Heureux les pauvres ! ?

Frères et sœurs, une simple question pour commencer : Qui d’entre nous oserait tenir de telles déclarations ?

Qui d’entre nous oserait dire : « Heureux vous les pauvres ! Heureux vous qui avez faim ! Heureux vous qui pleurez ! » ?.

Bien sûr pas dans l’espace relativement protégé d’une Église, ou à la compagnie d’autres chrétiens ou sympathisants. Non. Qui oserait dire ça devant tout le monde, devant LE monde ?

Prenons un exemple sur la scène politique et médiatique.
Même si on prend la fourchette la plus large, avec d’un côté une personnalité au zèle bigot, capable de soutenir sans frémir une morale de pensionnat d’un autre âge et à l’autre bout, un extrémiste cynique et obscène de belle facture fasciste capable de son côté de déclarer aux victimes d’un tremblement terre de son pays que coucher sous des tentes ça sera camping et pique nique,
donc même si on prend la fourchette large des déclarations publiques politiquement incorrectes ou humainement hasardeuses, il me semble que personne n’oserait dire ce que Jésus dit à la foule de disciples.

La seconde partie de la déclaration sur le « malheur aux riches ! » aurait sans doute un meilleur écho compte tenu de la conjoncture et de son petit goût de décroissance à la mode.

Mais de là à dire plus concrètement qu’il ne faut pas que les riches trouvent où nicher il y a un pas que personne ne fera, parce que, il faut bien le dire, le malheur qui est le plus reproché aux riches c’est surtout d’avoir pris notre part et notre place, celles qu’on aimerait bien avoir. C’est du reste pourquoi les riches chez Luc ce ne sont pas les quelques uns qui auraient pillé le monde et les autres de toutes ressources, ou qui ne veulent pas payer d’impôts, mais c’est l’homme, c’est l’humain dans son ensemble.
Donc la seconde partie n’est guère plus simple a assumer que la première. Personne n’oserait donc soutenir et répéter les paroles de Jésus, parce qu’il est certain que personne ne pourrait les entendre. Imaginez les gros titres si ils étaient entendus à notre époque : « Provocation », « Indécences », « Irrespects », « maladresse », et imaginez leur développement : « Incompréhensions du côté de la communauté des pauvres, des SDF, des pleureuses etc. », « le comité de défense des gens qui n’ont rien réclame des excuses et réfléchit aux suites judiciaires à donner », « la blogosphère en ébullition après les propos contestables sur… », et blablabla et blablabla… Et si ce n’était pas dans la Bible, il n’est pas certain que les Églises fréquemment entraînées par le pesant souci de la bonne conscience ne se fendraient pas elles aussi d’une pieuse indignation…

Alors pourquoi les propos de Jésus sont-ils a priori inaudibles, même si selon le texte cela n’a pas provoqué le moindre scandale lorsqu’il les a dit ? C’est évidement parce que ce n’est pas une conception du bonheur compatible avec les aspirations humaines. Pour l’humain en effet, il n’y a de bonheur que si on se retrouve comblé. Être heureux selon l’aspiration humaine c’est être comblé, pas besoin d’aller plus loin parce que c’est justement l’état qui est sensé ne pas connaître de plus loin. Or là sont déclarés « heureux » uniquement des gens qui manquent : les pauvres, ceux qui ont faim, ceux qui pleurent. Et tout le problème est là : comment Jésus peut-il déclarer « heureux » des gens qui ne sont pas comblés mais au contraire manquent, sont dans le manque ?!

A la limite, déclarer heureux des gens qui ne sont pas complètement comblés parce qu’ils n’auraient pas forcément atteint absolument tout ce qu’on peut espérer atteindre mais qui ne sont pas non plus dans le manque, ça pourrait à la rigueur passer.

Mais là, c’est l’inverse.

