Arrêtons de vouloir convaincre

Lecture Biblique : Exode 7, 1-13 et Luc 16,19-31

Prédication

 

Il y a un homme riche qui s’habille avec des vêtements très beaux et très chers. (…) Un pauvre, appelé Lazare, est couché devant la porte du riche. Il est couvert de plaies. Voilà un vibrant plaidoyer pour un peu de justice sociale ! Riches d’un côté, pauvres de l’autre. Une même terre, une même maison et pourtant deux vies côte à côte qui ne se croisent pas, un gouffre entre eux… quasi infranchissable. Nul besoin d’attendre la mort pour vivre en enfer ! Chronique de la haine ordinaire qui paralyse le pays chaque samedi depuis 21 semaines. Tout est fait dans cette histoire pour provoquer notre émotion et nous amener à prendre parti pour ce pauvre hère, échoué là, telle une épave après avoir été ballottée par la tempête, tel un migrant échoué sur la plage de Tanger après avoir tenté le passage vers l’Europe, ulcères purulents léchés par les chiens : c’est là sa seule ration de tendresse, ventre creux : pour lui c’est Carême toute l’année. Sa seule richesse c’est son nom qui sonne comme une promesse : Eléazar – Dieu a secouru. Le riche, lui, n’a pas de nom : il est « le riche ». Comme on dit « le juif » ou « le black » ou « le vieux », on dit « le riche ».

Certains s’arrêtent là dans leur lecture et enfourchent immédiatement le cheval de bataille qui leur saute aux yeux. Pour eux, la cause est claire et sans hésitation : Jésus prend le parti des pauvres contre les riches, des petits contre les puissants, des méprisés contre les gens importants. Cette manière de lire la Bible affirme que l’Evangile n’est une Bonne Nouvelle qu’à la condition de transformer le monde. Et que, pour être fidèle au message du Christ, il faut mener un combat pour la justice en faveur de tous les persécutés de l’histoire : les pauvres, les femmes, les palestiniens, les gilets jaunes. Et pour entretenir l’espoir, convaincus que Dieu reste juste en dépit des scandales qui perdurent, ils découvrent dans notre histoire un principe de compensation post-mortem : ceux qui ont eu une vie difficile sur terre recevront justice et compensation après leur mort. Pendant sa vie terrestre, Lazare était pauvre, affamé, méprisé et ignoré, couvert d’ulcères que les chiens venaient lécher. Désormais mort, il semble goûter un bonheur inversement proportionnel à tous ses malheurs terrestres : « Heureux vous les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous ! Heureux ceux qui ont faim maintenant, car vous serez rassasiés ! » (Luc 6,21)

Mais ce serait faire fausse route. Ce serait même une trahison de l’Evangile à l’image de la trahison de Judas qui livre Jésus parce qu’il refuse de prendre la tête de la révolte des juifs contre les romains. N’allez pas croire que je sois contre la justice sociale ou l’engagement diaconal de l’Eglise. Bien au contraire. Mais Jésus ne prend pas en exemple une histoire qui dresse les hommes les uns contre les autres. C’est strictement contraire à l’Evangile. Celui qui appelle à l’amour des ennemis ne dresse pas des murs de haine et de jalousie entre les hommes. Avez-vous déjà entendu quelque part dans la Bible un appel à la lutte des classes ? Ce serait rabaisser l’Evangile que nous portons au rang d’un vulgaire discours de campagne de la France Insoumise ou du Rassemblement National ! Et puis, pensez-vous sérieusement que Jésus soit venu de la part du Père simplement pour nous rappeler qu’il faut partager ? Est-ce que nous avons besoin d’une révélation divine pour ça ? Est-ce que vous croyez que Dieu s’est incarné et soit mort sur la Croix uniquement pour nous faire la morale ? Qui peut penser ça ? Nous n’avons pas besoin de Dieu pour savoir qu’il est bon de prendre soin des petits : les païens en font autant et parfois mieux que les chrétiens. Que faisons-nous d’autre quand nous payons nos impôts, quand nous finançons des associations ou des ONG ou quand on fait appel à la générosité des donateurs au cours du Sidaction, du Téléthon ? Ne sommes-nous pas déjà en train de franchir le fossé qui sépare les riches et les pauvres ?

