conditionne et qui permet d’entendre toutes les autres, est une parole d’amour. Voilà la seule parole qui peut susciter la foi : on ne peut se confier en Dieu que s’il se montre à nous sous la face d’un Dieu qui aime. Et qui aime inconditionnellement. Or tel est le Dieu de Jésus-Christ, tel est notre Dieu, tel est le Dieu véritable. Voilà pourquoi, comme Pierre, nous ne saurons aller à un autre que le Christ, voilà pourquoi pour nous aussi ses paroles sont les paroles de la vie éternelle : parce qu’en dépit de leur exigence et de leur apparente dureté, les paroles de Christ sont plus nourrissantes qu’aucun met et plus vivifiantes qu’aucune boisson : elles ont pour commencement et pour fin, l’amour inébranlable de Dieu pour les hommes. Et c’est installés par la parole même de Dieu, dans son amour, que nous pourrons vivre de nouveau, vivre une vie nouvelle : certes, parce que Dieu, par ces appels exigeants et répétés, nous transformera petit à petit pour le meilleur mais aussi et avant tout parce qu’en dépit de toutes nos chutes, de toutes failles, de toutes nos faiblesses, il y a aura toujours au-dessus de nous et au cœur de nous-mêmes la parole d’amour de Dieu, définitive et sans appel, portée par le prophète Jérémie : je t’aime d’un amour éternel, c’est pourquoi je te conserve ma bonté (Jér 31, 3). Voici pour nous les paroles de la vie éternelle, voici pour nous le pain de vie.
Je vous invite à la prière : Seigneur, accorde-nous la foi, donne-nous de placer en toi notre confiance et de tirer notre vie de ta vie, donne-nous le Christ à manger, qu’il soit pour nous pain de vie afin que vivifiés de sa présence, nous puissions porter du fruit où que nous allions, qui que nous rencontrions.
Amen.
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