Alors bien sûr, il y a une manière de faire pour rendre le texte acceptable selon l’aspiration humaine : c’est d’insister sur la promesse de recevoir plus tard, et donc d’être comblé plus tard, et même d’être encore plus comblé que ce que l’on peut l’être humainement. Il suffit de ne pas déclarer heureux les pauvres, ceux qui ont faim, ceux qui pleurent parce qu’ils sont pauvres, parce qu’ils ont faim et qu’il pleurent mais parce qu’ils vont plus tard recevoir ce qui leur manque et ainsi ils seront comblés. Car après tout, certes Jésus dit : « heureux vous les pauvres », et en entendant cela on ne sait pas trop où se mettre, mais il rajoute  : « car le royaume de Dieu est à vous » ; certes il dit : « heureux vous qui avez faim maintenant », et en entendant cela on est mal à l’aise, mais il rajoute : « car vous serez rassasiés !» ; certes il dit : « heureux vous qui pleurez maintenant » et en entendant cela on est confus mais il rajoute « car vous serez dans la joie ! » etc. … Si donc la perspective d’être comblé, plus tard, par un bonheur incommensurable est bien là, alors le propos est récupérable, on peut le soutenir, ce n’est probablement pas celui qu’on va mettre en avant, mais après tout, vu que sa promesse de bonheur dépasse tout, on peut bien accepter qu’il déclare heureuses des situations qui nous paraissent à l’opposé. Ouf, la morale est sauve !

« Allons, dira le pragmatique, certes Jésus a eu des paroles bien curieuses en déclarant heureux les pires situations qui puissent arriver aux gens mais au moins ses promesses de bonheur vont bien au delà de ce qu’on peut espérer donc c’est bien à la lumière de ses promesses immenses qu’il faut comprendre ses paroles étranges ». Et donc par cet habile tour de passe passe, il est même possible d’aller jusqu’à dire que si Jésus a déclaré « heureux » les gens qui sont dans ces situations là, c’est pour qu’on ne s’attache à rien de terrestre ou de matériel et qu’on vise plus loin. Et on parvient alors par glissements successifs à faire dire aux paroles de Jésus tout le contraire de ce qu’elles disent, on les noie dans notre fantasme et notre convoitise. Les pauvres peuvent retourner à leur pauvreté, le bonheur n’est plus pour eux. Invoquer le manque et la pauvreté n’est qu’un alibi, une façon de parler, ou une façon de mettre au pas. Le bonheur n’est que pour ceux qui le méritent…
Bien évidement, tout le problème est que les Églises préfèrent largement promettre du bonheur (surtout dans une société comme la nôtre) avec parfois des slogans comme par exemple : « Dieu est un bonheur pour tous les humains ! » Pour balayer aussi devant notre porte, les protestants de leur côté préféreront plutôt promettre ou invoquer la prospérité signe de la sanctification ou dans un autre registre plus charismatique la guérison… Toute la question, c’est : est-ce qu’on peut déconnecter la prédication de l’évangile, l’annonce du Dieu chrétien, de tout bonheur, de toute perspective de bonheur ? Je pense que tout est là dans cette ambiguïté là, dans cette difficulté là.

Si vous n’agitez pas l’ombre d’un bonheur possible, personne ne s’intéresse à ce que vous proposez, à ce que vous dites, et en même temps le bonheur invoqué se révèle très souvent une cruelle illusion qui menace de tout emporter en s’évanouissant. Et parfois c’est plus qu’une illusion, c’est même une tentation et le désastre qui s’ensuit n’est pas moindre.
Si pour illustrer cela on revient en arrière à l’époque de l’AT les choses sont claires et simples : il y a une promesse, avoir une terre promise, être une grande nation, donc il y a un idéal d’être comblé, un accomplissement qui est d’avoir la terre promise et d’être une grande nation. Mais la Bible nous révèle, et c’est son prix inestimable, que si la promesse a mis le peuple en route, qu’elle lui a fait vivre une histoire qu’absolument aucun peuple peut se vanter d’avoir vécu, dès lors qu’elle a été accomplie – donc que le peuple a été comblé – ce fut le début de la fin. Le peuple se détourne de son Dieu, se divise, s’entretue, du coup s’affaiblit, se fait exterminer pour la partie nord a priori la plus prospère, se fait exiler pour la partie sud et ne retrouve plus jamais la moindre autonomie. Autrement dit, je ne vois pas très bien ce qui empêche de dire que c’est la réalisation de son bonheur qui a engendré la perdition quasi totale et définitive du peuple élu.