Alors il faut continuer et lire la suite de notre histoire… Un jour, le pauvre meurt. Les anges l’emportent auprès d’Abraham. Le riche meurt aussi et on l’enterre. Enfin leur route se croise. Pour la première fois à égalité dans la mort, les voilà réunis… Mais c’est de courte durée : comme dans un centre de tri, l’un est emmené par des anges vers Abraham, l’autre enterré, simplement enterré, et pour lui commence la galère… Voilà l’imagination qui se met en route et, pour un peu, on s’y verrait. Soit vous serez emportés par les anges dans un lieu céleste appelé le « sein d’Abraham ». Apparemment, le pauvre Lazare qui s’y trouve à l’air plutôt heureux d’y être, nous dit le texte, consolé, rassasié. Traditionnellement, on appelle cet endroit « le Paradis », un lieu où l’on vit dans un « état de bonheur suprême et définitif » comme le dit le Catéchisme Officiel de l’Eglise Catholique Romaine. C’est la première direction possible. Mais, pour le riche, les choses semblent être beaucoup plus compliquées… Gare à l’enfer ! Lieu de tourments incroyables, vous y serez rôtis et desséchés par les flammes et vous y souffrez terriblement de la soif. Dans le poème de Dante, à la porte de l’enfer, on lit cette inscription : « Vous qui entrez ici, perdez tout espoir. » Comme dans la fable de La Fontaine « La cigale et la fourmi », « Que faisiez-vous pendant l’été ?  Vous chantiez ? Eh bien, dansez, maintenant ! » Lieu d’éternelles souffrances, et d’agonie sans fin, dit la tradition. « L’enseignement de l’Eglise – et là je cite encore le Catéchisme de l’Eglise Catholique Romaine – affirme l’existence de l’enfer et son éternité. » Bref, un lieu où il ne fait pas bon y vivre ni même, si j’ose dire, y mourir. Tant il est vrai que, comme le disait Kafka, « l’éternité, c’est long, surtout vers la fin ! »

Comme tout à l’heure à propos de la justice sociale, nombreux sont ceux qui entendent cette histoire comme une manière de nous expliquer la justice divine. Il faut dire que la question nous intéresse tous, intrigués que nous sommes de savoir ce qui se passera après notre mort…  Eh bien, si on prend cette parabole au pied de la lettre, les choses paraissent simples : paradis pour les uns et enfer pour les autres. Apparemment, le tri se fait selon un système de rétribution au mérite avec récompenses et punitions. Mais il faut dire que, là aussi, cette manière de comprendre l’histoire au pied de la lettre est impossible au regard de l’Evangile. Evoquer l’enfer, c’est comme lire la mention « FUMER TUE » sur les paquets de cigarettes ou regarder une de ces campagnes pour la sécurité routière qui montrent des accidents de la route sanglants et horribles pour faire peur aux gens et les pousser à ralentir. Il s’agit là d’une manière de communiquer qui fait appel à une technique de marketing bien connue des spécialistes qui s’appelle la technique du « crainte/soulagement » J’ai découvert cela en lisant un essai très sérieux de psychologie sociale qui s’appelle « Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens » (R.-V. Joule et J.-L. Beauvois, ibid, PUF Grenoble, rééd. 2014.) et qui explique l’efficacité redoutable de cette stratégie pour obtenir un changement de comportement : il faut provoquer la peur avant de proposer une solution facile qui offre une porte de sortie honorable. Dans l’histoire de l’Eglise, on a beaucoup utilisé cette technique de la peur pour obtenir des conversions. La pastorale de la peur permettait à l’Eglise de garder le pouvoir et de manipuler les foules. Mais, croyons-nous vraiment que Jésus soit venu parmi nous pour nous faire peur ? Croyons-nous que Jésus soit un expert en marketing et en manipulation ? Et puis quelle serait l’utilité de la Croix et la Résurrection dans un tel système ? Si c’est le principe l’entrée dans le Royaume de Dieu est une récompense ou un dû, Jésus est mort pour rien, la résurrection ne sert à rien, la Grâce n’a aucun sens et la foi chrétienne est vide et inutile.

