A bien des égards, cette courte parabole illustre parfaitement l’Évangile, et plus précisément le fait que nous sommes justifiés gratuitement par la foi et non par nos œuvres. Il est en effet facile de repérer dans le Pharisien la figure de celui qui se justifie par ses œuvres. Il étale ses performances religieuses qui d’ailleurs se confondent avec ses performances sociales qui d’ailleurs se confondent avec ses performances personnelles et narcissiques. Le Pharisien est fier de lui et rien ne peut le conduire à douter du bien-fondé de cette fierté. Or si le côté vantard, qui juge les autres, nous énerve et contribue à le décrédibiliser : « je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme les autres hommes »… il faut reconnaître que sa vie a pour elle une grande cohérence : il a une forte rectitude morale, a priori il ne vole pas, ne fait pas de tort aux autres, ne trompe pas. Il va même jusqu’à jeûner c’est à dire à démontrer une grande discipline de soi en ne cédant pas aux besoins et pulsions, et il donne sa dîme sans tricher.
Dans cette parabole, rien ne permet de supposer qu’il y a tricherie, que ce que prie cet homme est faux et c’est important de le souligner. Jésus ne dit pas que c’est un double jeu, que ce n’est qu’une façade. Finalement, la seule chose que nous pouvons lui reprocher et qui fait que nous nous rallions à sa condamnation par Jésus, c’est cette arrogance et cette fierté : le fait de se vanter autant devant Dieu ainsi que le fait de se comparer aux autres en général et à ce collecteur d’impôt en particulier.
De l’autre côté il est facile aussi de repérer dans le collecteur des taxes, la figure de celui qui est justifié par la grâce. Or, si le collecteur des taxes nous est d’autant plus spontanément sympathique qu’il est justifié par Jésus, il faut également prendre le temps de reconnaître ce qui fait son existence : juif, fils d’Israël, il est néanmoins collecteur des taxes pour le compte des romains c’est à dire qu’il se range dans la classe des « collabos ». Et en général, un collecteur des taxes a mauvaise réputation à cause justement de sa collaboration avec l’ennemi, l’envahisseur, mais aussi parce que cette catégorie d’individus a tendance à utiliser cette collaboration comme un pouvoir. Il n’est pas rare que le collecteur des taxes magouille et profite de sa situation.
D’ailleurs, de façon là aussi intéressante, si Jésus ne met pas en doute la probité du pharisien en démontrant et en dénonçant qu’il cache des choses, qu’il ne dit pas tout, pour ce collecteur d’impôt en revanche, il ne dit rien non plus. Il se dit pécheur (lui-même). Est-il pécheur selon sa réputation c’est à dire en utilisant le pouvoir qu’il a pour magouiller et sombrer dans la corruption ? Ou bien est-ce pour d’autres raisons ? L’histoire ne le dit pas et Jésus n’entre pas non plus dans le jugement détaillé. On ne sait pas si cet homme est véritablement un corrompu ou s’il se contente de faire son travail, certes mal vu. Est-ce que cela veut dire que finalement – ce que certains reprochent au christianisme – il vaut mieux s’accuser (se frapper la poitrine) que de se donner des objectifs exigeants, explicites et en être fier ? Il y a souvent eu des détracteurs du christianisme qui pointaient une sorte de course à la performance cachée et finalement perverse : certes en se voulant chrétien on ne se met pas en avant, on ne montre aucune fierté de soi, on ne se vante d’aucune performance.
En revanche, on met en avant, on met en scène sa repentance, sa remise en question, voire sa déchéance, justement pour bénéficier sans le dire (et peut être sans le reconnaître) du retournement de valeur selon lequel celui qui s’abaisse sera élevé. Ces détracteurs ont pu ainsi soupçonner qu’il y avait dans la chrétienté une culture du misérabilisme, du masochisme, qui en permettant de dissimuler son narcissisme sous la forme de l’abaissement peut encore plus le laisser enfler. Et ces mêmes détracteurs ont pu pointer à l’inverse que bons nombres de civilisations mettent logiquement en avant la revendication des vertus, la revendication qu’on peut en tirer et ainsi l’émulation vers le haut que cela offre…
Et finalement, à bien y réfléchir, si on met de côté ce qui nous semble une arrogance insupportable – mais justement pourquoi nous est-elle insupportable cette arrogance ? – que vaut-il mieux : un pharisien vantard et narcissique mais qui fait ce qu’il dit ou bien un collabo à la réputation crapuleuse qui semble confirmer cette réputation en avouant qu’il est pécheur ? Certes on n’aime pas les arrogants alors que finalement on aime bien les repentants, mais est-ce sur ça que repose la justice de l’Évangile ? Je vais risquer une réponse radicale (à la racine et non à ce qui est visible). Pourquoi est-ce que le pharisien est condamné ? Parce qu’il se rejette lui-même. En rejetant les autres hommes et le collecteur, il se rejette aussi lui-même.