Et entre parenthèse certains rabbins ne sont pas dupes en pensant qu’il faut insister sur le fait que dans la Torah, la partie la plus importante pour eux, le peuple ne possède pas la terre.
Schématiquement, on peut alors penser que l’AT a justement été écrit à partir de cette expérience violente et douloureuse de l’échec du bonheur, à la fois dangereux parce que chargé de convoitise, perdu parce que « impossible » et broyé parce que méprisé, que c’est ensuite autour de l’exil et des multiples dominations étrangères par la suite qu’ont été mis par écrit tous les récits (qui existaient sans doute sous forme orale). Et peut-être après tout qu’un des meilleurs récits sur la question, extrêmement réfléchi, médité et écrit avec la sueur acide mais courageuse de l’existence, c’est ce fameux récit de la chute dans le livre de la Genèse : ce jardin du bonheur qu’on ne saisit très lointainement qu’après le drame irréversible de sa perte. Bonheur réel pourtant sacrifié sur l’autel du fantasme d’un bonheur jugé plus grand, plus total, plus parfait.

Et finalement est-ce que le bonheur pour l’humain ce n’est pas toujours ce qu’il méprise tant qu’il l’a ou qu’il le vit, croyant qu’il y a plus, et ce qu’il comprend mieux mais pleure quand il l’a perdu ?
Du coup, est-ce que la prédication, lorsqu’elle promet (sans trop y réfléchir) des félicités éternelles, des bonheurs absolus, des accomplissements parfaits et prétend motiver les gens autour, ne se fait pas involontairement la parole du serpent ? Toute l’ambiguïté, je le répète, est là, parce qu’il ne fait aucun doute qu’une promesse un tant soit peu comprise en dehors de la foi, se transforme immanquablement en redoutable convoitise et en chemin de perdition. Or, il n’y a aucune raison pour croire que nous sommes plus spirituels que les hébreux qui se sont fourvoyés. C’est pourquoi, ce matin, je prêche qu’il ne faut pas travestir les paroles de Jésus.

Il dit : « heureux les pauvres » et c’est à prendre au pied de la lettre, pas à référer à quelques rêveries lointaines. En disant : « heureux les pauvres », Jésus nous dit plusieurs choses uniques :

Premièrement le bonheur n’est pas une quête, quelque chose qui vient après une conquête, après une mise à l’épreuve, après une réussite quelconque. Il n’est pas un futur, un but, un salaire, une récompense. Il est un présent dans les deux sens du terme : un ici et maintenant donc un temps présent, et une grâce donc un présent au sens du don. Le référer à un futur c’est en faire la parole du serpent, une convoitise, une tentation, une ruine. Le bonheur au futur c’est le bonheur au passé : il ne sera que pleurs et grincements de dents!

Deuxièmement le bonheur, l’expérience du bonheur, ne change pas notre nature. Nous sommes « créatures » donc des êtres finis dont la vocation profonde et irrévocable est de n’être accomplis que dans la relation. La relation à Dieu et la relation aux autres. Autrement dit, aucun bonheur ne fera jamais de nous des dieux au sens d’êtres qui ne manqueraient de rien, qui n’auraient besoin de rien ni de personne, cela encore une fois c’est la promesse du diable. Alors, plus on manque et plus on cherche la relation et plus on a de chance de trouver ce bonheur, ce présent, cet accomplissement qui n’a lieu que dans la relation.

Et c’est sans doute là que se trouve la vérité des paroles étonnantes et inaudibles de Jésus :

« Heureux vous les pauvres car le royaume de Dieu est à vous ! » (c’est d’abord un présent),

« Heureux vous qui avez faim maintenant car vous serez rassasiés ! »

« Heureux vous qui pleurez maintenant car vous serez dans la joie ! » (la recherche de la relation vous mettra en lien et permettra que la grâce vous édifie et vous sanctifie, le futur c’est le futur de la réalisation et de la fructification du présent).

Un dernier point pour conclure : Pourquoi ces paroles de Jésus n’ont pas scandalisés son auditoire, et qu’il n’a pas eu besoin de les expliquer longuement et laborieusement pour qu’elles soient comprises immédiatement ? Parce qu’il est le seul pour qui entre ses paroles et lui il n’y a jamais eu ni écarts, ni doutes, ni tromperies. Il a accompli parfaitement ce pour quoi il a été envoyé : manifester jusqu’au bout la Parole et l’amour de Dieu pour le monde. Et c’est bien pourquoi c’est lui, Jésus-Christ, notre accomplissement et notre bonheur.

Amen.

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