Ce que « maître Nicodème » nous apprend sur la foi… et sur nous-mêmes !

Lecture Biblique : Jean 3, 1-21

 

Prédication

En 1544, Jean Calvin publie un petit texte polémique dans lequel il s’en prend à ceux qu’il appelle « Messieurs les Nicodémites ». Qui sont ces Nicodémites ? Eh bien il s’agit de tous ceux qui étaient à ce moment-là attirés par les nouvelles idées de la Réforme, mais qui, par peur des persécutions, ou de l’exil, préféraient se cacher, dissimuler leurs convictions, et continuer extérieurement à respecter les pratiques de l’Église catholique romaine. Comme Nicodème s’approche de Jésus de nuit, ils s’approchaient de la Réforme de l’intérieur, mais sans se sentir obligés de changer leurs pratiques extérieures.

« Ils n’ont pour tout potage que ce misérable subterfuge », nous dit Calvin, dans cette langue fleurie dont il a le secret, « ils n’ont pour potage que ce misérable subterfuge, que l’affection intérieure est à Dieu, quelque semblant qu’ils fassent devant les hommes ». Autrement dit, ces Nicodémites prétendent que la vie extérieure n’a pas vraiment d’importance, la seule chose qui est essentielle, c’est de réserver notre intérieur à Dieu, c’est-à-dire notre cœur et notre conscience. En relisant ce texte, et en relisant le texte de l’Évangile, je me suis dit que finalement, nous chrétiens protestants français de ce début de XXIème siècle, nous chrétiens absorbés, assimilés par ce rouleau compresseur de la sécularisation, je crois bien que nous sommes aussi, et tous, des Nicodémites. Oui, nous sommes tous des Nicodémites car notre « potage » est le même : nous réservons à Dieu le trésor de notre intériorité (notre cœur, notre conscience), quant à notre vie extérieure, nous consentons joyeusement qu’elle appartienne plutôt au monde, qu’elle appartienne au siècle, et nous nous accommodons plutôt bien de cette répartition des tâches.

Alors s’il est vrai que nous sommes tous de joyeux Nicodémites, il est peut-être temps de réviser le procès de ce pauvre Nicodème. C’est ce que je vous propose de faire ce matin : en quelque sorte un plaidoyer pour Nicodème. En dépit de l’apparente sévérité de Calvin à son endroit, je voudrais tenter de vous montrer à quel point ce personnage de Nicodème nous enseigne quelques précieuses vérités, sur la foi … et sur nous-mêmes.

 

  • Pour commencer, je voudrais d’abord revenir sur les lieux de cette affaire, et tenter de reconstituer la scène. Nous sommes à Jérusalem, dans les premiers temps du ministère de Jésus Christ. Le récit de l’Évangile nous apprend qu’après avoir chassé les marchands du Temple, Jésus avait accompli de nombreux signes extraordinaires :

« beaucoup crurent en son nom », lit-on, « à la vue des signes qu’il accomplissait. Mais Jésus, lui, ne croyait pas en eux, car il les connaissait tous » (Jn 2, 23-25)

Jésus donc n’a pas confiance aux hommes, il n’a pas confiance pourrait-on dire, aux croyants, il se méfie de cette foi naïve des habitants de Jérusalem : ils sont simplement éblouis par les signes qu’il accompli, mais ils n’ont pas vraiment compris qui il est et quel est le sens de sa venue.

Et c’est précisément à ce moment-là que Nicodème entre en scène.

« Il vint de nuit trouver Jésus, et lui dit : « Rabbi, nous savons que tu es un maître qui vient de la part de Dieu » (Jn 3,2)

Et là, Jésus engage librement la discussion avec Nicodème. C’est étonnant de constater cette hospitalité et cette bienveillance de Jésus envers Nicodème, alors que juste auparavant, l’Évangéliste a souligné le fait que Jésus ne croyait pas en la bonne foi des habitants de Jérusalem. On peut même s’étonner qu’il lui dispense si généreusement son enseignement. Tout porte à croire donc que Jésus avait de l’estime pour Nicodème. Sinon, il n’aurait pas pris la peine de lui enseigner des choses aussi précieuses. Lui qui connait si bien le cœur des hommes, il a bien jugé Nicodème digne d’accueillir sa Parole, je dirais même plus : il l’a jugé digne de son amitié.

