Alors on chante !

Lecture Biblique : Luc 1, 46-56

Prédication :

Pour la prédication de mon mariage, le pasteur Daniel Bourguet avait choisi le Psaume 98 : Chantez au Seigneur un chant nouveau, car il a fait des merveilles ! C’était il y a plus de 25 ans et je m’en souviens comme si c’était hier. Dans le cantique que nous venons de lire, la future maman ne dit pas autre chose. On l’imagine aisément, les deux mains caressant son ventre rond : Chaque génération me dira heureuse parce que le Puissant a fait pour moi de grandes choses. Et vous, qu’est-ce qui vous pousse à chanter ? Des amateurs de karaoké aux professionnels du chant lyrique en passant par les innombrables chorales, sans oublier celles et ceux qui martyrisent leur pommeau de douche en beuglant à tue-tête, le chant accompagne chacune de nos vies. Quel est donc ce moteur intérieur qui provoque en nous l’envie de chanter ?

Moi je dis que le chanteur est un poète et que le poète est un créateur. Il inaugure. Il fait du neuf. Il joue avec les mots, les émotions, les expériences, la vie belle et sombre à la fois. Il ouvre des brèches. Par sa poésie, il crée du neuf. Il dit ce qui n’a jamais été dit avant lui. Ce faisant, il participe à l’œuvre de Dieu. Comme le poème de Genèse 1 : Dieu dit : Que la lumière soit, et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était belle. Il y eut un soir et il y eut un matin : le 1er jour.  (…) Dieu vit alors tout ce qu’il avait fait : c’était très beau. Il y eut un soir et il y eut un matin : le 6ème jour. Le poète est un créateur qui œuvre avec Dieu pour sauver la beauté du monde. Et celui qui chante entre à son tour avec lui dans le Royaume de Dieu. Comme le poème de l’Apocalypse (21,1ss) : Je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle, car le 1er ciel et la 1ère terre avaient disparu, et la mer n’était plus. (…) La demeure de Dieu est avec les humains. (…) Il essuiera toute larme de leurs yeux, la mort ne sera plus, il n’y aura plus ni pleur, ni cri, ni douleur, car les premières choses ont disparu. On dit souvent que chanter, c’est prier deux fois ? Moi j’affirme haut et fort que chanter, c’est entrer dans le Royaume de Dieu et prendre part à son œuvre. Exactement comme le font la Genèse, l’Apocalypse ou le cantique de Marie, c’est quitter un imaginaire de mort à base de déclinisme, de décroissance, d’humiliation (il a porté les regards sur l’abaissement de son esclave) pour entrer dans un imaginaire de vie avec des mots qui claquent : magnifie, allégresse, Sauveur, Puissant, grandes choses, bienheureuse… Que souhaitons-nous pour notre Église et pour le monde ? La sinistrose ? Le catastrophisme désespéré des prophètes de malheur ? La mort de l’Église Protestante Unie de France engloutie par la décroissance ou le réchauffement de la planète ? Ou, comme Marie, parce que nous portons avec elle et comme elle le Christ dans nos tripes, un chant de joie et d’allégresse qui porte haut et fort les couleurs de notre espérance qui traverse la fragilité du monde pour la transformer, la ressusciter ? Je répète ma question : que voulons-nous ? Que croyons-nous ? Qu’espérons-nous ?

Alors, bien entendu, il faut avoir été ensemencé du Saint-Esprit. Il faut porter le Christ en soi, comme Marie le porte dans son ventre. Puissions-nous affirmer avec l’apôtre Paul : Ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi (Galates 2,20) ! Dire que nous portons le Christ en nous ? Quels mots pour dire l’indicible si ce n’est par notre musique et par nos chants qui portent notre foi bien mieux que tous les exposés théologiques. Parce que la musique et le chant expriment une expérience et un vécu quand les discours rendent compte d’une doctrine et d’une analyse rationnelle.

Voilà la vérité, le chant naît dans nos cœurs du désir d’exprimer une émotion qui nous traverse. Et là, il y a un os, un obstacle, une pierre d’achoppement, une occasion de scandale. De l’émotion en religion ? Chez les protestants réformés, tous les warnings virent au rouge : Attention danger ! Beaucoup y voient un puissant outil de manipulation dont il faut se prémunir. Mais il faut également avouer qu’exprimer ses émotions est souvent vécu chez nous comme impudique voire indécent. Les seules émotions autorisées ici sont l’ennui devant une prédication trop longue ou le mal aux fesses sur des bancs trop durs. Dénigrement systématique d’un corps tellement difficile à maîtriser. Alors, de là à imaginer pouvoir rire, chanter à pleine voix, applaudir, danser… Et pourtant, nous le savons bien puisque nous aimons chanter : nous ne pouvons pas taire nos émotions. Chassez-les par la porte, elles reviennent par la fenêtre ! On n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau. Au contraire, on la pose sur un support d’où elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison. C’est ainsi que votre lumière brille devant les hommes afin qu’ils entendent le chant qui monte de vos cœurs pour rendre témoignage à la vérité comme dit l’Évangile de Jean (Jn 18,37). Le poète-lyrique cultive le chant de l’âme. Bénit l’Éternel, ô mon âme, et n’oublie aucun de ses bienfaits (Ps 103,1). Le poète-engagé, lui, porte au plus haut l’exigence de justice tandis que le poète-prophète dévoile un monde en train de naître. Le poète-slammer fait claquer les mots par leur rythmique. Le poète-rapper crie sa colère et son indignation. Le poète-psalmiste passe de la louange à la complainte, de la colère à la confiance, couvrant l’ensemble du spectre des émotions. Que tu sois triste ou joyeux, furieux ou rayonnant de bonheur, en plein doute ou débordant de confiance, il y aura toujours un psaume pour exprimer ce que tu ressens. Le cantique de Marie compile toutes les bribes des psaumes qui lui passent par la tête. Théodore de Bèze et Clément Marot les ont tous mis en musique pour que chacun d’entre nous puisse, comme Marie, témoigner de la vérité de ce qu’il vit. Et nous, quels psaumes, quels cantiques, quelles chansons avons-nous composé.e.s pour enfin rendre notre témoignage de ce que nous avons reçu de Lui, pour dire notre reconnaissance, pour « rendre grâces » enfin… ?

