Chers frères et sœurs, le psaume offert à notre prière ce matin porte une demande
fondamentale : O Dieu, fais-nous revenir vers Toi ! Fais briller ta face, et nous serons sauvés!
(Psaume 80, 4) Et si ce psaume nous est donné aujourd’hui c’est qu’il faut que cette prière
devienne notre prière. Il faut que nous aussi nous puissions prier, avec les mêmes mots et avec
nos propres mots : O Dieu, fais-nous revenir vers Toi ! Fais briller ta face, et nous serons
sauvés !
Mais voilà, pour faire nôtre cette prière, il faut d’abord la comprendre. Nous ne
pouvons pas rabâcher sans intelligence dans la prière… Que demande-t-on quand on exprime
le désir revenir vers Dieu ? L’Ecriture laisse un indice précieux en disant et nous serons
sauvés (Ps 80, 4). Prier de retourner à Dieu c’est donc aspirer au salut. Mais ici la question
rebondit. Qu’est-ce que le salut ? A quoi aspire-t-on quand on parle de salut ? Et même,
aspire-t-on encore au salut ?
Peut-être pourrait-on rapprocher cette quête du salut d’une autre quête tout aussi
fondamentale et tout aussi universelle : tous les hommes recherchent le bonheur. Nous
désirons tous être heureux. Et en effet le salut a pour synonyme en latin beatitudo, la
béatitude, que l’on peut aussi traduire par « bonheur ».
Sommes-nous cependant plus avancés ? Si l’aspiration au salut a quelque chose à voir
avec la quête du bonheur, reste à déterminer ce qu’est le bonheur ! Or face au bonheur nous
sommes devant un paradoxe : nous aspirons tous au bonheur, nous en avons tous une
intuition, un sentiment, mais dès qu’il s’agit de le définir précisément, personne ne s’accorde.
Montaigne recense près de 300 philosophies répondant différemment à la question du
bonheur! Aujourd’hui, la notion de bien-être semble cependant recueillir la plupart des
suffrages. Et pourtant, si tous aspirent au bien-être, nous trouvons plutôt dans nos sociétés un
mal-être grandissant. Et il ne s’agit pas ici d’un constat pessimiste mais d’un fait : si tous ne
sont pas touchés, de plus en plus de jeunes et de moins jeunes souffrent d’un mal-être. Partout
on entend parler de ce mal-être : dépression, burn-out, bore-out (c’est-à-dire surmenage,
ennui), stress, angoisse etc. Bref, alors même que l’homme aspire au bonheur, au bien-être par
exemple, il ne trouve bien souvent que le mal-être ou, en tout cas, il ne trouve pas le bonheur
qu’il cherchait si ardemment.
Pourquoi un tel paradoxe ? Chacun doit apporter sa réponse : le sociologue, le
psychiatre, le psychologue, le politique, le philosophe etc. Mais aujourd’hui, sans négliger la
richesse de ces analyses, il nous faut aussi écouter la Parole de Dieu. Prenons le prophète
Esaïe qui lui aussi a vécu dans une société en crise : nous espérions la lumière, et voici les
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ténèbres ; la clarté, et nous marchons dans l’obscurité. Nous tâtonnons comme ceux qui n’ont
pas leurs yeux ; nous trébuchons au milieu du jour comme au crépuscule, au milieu de
l’abondance nous ressemblons à des morts. […] Nous espérions le droit, mais rien ! Le salut,
mais il est loin de nous ! (Esaïe 59, 9b-10.11b)
Esaïe aussi décrit ce paradoxe de notre condition. Mais alors comment l’expliquer ?