Non, décidément, il est très important de lire l’histoire jusqu’au bout. Le riche leur dit : Si quelqu’un de chez les morts vient les voir, ils changeront leur vie. Mais Abraham lui dit : Ils n’écoutent pas Moïse ni les prophètes. Alors même si quelqu’un se lève de la mort, ils ne seront pas convaincus. Cette fois, nous sommes au bout de l’histoire. C’est la dernière phrase, comme une conclusion en forme de clé de lecture. Même si quelqu’un se lève de la mort, ils ne seront pas convaincus. Voilà l’enjeu de la parabole : cela ne sert à rien de chercher à convaincre les autres. Cette histoire nous offre un outil très efficace pour distinguer l’évangélisation du prosélytisme. Le prosélytisme cherche toujours à convaincre, à persuader et pour cela il utilise toutes les stratégies possibles : la séduction, la menace et les démonstrations de puissance… Mais voilà dit Jésus, même si quelqu’un se lève de la mort, ils ne seront pas convaincus. Quand l’engagement social de l’Eglise cherche à utiliser la souffrance des gens pour convaincre de l’Evangile, c’est de la manipulation et du prosélytisme. Quand l’enseignement de l’Eglise cherche à utiliser la peur des gens pour convaincre de l’Evangile, c’est de la manipulation et du prosélytisme. Quand la résurrection de Jésus est utilisée comme un acte de puissance qui impressionne les gens pour les convaincre de l’Evangile, c’est de la manipulation et du prosélytisme.

Rien ne réussit à convaincre le riche de changer d’attitude. Souvenez-vous de l’histoire de Moïse qui essaie de convaincre Pharaon de laisser aller le peuple dans Exode 7. Moïse essaie de montrer la puissance extraordinaire et miraculeuse de Dieu pour convaincre Pharaon. Il jette son bâton par terre qui se transforme en serpent. Mais le problème, c’est que les magiciens sont capables de faire la même chose, même si c’est le serpent de Moïse qui mange les autres, cela ne suffit pas à convaincre Pharaon. Le problème est le même avec la résurrection. Si nous utilisons la résurrection comme une démonstration de puissance pour essayer de convaincre les autres, nous trahissons l’Evangile en le rabaissant au niveau des techniques de communication et de manipulation. Les musulmans appellent cela la « Fitna » : chercher à ébranler la foi de l’autre que ce soit par la séduction (le travail social) ou par la démonstration (l’enseignement) ou par la puissance (la résurrection de Jésus). Le problème est bien là : vouloir convaincre les autres… L’Evangile de Luc est sans appel : c’est d’abord inutile et inefficace parce que même si quelqu’un se lève de la mort, ils ne seront pas convaincus. Mais, plus grave, cela rabaisse la résurrection au vague rang de technique commerciale de marketing. C’est une insulte à l’Evangile.

Cela n’a rien à voir avec l’évangélisation qui est un beau mot. Il ne s’agit pas de vouloir faire changer l’autre. Il s’agit de porter l’évangile en soi. La résurrection n’est pas là pour convaincre ou attirer l’attention ou faire changer d’avis. Elle est là pour donner la vie : Car Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son fils unique afin que quiconque croit en lui ne périsse pas mais qu’il ait la vie éternelle (Jean 3,16). La résurrection, c’est une puissance de vie à l’œuvre dans le monde pour le changer de l’intérieur. Les chrétiens deviennent alors porteurs de résurrection. Ensemble nous participons à l’œuvre de résurrection dans le monde. Il s’agit pour nous de donner la vie, de remettre debout ceux qui sont par terre, de laisser le Christ ressuscité agir dans le monde pour le transformer. En aucun cas, il ne s’agit d’essayer de convaincre qui que ce soit. Il s’agit juste de laisser Christ transformer le monde par sa Grâce. C’est cela évangéliser. Rien d’autre. Amen !

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