Recevoir la Parole

 

Frères et sœurs,

En méditant sur ce texte, je n’ai pu m’empêcher de repenser à ce film comique que certains parmi vous ont peut-être vu : « La vie de Brian ». C’est un film des fameux comiques anglais « Monty Python », une parodie de péplum qui raconte la vie d’un dénommé Brian.
Brian est un jeune juif contemporain de Jésus. Or, il se trouve qu’à la suite d’un quiproquo, les foules se mettent à le prendre pour le Messie, à le suivre partout et à l’adorer. Tout ce que demande ce pauvre Brian, c’est qu’on le laisse tranquille, évidemment, mais la ferveur populaire est telle que malgré lui, il devient… le Christ !

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Si vous n’avez pas déjà vu ce film, je vous envie : c’est non seulement très drôle, ironique et désopilant, mais c’est aussi beaucoup plus profond qu’il n’y paraît et, sous les dehors d’une parodie, il y a dans ce film une analyse très fine – et très biblique ! – des petits et grands travers de la condition humaine…

Dans une séquence de ce film, Brian croise sur son chemin un homme qui a été guéri par Jésus (le vrai !). Il s’agit d’un ancien infirme, paralysé, qui mendiait à la porte du temple et que Jésus a guéri… Or, bien loin de se réjouir de sa nouvelle situation, cet homme est en colère : c’est tout son fonds de commerce qui s’en est allé ! Il gagnait sa vie en « faisant la manche » (comme on dit), on lui donnait des piécettes et parfois de quoi manger… en période de crise économique, sous occupation romaine, il s’était – ma foi – fort bien accommodé de son handicap ! Maintenant qu’il a retrouvé l’usage de ses jambes et qu’il est en parfaite santé, le voilà réduit à la précarité, condamné à devoir travailler pour s’assurer une toujours maigre et incertaine subsistance… Il était bien plus heureux et bien plus en sécurité quand il était paralysé, mendiant à la porte du temple !

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Voyez au passage, frères et sœurs, comment « faire le bien » n’est pas quelque chose d’aussi simple ni d’aussi innocent que cela. Il arrive que faire du bien à quelqu’un le mette dans des difficultés encore plus grandes que celles dont on avait voulu le sortir. Cette petite séquence de cinéma est pleine d’enseignements et elle nous avertit sur les ambiguïtés de toute relation d’aide… Il est très important de bien réfléchir à ces choses-là quand on se soucie de diaconie, d’entraide, d’amour du prochain, etc. …

Dans le prolongement de ces observations, j’en viens maintenant au texte des Actes et je partage avec vous deux remarques.

Remarquons tout d’abord le changement concret qui s’opère dans la vie de l’homme guéri par l’intermédiaire de Pierre et Jean. Au début du texte, il est dans une situation de dépendance : physiquement, il est porté par les autres qui viennent le déposer à la porte du temple. Rien que cette dépendance physique, en tant que telle, est difficile à vivre. Ne pas être autonome, c’est dur et c’est très souvent vécu comme une humiliation. Ceux qui font l’expérience de la maladie ou du grand âge savent de quoi je parle… Mais la dépendance de cet homme n’est pas seulement physique, elle est aussi économique puisqu’il n’existe économiquement que si des gens font pour lui des actes de compassion, l’aumône (la fameuse « petite pièce »…).

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L’humiliation se renforce du fait que ces actes de compassion, il faut les demander, or demander n’est jamais facile. Demander à autrui c’est en effet reconnaître qu’on n’a pas les moyens de s’en sortir par soi-même, et d’autre part, demander c’est être à la merci de celui à qui l’on demande : il peut dire non. Et même s’il dit oui, ça ne simplifie pas forcément les choses pour autant car à ce moment-là on se retrouve en dette vis-à-vis de lui… Bénéficier d’un acte de compassion, même si cet acte de compassion est « désintéressé », ça n’est jamais évident car d’une manière ou d’une autre cela engendrera de la dette et donc de la culpabilité (une culpabilité qui peut tout aussi bien s’exprimer sous la forme du ressentiment et de l’agressivité).

Enfin, dernier détail, l’homme infirme est à la porte du temple, autrement dit il est sur le seuil mais il ne peut pas y entrer. En tant qu’handicapé de naissance, il est religieusement impur et n’a pas le droit d’entrer dans l’espace sacré du temple. Il est exclu de la communauté sociale et religieuse.

Dépendance et exclusion sont les deux maîtres-mots de la situation de cet homme avant sa rencontre avec Pierre et Jean.

Après la rencontre, la situation bascule.

Il y a d’abord la guérison physique qui se traduit par la découverte de l’autonomie : bondir, marcher, sauter… Être capable de se déplacer par soi-même, tout seul, trouver la maîtrise de son corps, c’est important et – du moins quand on a la chance que ça arrive – c’est une occasion de se réjouir. Et puis, même si le texte ne le dit pas, on peut imaginer qu’ayant trouvé son autonomie physique, cet homme va devenir capable de travailler et de gagner lui-même son pain, de s’investir comme actif dans la société, qui sait pourquoi pas aussi de s’engager pour les autres… De dépendant, il devient autonome, y compris sur le plan économique. En espérant que son nouveau statut lui cause moins de soucis et d’appréhensions que le personnage du film dont je parlais tout à l’heure !