Comment se fait-il que nous ayons une idée du bonheur sans pouvoir ni l’atteindre ni le
définir avec précision ? Pourquoi cette aspiration si forte et si fondamentale est-elle si peu
efficace ? Poursuivons la lecture d’Esaïe : Car nos crimes sont nombreux devant Dieu, et nos
péchés témoignent contre nous […] Crimes et tromperies envers l’Eternel, écarts loin de
notre Dieu ; […] paroles de mensonges conçues et murmurées dans le cœur de sorte que le
droit a été repoussé, et que la justice se tient éloignée. (Esaïe 59, 12.14)
Le langage est dur, je vous le concède, mais cherchons tout de même la parole de Dieu
pour nous dans ces lignes. Que nous dit Esaïe ici ? En un mot que l’aspiration au bonheur
trouve aussi un obstacle en nous-même. Et cela, il nous faut le réapprendre car l’aspiration au
bonheur ne prend pas seulement la forme d’une quête du bien-être mais se fait aussi désir de
justice. Or, aujourd’hui tout le monde s’indigne contre quelque chose, tout le monde réclame
plus de justice. On s’indigne contre les autres. Quand il s’agit d’identifier la racine de
l’injustice à l’extérieur de nous-mêmes, tout le monde prend la parole… Mais l’Ecriture nous
dévoile une autre indignation tout aussi nécessaire : le cri contre l’injustice doit
s’accompagner d’un travail sur soi ; il faut reconnaître que nous participons aussi à
l’éloignement de la justice. Il faut aussi s’indigner de soi-même et pas seulement des autres !
Faisons un point d’étape : nous sommes partis de la quête du salut pour nous
interroger sur l’aspiration fondamentale au bonheur dont le désir de bien-être et la soif de
justice nous ont paru les plus significatifs. Mais voilà que cette aspiration au bonheur
s’interprète différemment avec Esaïe : nous constatons que nous ne possédons pas le bonheur
auquel nous aspirons mais aussi que nous avons dans cet échec une part de responsabilité à la
fois personnelle et collective. En d’autres termes, nous avons constaté l’incapacité de
l’homme à atteindre le bonheur par lui-même, tout seul.
Voilà qui nous amène justement à passer de l’examen du contenu de la prière à la
manière de prier. Voilà qui nous fait passer de la quête du salut, de l’aspiration au bonheur à
Celui à qui le psalmiste l’adresse transformant ainsi un désir en une prière. Il dit en effet : O
Dieu, fais-nous revenir ! Fais briller ta face, et nous serons sauvés ! (Psaume 80, 4) Il nous
faut relever une évidence : la psalmiste ne s’adresse pas à lui-même ou bien à d’autres
hommes mais à Dieu. Autrement dit, la prière commence lorsque je reconnais que je ne peux
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plus et même que je ne peux rien pour mon bonheur. Je me tourne vers l’Autre c’est-à-dire
qu’au lieu de désespérer, de m’abîmer dans le désespoir de moi-même, je me mets contre
toute attente à espérer dans un Autre. Et déjà là la prière est une grâce car alors même que je
pourrais m’enliser dans le doute et penser que mon désir d’être heureux n’est qu’une illusion
hors de portée, je continue à espérer mon bonheur, à espérer d’une espérance nouvelle. Déjà
là, Dieu me relève et me fais revivre.
Mais dans cette magnifique prière, nous percevons aussi en lieu et place du brouillard
qui entourait notre idée du bonheur un début de clarté. Le salut, le bonheur était pour nous des
mots vagues. Nous en percevions la pertinence, nous en forgions des approximations mais
nous avancions dans l’obscurité. Mais en commençant notre prière, leur signification se
précise : fais-nous revenir vers Toi ! Fais briller ta face ! Voilà le sens du salut, donc du
bonheur, qui commence à se dévoiler. Prier pour son bonheur c’est prier que nous retournions
à Dieu. C’est donc que le bonheur tient dans une relation. Il ne s’agit pas d’aller vers un
concept, ni d’atteindre un état mais de marcher vers quelqu’un, de s’acheminer vers Dieu. Le
bonheur est relation. Prier pour son salut c’est aussi prier pour que la face de Dieu brille. Ici le
langage est plus compliqué. Fais briller ta face : quelle signification accordée à ces mots ?