En réalité, il se glorifie dans une image de lui-même construite sur ses performance qu’il n’habite pas, qu’il n’est pas. C’est bien pour cela que la morale n’a rien à voir avec l’Évangile. Du point de vue de la morale, certes, ce n’est pas bien de se vanter, certes ce n’est pas bien de se comparer pour rejeter en général, mais la morale est d’accord avec la volonté de coller avec un idéal. Comme d’ailleurs la morale est d’accord de se comparer avec des idéaux pour les aimer ou avec des contres idéaux pour les rejeter. L’Évangile, lui, va bien plus loin, à la racine, en déclarant que l’idéal n’est pas le lieu réel où vit cet homme. Le problème n’est pas que l’idéal soit bon ou mauvais c’est que l’idéal est faux dans la mesure où c’est un lieu vide, c’est une coquille vide, c’est une image, un mirage, une illusion.
J’insiste sur ce point :
Lorsque dans les évangiles Jésus critique l’hypocrisie des pharisiens et autres ce n’est pas sur le plan moral, il y a certes probablement des fripouilles qui sont hypocrites sur le plan moral en étant réellement corrompues mais il y a aussi certainement d’autres qui sont relativement proches des idéaux qu’ils se sont donnés et ainsi qui sont performants et auraient donc toutes les bonnes raisons du monde pour en être fiers. On peut illustrer cela avec cette confession de Paul aux Philippiens : « Si quelque autre croit pouvoir se confier en la chair, je le puis bien davantage, moi, circoncis le huitième jour, de la race d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu né d’Hébreux ; quant à la loi, pharisien ; quant au zèle, persécuteur de l’Église ; irréprochable, à l’égard de la justice de la loi. Mais ces choses qui étaient pour moi des gains, je les ai regardées comme une perte, à cause de Christ. Et même je regarde toutes choses comme une perte, à cause de l’excellence de la connaissance de Jésus Christ mon Seigneur, pour lequel j’ai renoncé à tout, et je les regarde comme de la boue, afin de gagner Christ, et d’être trouvé en lui, non avec ma justice, celle qui vient de la loi, mais avec celle qui s’obtient par la foi en Christ, la justice qui vient de Dieu par la foi ».
Paul nous le voyons ne dit nulle part que son zèle de pharisien n’était qu’une façade. Il remet en question ce système de valeur à la lumière de l’Évangile. L’hypocrisie est sur le plan de l’existence c’est à dire dans le fait que personne n’est dans cette cohérence, personne ne l’habite, elle demeure une illusion. Et c’est un fait que les vertus, les valeurs de toutes les cultures sans exceptions se révèlent toujours des illusions qui ne tiennent pas et qui donc finissent pour le coup par être envahies par la corruption et finalement la mort. Il y a quelque chose de fascinant à se promener dans ces grands sites archéologiques : dans les temples égyptiens, dans les ruines de Babylone, de Ninive, ou même à Angkor, ou de l’autre côté du monde à Chichén Itza, ces grandes constructions qui reflètent la grandeur morale de leur civilisation, leur souci de s’élever et en général d’honorer leurs dieux comme personne. Ces endroits finissent vides, les êtres humains ont disparu…
Dans un domaine plus abstrait que reste-il du code d’honneur et de chevalerie du moyen-âge ? De l’idéal romantique ? De la morale victorienne ? Du puritanisme anglosaxon ? Là aussi d’immenses et belles ruines vides. Que restera-t-il de nos valeurs à nous aujourd’hui, ceci alors que nous sommes comme toutes les générations avant nous convaincu de leur éternité et universalité ? Pas d’avantage… Mais revenons un peu en arrière, sur cette question importante : Pourquoi le pharisien s’exclut-il lui-même de la vérité et donc de la justification ? Et cela, alors qu’il est sans doute préférable d’avoir majoritairement des gens comme lui dans la société, même si toute société demeure éphémère ? Si ce n’est pas la morale qui le juge, qu’est-ce qui le juge ? Il se compare.