Marie, elle, se sait débitrice. C’est le cœur plein de gratitude qu’elle lance son chant vers le ciel : Je suis transportée d’allégresse en Dieu, mon Sauveur, parce qu’il a porté les regards sur l’abaissement de son esclave. Marie se sent indigne, insignifiante. Normalement seuls les grands de ce monde, les vainqueurs et les puissants marquent l’Histoire. La trace n’est laissée qu’en fonction du poids de la personne qui marche. Abel, lui, est trop léger. Les petits et les vaincus ne laissent aucune trace. On ne parle jamais d’eux. Les esclaves ? On a oublié leur nom. Ils ne traversent pas le temps. On ne raconte pas leur histoire. On ne se souvient que de leurs chansons folkloriques : on les appelle Gospel, Negro Spirituals, La Cévenole, Psaume de Batailles… Quand je regarde ton ciel, la lune et les étoiles que tu as fixées, qu’est-ce que l’homme pour que tu te soucies de lui ? Le fils d’un homme pour que tu prennes soin de lui (Ps 8,4-5) ? Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres chez moi, dit le centurion romain à Jésus, mais dis seulement une parole et mon serviteur sera guéri (Matt 8,5-17). Et pourtant… Désormais, chaque génération me dira heureuse, parce que le Puissant a fait pour moi de grandes choses. Dieu l’a regardée, elle. Comme il regarde chacun d’entre nous. Comme un cadeau immérité mais qui est bien là, signe d’un amour inexplicable malgré la distance incommensurable qui nous sépare de Dieu. Qui sommes-nous devant le Tout-Puissant ? Et pourtant, le Seigneur intervient dans notre réalité. Il a planté sa tente parmi nous. Emmanuel. Dieu avec nous. « Alors on chante ! », si vous me permettez l’allusion à la chanson de Stromae. On peut aussi choisir la chanson bien connue de Gloria Gaynor qui a tant porté l’équipe de France tout au long de la coupe du monde de football de 1998 : « I will survive ». Marie chante pour exprimer son bonheur d’être, de continuer à être, de persévérer dans l’être, malgré les ennuis, malgré les ragots, les mauvais regards et les jugements faciles, malgré la peur, malgré l’incompréhensible de ce qui lui arrive. C’est un chant de victoire : « I will survive ! » Il a déployé le pouvoir de son bras ; il a dispersé ceux qui avaient des pensées orgueilleuses, il a fait descendre les puissants de leurs trônes, élevé les humbles, rassasié de biens les affamés, renvoyé les riches les mains vides. Alors on chante ! Pour exprimer sa fierté d’être toujours là grâce à Dieu, toujours debout malgré les événements qui broient, en dépit de tout ce qui pourrait nous faire renoncer et baisser les bras. Alors on chante…

On chante le bonheur d’appartenir à un peuple. Un petit peuple certes insignifiant au regard des grands de ce monde et pourtant rescapé de l’Histoire. Toujours là quand les autres civilisations disparaissaient les unes après les autres : Assyrie, Babylone, Perse, Grèce, Rome, l’Empire Ottoman… Il a secouru Israël, son serviteur, et il s’est souvenu de sa compassion – comme il l’avait dit à nos pères – envers Abraham et sa descendance, pour toujours. Par son chant, Marie s’inscrit dans une histoire longue. Elle s’approprie son patrimoine et assume son héritage – comme il l’avait dit à nos pères. La musique et le chant créent une culture et participent à la lente construction d’une identité qui ne peut pas se perdre. Je sais qui je suis parce que je sais d’où je viens et que Dieu s’est souvenu de sa compassion – comme il l’avait dit à nos pères. Et par ma voix qui se mêle à celle de mes frères et sœurs, mon histoire se tisse dans celle des autres. Mon histoire devient notre histoire. Je ne me crée pas tout seul. Je ne vis que de nos voix mêlées, de nos chants en commun. Amen !

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