Finalement, ce Nicodème me fait me fait penser à un des Douze disciples, celui qu’on appelle Thomas ; ce pauvre Thomas, souvenez-vous, qui avait ouvertement exprimé son incrédulité au moment de la Résurrection. Pourtant, Jésus ne l’a pas repoussé ; au contraire il est venu à sa rencontre, pour lui permettre de le reconnaître et de sortir de son doute. Une fois de plus, Jésus nous montre ici qu’il est venu d’abord et avant tout pour s’occuper des malades, c’est à dire des incroyants. Il s’intéresse davantage à celui qui croit ne pas croire (ou qui n’ose pas croire, ou pas tout à fait), et qui ose pourtant venir le voir de nuit, au péril de sa vie, plutôt qu’à celui qui est fièrement convaincu de croire, mais qui lui tournera le dos dès la première déconvenue, ce qui sera précisément le cas des habitants de Jérusalem. Oui sachez-le, Jésus se méfie des convaincus !

 

  • Je voudrais maintenant en venir à un deuxième argument, un deuxième motif de réhabilitation du cas Nicodème. Il est venu à la rencontre de Jésus de nuit, et ce qu’on lui reproche, c’est d’avoir eu peur d’exprimer au grand jour son attachement (ou son intérêt) pour Jésus. Je ne veux pas chercher à nier cette peur, mais je voudrais ici démontrer que Nicodème avait en effet de bonnes raisons, de très bonnes raisons d’avoir peur.

Comme l’Évangéliste le souligne, Nicodème faisait partie des notables juifs. Jésus le dit lui-même, Nicodème était reconnu pour être un « maître en Israël » (3,10). Il avait donc non seulement une réputation, mais un statut à défendre. Et on doit se souvenir qu’au moment où l’Évangile a été écrit, à la fin du 1er siècle, pour un juif, affirmer son attachement à Jésus était tout simplement synonyme d’exclusion de la communauté, c’est-à-dire ni plus ni moins synonyme d’une mort sociale. Pour un juif du 1er siècle, être exclu de la communauté, c’est perdre son statut, perdre ses liens familiaux, ses liens sociaux, les liens d’appartenance qui structurent l’existence.  Ce qui était en jeu pour Nicodème, c’était donc sa vie elle-même. Alors c’est très facile de condamner Nicodème, c’est très facile de l’accuser de lâcheté, alors que nous sommes confortablement installés dans notre chrétienté établie, en toute sécurité. Qu’avons-nous à perdre, aujourd’hui, à être chrétien ? Il faut bien le reconnaître : pas grand-chose. Et d’autant moins sous l’effet de la sécularisation, et qui plus est dans notre église protestante française : notre protestantisme a si bien intégré les règles de la laïcité, il a si bien assimilé les codes de la sécularisation, que notre foi se trouve dépouillée de toutes manifestations extérieures, dépouillée de tous signes ostensibles. Notre foi a trouvé refuge dans la citadelle de notre conscience, dans la pure intériorité. Si bien que nous n’avons plus besoin en effet de nous cacher pour venir au culte de nuit. Non ce n’est plus nécessaire, car notre foi de toute façon est déjà devenue invisible et socialement transparente.