Dans les Ecritures, évoquer la face de Dieu c’est évoquer sa présence. C’est d’ailleurs par ses
mots que se terminaient les cultes célébrés au Temple, dans la présence de Dieu, une fois que
le dialogue entre Dieu et son peuple était renoué. On trouve cette bénédiction dans le livre des
Nombres : Que l’Eternel te bénisse et te garde ! Que l’Eternel fasse briller sa face sur toi et
t’accorde sa grâce ! Que l’Eternel lève sa face vers toi et te donne la paix ! Le bonheur
véritable tient donc dans une relation et une présence. Il ne s’agit donc pas d’aller vers
quelqu’un pour qu’il nous accorde quelque chose mais de cheminer vers une personne pour
être avec elle tout simplement. Il ne s’agit pas d’une relation commerciale, d’une transaction.
Au contraire, c’est une relation qui s’épanouie dans une présence partagée. Voilà ce qui se
cache dans notre aspiration fondamentale au bonheur et que nous n’arrivons pas à formuler
clairement ! Nous cherchons à être en relation, à nous tenir dans une présence. Saint Augustin
le formule admirablement au début des Confessions (I, 1) où s’adressant à Dieu il dit : « Tu
nous as faits pour toi et notre cœur est sans repos, inquiet, jusqu’à ce qu’il repose en
toi.»
Cela le psalmiste l’avait bien compris puisqu’au milieu de son chant nous trouvons
une autre demande, non plus fais-nous revenir vers toi mais Dieu des armées [c’est-à-dire
Dieu du ciel, c’est l’armée des étoiles] reviens donc ! (Psaume 80, 15) et même dans les
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premières lignes Mets-toi en marche pour notre salut ! (80, 3) L’appel n’est donc plus
seulement que l’homme aille vers Dieu mais aussi que Dieu lui-même vienne à l’homme. En
fait, il prie pour Dieu et l’homme se rencontre. Voilà un autre mot qui complète les autres : le
bonheur est une rencontre. Mais on le sent dans cette rencontre tout dépend de Dieu : c’est
Dieu qui nous fait venir à Lui et c’est Lui qui vient à nous. En fait, le psalmiste semble prier
Dieu en disant : fais-nous revenir à toi en venant toi-même vers nous. Ce à quoi le psalmiste
aspire c’est un Dieu qui vient à nous.
Mais voilà chers frères et sœurs, le psalmiste ne fait qu’y aspirer. Il ne voit pas
l’accomplissement de sa prière. Il est encore dans l’attente de la venue de Dieu si bien que sa
prière s’achève encore sur cette demande répétée : Eternel, fais-nous revenir ! Fais briller ta
face, et nous serons sauvés. (Psaume 80, 20) Sa demande n’est pas celle, tranquille, du
bienheureux déjà unis à Dieu. Non, sa prière est celle d’un homme qui parce qu’il aspire
tellement à Dieu s’indigne de son absence. Il n’hésite pas en effet à prendre son Dieu à partie
Jusqu’à quand t’irriteras-tu contre la prière de ton peuple ? Pourquoi as-tu fait des brèches
dans ta vigne [c’est-à-dire le peuple d’Israël] en sorte que tous les passants la grappillent ?
(Psaume 80, 5.13) Sa prière conjugue beauté et effroi. Beauté du désir de rencontrer Dieu et
effroi de l’absence de ce Dieu désiré… Combien de fois expérimentons-nous aussi cet étrange
mélange dans notre prière ?
Mais voici chers frères et sœurs, cette prière était le désir d’un Dieu qui vienne à nous,
d’un Dieu qui soit avec nous. Tel est le nom du Dieu auquel le psalmiste aspire, le nom du
Dieu auquel toute l’humanité aspire avec Lui : Emmanuel, « Dieu avec nous ». Et voilà chers
frères et sœurs, au milieu du désert de la prière, au cœur de l’attente, dans la faible espérance,
au milieu de l’absence jaillit l’accomplissement ! Voilà qu’après avoir allumé en nous une
soif intarissable de Dieu, l’Ecriture nous annonce une bonne nouvelle : Dieu a entendu et
répondu à la prière du psalmiste, à notre prière. Dieu écoute, Dieu répond, Dieu accomplit sa
promesse. Dieu nous donne son Fils.