Enfin, dernier basculement : d’exclu, il devient capable d’intégrer la communauté et de manifester qu’il y a bien sa place. Il entre dans le temple, avec Pierre et Jean, et peut désormais participer, avec tous, à la vie sociale et religieuse. Vous aurez noté en revanche ce détail : à aucun moment le texte ne suggère que la communion entre cet homme et Dieu était brisée. Autrement dit, le texte ne dit pas que si cet homme était infirme, c’est parce que Dieu l’avait effectivement abandonné, oublié ou puni… Cette idée lui trottait peut-être dans la tête, comme elle trottait peut-être aussi dans la tête de ceux qui le croisaient, mais l’Evangile est toujours clair là-dessus : les maladies ne sont pas la punition d’un péché.
Je le répète avec force,
Nos diverses infirmités ne sont pas le signe d’une quelconque punition ou épreuve divines. Que parfois nous puissions le vivre comme ça, c’est une chose, mais ça ne veut pas dire que c’est comme  ça… L’exclusion de la communauté sociale et religieuse ne signifie pas obligatoirement l’exclusion de la communion avec Dieu. C’est même de cela que témoigne l’intervention de Pierre et Jean auprès de cet homme, comme nous allons le voir.

J’en viens donc à présent à ma seconde remarque : Comment s’est opéré ce basculement, quel est l’événement qui a déclenché la guérison de cet homme, sa sortie de la dépendance et de l’exclusion ? La réponse est : une rencontre. Une rencontre qui se décline en trois étapes : un regard, une parole, un geste. Il n’y a que les rencontres qui changent la vie. Tout l’Evangile est là en un sens : sans rencontre, il ne peut rien se passer. Il faut à tout le moins un minimum de disponibilité à la rencontre pour que des situations manifestement bloquées se débloquent et évoluent dans le sens du vivant. La rencontre ici se décline en trois étapes, je l’ai dit : un regard, une parole, un geste.

– Un regard : Pierre (avec Jean) fixe cet homme et lui demande de les regarder. D’habitude on passe sans se voir (« T’as pas une pièce ? – Non désolé… »), dans une sorte de mécanique bien rôdée, les passants qui passent, les mendiants qui mendient… Mais là, en cet instant, il s’amorce une rencontre qui passe par un temps d’arrêt et par une invitation à entrer dans le jeu des regards. C’est le premier stade de la rencontre : une reconnaissance mutuelle qui permet de sortir de l’anonymat des gens sans visages.
Assis à la porte du temple, l’homme infirme a le regard à la hauteur des jambes des passants, ces jambes dont lui ne peut pas se servir. Pour regarder Pierre et Jean dans les yeux, il lui faut lever la tête et amorcer un changement dans sa manière de regarder le monde. Il va découvrir qu’il peut occuper une autre place que celle qu’il occupe actuellement.

– Après le regard, une parole : c’est finalement cela le plus surprenant. Car si Pierre donne quelque chose à cet homme, ce n’est pas ce qu’il demandait ni ce qu’il attendait. Il ne lui donne pas de l’argent ni même de la nourriture, il ne lui donne pas un objet, il lui donne une parole. « Je ne possède ni argent, ni or ; mais ce que j’ai, je te le donne : par le nom de Jésus-Christ le Nazoréen, lève-toi et marche ! » Ce que Pierre donne, c’est une parole qui dit qu’autre chose est possible. Autre chose est possible, pour toi.
Une parole qui donc casse le destin et qui résonne comme un appel à sortir de la situation dans laquelle on est enfermé, sortir de l’image dans laquelle on est enfermé. L’image de l’infirme qui a toujours été ce qu’il est et qui sera toujours ce qu’il est : c’est ça qu’il faut casser. Pierre prononce une parole qui dit que cette image on peut en sortir, cette image qui colle à la peau on peut en être relevé.

– Après le regard et la parole, un geste : c’est la parole en acte. La parole agissante, la vraie parole, pas celle qui demeure un discours creux, mais la parole qui touche la chair, la parole qui passe par le corps et qui est reçue avec le corps. La parole au corps à corps, la parole qui affermit et consolide, qui renouvelle et qui affermit les fondements. La parole qui devient une réalité solide, un roc sur lequel on peut se fonder pour donner une nouvelle assise à sa vie et prendre un nouveau départ.

Je conclus maintenant en quelques mots : Le geste de Pierre traduit une parole au corps à corps, la parole qui met debout. C’est ça l’Evangile. Une parole reçue dans la rencontre, qui met debout. Et qui, parce qu’elle met debout, rend possible l’inimaginable : changer de regard sur le monde, changer de regard sur soi-même, sortir de ses dépendances et trouver l’autonomie, quitter ses exclusions et trouver sa place. C’est ça l’Evangile. Et c’est ça qu’il peut nous être donné, à tout moment, de vivre et de transmettre.

Amen !

 

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