Et puisqu’il est question de vie, je voudrais maintenant attirer votre attention sur un aspect du texte de l’Évangile, pour apporter un éclairage complémentaire sur la peur de Nicodème. Vous l’avez entendu, Nicodème ne comprend pas comment on peut faire pour « naître d’en-haut ». En effet, Jésus lui a expliqué que pour entrer dans le Royaume de Dieu, il faut passer par cette naissance, une naissance qui vient d’en-haut, une naissance suscitée par l’Esprit. Mais Nicodème ne comprend pas, il s’enlise, il s’enfonce dans son incompréhension, et il répond à Jésus :

« Mais comment cela peut-il se faire ? » (3,9)

Au final, c’est pour répondre à cette question que Jésus lui déclare, un peu plus loin :

« Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné son fils, son unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle » (3,16)

On oublie trop souvent que cette déclaration, cette parole de Jésus fait partie de cette discussion avec Nicodème, et précisément pour répondre à son inquiétude, à son incompréhension au sujet de cette « naissance d’en-haut ».

Dans cette phrase, que l’on connait presque par cœur, à force de la répéter, comme un refrain, je voudrais attirer votre attention sur la chose suivante :

« ne périsse pas mais ait la vie éternelle », dit Jésus. Ici le verbe avoir est bien au présent. Ce qui signifie que la vie qui est promise, cette vie qu’on appelle « éternelle », n’est pas une autre vie, une vie pour après la mort, mais une vie au présent, une vie que nous pouvons vivre dès à présent. Et cette vie de plénitude n’est pas une autre vie ; cette vie est bien la nôtre ; car une vie, on n’en a qu’une, et c’est cette vie, la nôtre, qui est promise à l’éternité, c’est cette vie qui, dès maintenant, par la foi en Jésus Christ, peut revêtir la couleur de l’éternité, la couleur de la plénitude.

On peut alors comprendre pourquoi Jésus affirme cela en réponse à la question de Nicodème. Car s’il ne comprend pas comment on peut faire pour naître d’en-haut, et s’il s’en inquiète, c’est peut-être tout simplement parce qu’il a peur de devoir changer de vie. Jésus Christ ne condamne pas sa peur : au contraire, il l’accueille, et la promesse d’une vie éternelle est là pour la désactiver. Car la naissance « d’en-haut », celle qui ouvre les portes de la vie éternelle, est une naissance suscitée par l’Esprit. Dès lors, cette vie éternelle n’est pas une autre vie, et cette naissance n’est pas une nouvelle naissance au sens biologique, ni même au sens d’un changement d’identité sociologique ou de statut. Si Nicodème a bien compris cette parole de Jésus, il doit comprendre qu’il n’a plus aucune raison d’avoir peur : s’il doit naître d’en-haut, ce n’est pas pour quitter ou abandonner la vie qui est la sienne, maintenant. Cette naissance d’en haut à laquelle il est invité, est une naissance qui suscite une forme de vie nouvelle, une vie de plénitude, une vie renouvelée, une vie, pourrait-on dire « amplifiée », remplie dès maintenant, par l’accueil de l’amour de Dieu, et par la présence vivifiante du Christ.

 

  • Ensuite, vous qui connaissez bien l’Évangile, vous n’êtes pas sans savoir que Nicodème a précisément eu le courage d’affirmer ouvertement son attachement à Jésus Christ, et qui plus est de le faire au moment le plus improbable, au moment, si j’ose dire le plus crucial, le plus déterminant. Vous savez, on dit que « c’est au pied du mur que l’on voit le maçon », c’est au pied du mur, c’est-à-dire à l’ouvrage, que l’on peut faire la différence entre celui qui prétend être maçon et celui qui l’est vraiment. Eh bien, de la même manière, c’est au pied de la Croix que l’on voit le chrétien. Et justement, c’est au pied de la Croix que Nicodème a manifesté sa foi. Et pas par des grands discours, ou des grandes prédications. Il a confessé sa foi par un geste : au pied de la Croix, avec Joseph d’Arimathée, c’est Nicodème qui a recueilli silencieusement le corps de Jésus Christ, c’est lui qui a pris soin discrètement du corps de Jésus Christ pour le mener au tombeau. En cette occasion ô combien tragique, malgré la mise à mort infâmante de la crucifixion, Nicodème a voulu rendre honneur à Jésus Christ.