Nous demandions à Dieu de nous faire venir à Lui… Tournons les yeux vers le Christ,
l’homme Jésus, et voyons-le se présenter pour nous et pour toute l’humanité auprès de Dieu,
dans l’épître nous lisons en effet : En entrant dans le monde, le Christ dit […] voici je viens
pour faire Ô Dieu ta volonté. (Hébreux 10, 5.7) Voici un homme, un vrai homme, qui est allé
vers Dieu. Et en y allant, il nous y amène, il abat ce qui nous empêchait de retourner à Dieu, il
fait voler en éclat le péché si tenace. Il nous rend saints, nous pardonne, nous montrant que la
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prophétie d’Esaïe n’était pas une fatalité : C’est en vertu de cette volonté, dit l’Ecriture, que
nous sommes sanctifiés [pardonnés et transformés] par l’offrande du corps de Jésus-Christ,
une fois pour toutes. (Hébreux 10, 10) Joie du pardon !
Nous demandions à Dieu qu’il vienne lui-même à nous… Regardons le Christ, en Lui
Dieu s’est fait homme, en Lui Dieu est venu à nous. Cela Elisabeth ; la cousine de Marie, le
comprend : alors même que Jésus, le Christ, vrai Dieu, n’est encore que dans le ventre de sa
mère, elle dit : Comment m’est-il accordé que la mère de mon Seigneur vienne chez moi ?
(Luc 1, 43) Le Seigneur, en Marie, vient chez Elisabeth et quand il vient chez Elisabeth il
vient parmi tous les hommes.
Voilà la prière du psalmiste entendue. Voilà la prière du psalmiste accomplie. Si bien
qu’une autre prière peut naître sur nos lèvres. Non plus une prière qui attend la rencontre de
Dieu mais une prière qui la célèbre à la suite des paroles d’Elisabeth s’écriant aussitôt que la
voix de ta salutation a frappé mes oreilles, l’enfant a tressailli d’allégresse dans mon sein.
(Luc 1, 44) Allégresse. Joie. En Jésus, le bonheur prend le nom de Joie. Joie d’une relation,
joie d’une présence, plus encore joie d’une communion. Dieu vient, Dieu est venu, Dieu est là
parmi nous. De nos lèvres peut alors s’élever une prière d’adoration et d’action de grâce.
Notre soif peut être étanchée, notre faim peut être contentée !
Mais alors me diriez-vous quel en sera pour nous le signe ? Elisabeth a vu de ces yeux
l’enfant à naître. Nous qu’avons-nous vu ? Prière d’adoration et d’action de grâce, le
vocabulaire théologique dirait prière eucharistique… Voici la table du bonheur, la table de la
Cène, la table de la communion entre Dieu et les hommes. Voici le signe dont nous avions
besoin. Voilà le dernier nom du bonheur : communion. Voilà Dieu et l’homme réunit en Jésus
autour d’un simple repas où la joie n’est pas la finesse de la nourriture mais le bonheur d’une
communion, d’une présence partagée. Et non pas d’une communion égoïste d’un individu
avec son Dieu mais une communion d’abondance de Dieu avec tous ses enfants et de tous les
enfants de Dieu entre eux. Voilà le cadeau de Noël que Dieu nous fait : En Jésus, nous allons
à Lui et Lui vient à nous si bien que nous pouvons déjà goûter au bonheur. Au bonheur d’une
relation, d’une présence, d’une rencontre. Au bonheur d’une communion. Nous pouvons dès
aujourd’hui rencontrer en Jésus le Dieu vivant et vrai et par là rencontrer nos frères et sœurs
les hommes ! Autrement dit, nous pouvons goûter au simple plaisir d’une écoute, d’un
moment partagé, d’un regard échangé sans qu’il soit question d’une quelconque utilité ou
d’une quelconque efficacité. Nous pouvons aujourd’hui goûter à ce bonheur si nous ajoutons
foi à l’Ecriture, si nous croyons que vraiment qu’en Jésus, Dieu est avec nous. Oui, Noël nous
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parle du bonheur, mieux nous offre le Bonheur. Heureuse oui heureuse, nous dit Elisabeth,
celle qui a cru à l’accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur (Luc 1, 45).
Alors au nom du Christ, vrai Dieu et vrai Homme, et un peu en avance… Joyeux Noël !
Amen.
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