Dans la Bible, quand survient la première comparaison ? Il y en a une ancienne et particulièrement redoutable : celle de Caïn avec Abel, qui débouche sur le meurtre, le meurtre ultime du fratricide. Le meurtre, la morale le reprouve même si elle ne le comprend pas, il y a plus radical, plus profond. La première comparaison dans la Bible c’est « Vous serez-comme des dieux ». Autrement dit : tant que vous n’êtes pas comme des dieux vous n’êtes rien, donc vous n’avez pas d’existence. Et notons au passage que le moyen proposé pour devenir comme des dieux est dans la connaissance du bien et du mal autrement dit dans la morale elle-même.
Voilà pourquoi notre homme s’exclut lui-même : il s’exclut parce qu’il se projette sur une image idéale et divine de lui-même (même si évidement en bon pharisien il ne va quand même pas admettre cela). C’est l’origine de toute convoitise et donc de toute violence ainsi que de toute rupture. Et c’est bien cela qui est paradoxal : cet homme qui semble avoir une vie si cohérente, si forte, est en réalité en constant rejet de lui-même en voulant démontrer qu’il est ce qu’il n’est pas, en se voulant performant alors même qu’il est soumis à la convoitise. Il est d’autant plus contradictoire et faux qu’il cherche à être cohérent et intègre. Qu’en est-il du collecteur de taxe ? Ce qu’il faut souligner parce que ça me semble inévitable, c’est qu’à la lumière de l’Évangile sa mauvaise réputation l’aide. D’abord est-il finalement moralement plus mauvais que le Pharisien ? C’est loin d’être certain, même si encore une fois on n’en sait rien.
Mais après tout, tout le monde n’a pas la chance comme le pharisien d’avoir une vie d’emblée sur les bons rails, avec une éducation favorisée, élitiste, des opportunités favorables. Parfois l’inné est pauvre et l’acquis n’a pas grand-chose à proposer. Ce collecteur, il peut très bien avoir été obligé de prendre ce travail pour vivre, pour nourrir sa famille, sans avoir le choix, en ayant pas pu être autre chose. Du coup ça ne l’oblige pas à être nécessairement corrompu malgré la mauvaise réputation de sa corporation. Tout ça pour dire que si les repentances morales (qu’on confond sans arrêt à tort avec l’Évangile) ont nos faveurs – on adore les criminel qui deviennent des saints, les alcooliques qui deviennent président des USA – rien ne dit que sur le plan strictement moral ce collecteur soit pire qu’un autre et a fortiori pire que ce pharisien (il n’a probablement pas les mêmes chances dans la vie).
Mais justement, le fait qu’il soit victime – à tort ou à raison, peu importe – de sa mauvaise image l’oblige à se regarder ainsi : non dans la cohérence et la force mais dans l’éclatement et les contradictions. La différence est là, et c’est la seule voie de salut possible. Lui il sait bien qu’il ne peut rien faire pour sortir de ça. Aucune cohérence ne lui sera accessible parce qu’à la différence du pharisien il ne peut pas s’illusionner, et c’est paradoxalement cela sa chance. C’est cela qui explique que comme dit Jésus ailleurs, péagers et prostitués devancent les religieux dans le royaume des cieux : ce n’est pas la morale ou leurs œuvres qui les départagent, c’est leur image de soi. Le collecteur comme les prostitués ne peuvent plus s’exclurent en se projetant dans une image idéale comme le fait le pharisien de notre texte. Non, ils chutent avec leur images, leur idéaux, leurs illusions que le monde piétine, et c’est une chance parce que c’est faux.
Finalement, ils ne peuvent plus croire à ça et ça leur permet d’entendre enfin et pour la première fois autre chose : tu es mon fils, ma fille, bien aimé, cohériter avec Christ, je t’aime inconditionnellement, va redresse ton dos, crois en ma parole crois en ma promesse, porte les fruits de la grâce. Cette parole est dite à tous « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle » mais celles et ceux qui sont enfermés dans leur certitude, leur cohérence, leurs œuvres, et finalement leurs illusions (ces royaumes aussi splendides que déjà mangé par le désert) ne l’entendent pas. « Quiconque s’élève sera abaissé, et celui qui s’abaisse sera élevé ».
Amen


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