Dois-je vous rappeler que lorsque notre Seigneur Jésus Christ est mort sur la croix, tout le monde lui avait tourné le dos ! Simon-Pierre lui-même, son disciple le plus zélé, l’a renié, et par trois fois ! Voilà les beaux discours ! Voilà les belles convictions !

On comprend mieux alors pourquoi Jésus a déclaré :

« Il faut que le Fils de l’homme soit élevé » (3,14),

et un peu plus loin :

« La lumière est venue dans le monde, et les hommes ont préféré l’obscurité à la lumière » (3,19)

A travers ces paroles, Jésus annonçait sa propre élévation, c’est-à-dire la Croix, le scandale de la Croix, ce scandale que nous avons tant de mal à accepter. Alors je vous invite à vous poser cette question, dans le secret de votre cœur, cette question que je me pose à moi-même : « si aujourd’hui Jésus était crucifié sur la place publique, et si tous ceux qui se prétendent chrétiens l’avaient renié, en toute honnêteté, aurais-je vraiment le courage de venir, moi seul, au pied de la Croix, pour prendre soin de sa dépouille ? Si son corps meurtri était entre mes bras, là, maintenant, au pied de la Croix, et si l’Église chrétienne s’était effondrée, aurais-je l’audace, moi seul, d’affirmer à la face du monde : « oui, cet homme était vraiment le Fils de Dieu » ?

Voilà l’épreuve de la Croix. Voilà l’épreuve qui dévoile notre faiblesse, celle qui met au jour l’inconsistance de nos convictions. Car la foi n’est pas une conviction, elle n’est pas une œuvre entre nos mains. La foi est un don. La foi n’est que don, et le scandale de la Croix, l’épreuve de la Croix est là pour nous le rappeler. La Croix est le geste par lequel Dieu condamne toutes les fausses convictions, les fausses sécurités. Le Croix est ce geste par lequel Dieu conteste et abat toutes les murailles derrière lesquelles l’homme cherche à se protéger, à l’abri de la lumière, à l’abri de ce projecteur qu’est le jugement divin, un jugement qui nous dévoile tels que nous sommes, dans toute notre faillibilité.

 

Pour conclure, on comprend mieux pourquoi Jésus utilise cette image de la naissance pour expliquer ce qui se passe dans la vie d’un croyant.

C’est une naissance, car c’est bien la vie qui en jeu. La foi ne se joue pas seulement sur le terrain de l’opinion, ou de la connaissance ; il ne s’agit pas seulement d’adhérer à des idées. La foi est une expérience qui affecte notre existence dans toute son épaisseur, notre vie : c’est donc pour cela qu’il est question d’une naissance, et pas seulement d’un savoir, d’une connaissance.

Ensuite, c’est une naissance parce que c’est un don. Vous le savez bien, on ne choisit pas de naître : pour chacun d’entre nous, la vie est un don. Nous l’avons reçue, et cela fait parti des choses qui nous échappent. De la même manière, la foi en Jésus Christ, la foi de Jésus Christ comme dirait Paul, cette foi n’est pas notre chose, elle n’est pas un instrument entre nos mains, nous ne pouvons pas nous prévaloir d’en être l’auteur.

Enfin, si l’entrée dans la foi peut être comparée à une naissance, c’est aussi pour expliquer la faiblesse de la foi, le dénuement, le dépouillement de la foi. Comme le nouveau-né qui vient d’arriver au monde, la foi est une chose bien fragile, une chose qui pèse bien peu. Et la croix nous rappelle cette fragilité ; devant la croix, nous devons prendre conscience que la foi est d’abord synonyme d’abandon : abandon de tout prétention de gloire, abandon de tout triomphalisme, de toute volonté de puissance. La foi est cet abandon qui nous rend enfin capable d’accueillir ce qui nous est donné, capables d’accueillir cet amour incompréhensible, cet amour inouï que Dieu nous révèle par son Fils Jésus Christ.

Amen

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