Retour sur la parabole des talents et la « peur phobie », la peur paralysante du 3ème serviteurs (celui qui a eu peur et qui a enterré son talent, refusant par-là de le recevoir vraiment, de le recevoir comme un don).
Puisque Christ seul est Seigneur, ne soyons pas dominés par nos peurs.
Des enquêtes sur « le moral des ménages » sont régulièrement publiées. L’une des choses qu’elles montrent d’une manière persistante, c’est que les Français ont des peurs multiples. De quoi ont-ils peur ?
Les Français ont peur du chômage d’abord ; c’est une peur citée loin devant les autres. Ils ont peur aussi de verser un jour dans la marginalité, l’exclusion. Ils ont peur de la violence au quotidien. Ils ont peur de l’évolution de la vie : santé, recherche biologique, environnement.
Aucun argument ne semble à même de faire reculer ces peurs. Les démonstrations, les statistiques, les discours, les « allez-allez-ça-va-passer, bientôt-la-fin-du-tunnel », rien n’y fait : la peur persiste, la peur demeure et parfois même elle s’amplifie.
Peut-être faudrait-il commencer par regarder ces peurs en face. Car elles ne sont pas seulement celles des autres, elles sont aussi les nôtres.
Nous avons des raisons — bonnes ou mauvaises, réelles ou imaginaires, peu importe ici — d’avoir peur. Nous avons « le droit » d’avoir peur. Et d’ailleurs, nous allons le voir, l’Evangile ne condamne pas ceux qui ont peur.
En revanche, l’Evangile, parce qu’il est une bonne nouvelle, nous permet de lutter contre nos peurs. Lorsque nous recevons cette bonne nouvelle, cela nous permet de ne plus être dominés par nos peurs.
C’est ce que l’évangéliste Marc semble viser. C’est l’effet qu’il cherche à obtenir, en rapportant ce long discours de Jésus dont nous avons lu un extrait. Bien sûr, les peurs auxquelles il fait allusion ne sont plus tout à fait les mêmes qu’aujourd’hui, mais le message dont il témoigne, lui, est toujours aussi pertinent : Puisque Jésus-Christ seul est le Seigneur, alors nous pouvons regarder nos peurs en face, les contenir et ne plus nous laisser dominer par elles.
Christ seul est Seigneur : ne soyons donc pas dominés par nos peurs. Nous allons reprendre ce message en trois étapes.
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Quand l’évangéliste Marc écrit-il ce récit ?
Probablement une bonne trentaine d’années après la mort et la résurrection de Jésus, dans les années 60-70 de notre ère. Et pourquoi écrit-il ? Pas seulement pour rapporter fidèlement des témoignages concernant Jésus. Il écrit surtout pour obtenir un effet sur ses auditeurs.
C’est toujours pour cela qu’on prend la plume, surtout dans une période où l’écriture est rare et représente un gros effort : pour obtenir un effet, pour provoquer un changement chez le lecteur.
Or, l’une des caractéristiques de ses premiers lecteurs pour lesquels il écrit, c’est la peur. Il y a la peur physique, car les persécutions prennent de l’ampleur. Il y a la peur psychologique, car la fin des temps, que l’on croyait très proche, ne vient pas et l’on ne comprend pas pourquoi.
Il y a la peur théologique, car la rupture avec le judaïsme est désormais totale et les chrétiens sont en quelque sorte seuls, livrés à eux-mêmes dans l’empire romain menaçant.
Dans ce discours mis en forme par Marc, Jésus parle de peurs : peurs physiques, peurs psychologiques, peurs théologiques.
La première partie de son discours est une sorte de long catalogue de toutes les menaces qui guettent les hommes et plus particulièrement les chrétiens : tremblements de terre, famines et conflits armés, dénonciations, familles déchirées et guerres civiles, prédicateurs charlatans, faux sauveurs, persécutions, mises à mort.
Disons-le en passant : ces événements sont soit des catastrophes naturelles, soit des violences humaines et non pas, comme on le dit parfois mais à tort, des violences envoyées par Dieu. Mais ces peurs sont des peurs fondamentales, des peurs profondes, des peurs ultimes, c’est-à-dire des peurs qui concernent la vie même et son sens.
Voilà donc le premier élément, tout simple, du message de l’évangéliste à ses lecteurs, lorsqu’il reprend ce discours de Jésus : oui, vous avez effectivement des raisons d’avoir peur, d’avoir fondamentalement peur.
Que faire, face à ces peurs ? C’est le second élément du discours que l’on peut souligner ce matin. Si les hommes et les femmes de ce temps-là ont des raisons d’avoir peur, et d’avoir peur de manière ultime pour leur vie et son sens, à quelle attitude sont-ils appelés ?
Les spécialistes ou nos éditions bibliques intitulent souvent ce discours : « l’apocalypse de Marc ». En effet, tout ce passage est du genre apocalyptique. C’était alors une manière bien particulière d’écrire, avec son style, ses images, ses phénomènes décrits, son vocabulaire, ses nombreuses citations de l’Ancien Testament.
Nous, nous avons de la peine à le comprendre, mais c’était un genre très répandu et très apprécié à l’époque de Jésus et de Marc. Souvent, on s’en servait pour dire des choses, de manière un peu cachée et mystérieuse, sur la fin des temps.
Est-ce à dire que nous aurions ici, dans ce grand discours de Jésus, la révélation d’un savoir initiatique, caché, crypté, sur la fin des temps ?
Eh bien, pas du tout. C’est même le contraire. Car dire que des catastrophes naturelles et des violences entre les hommes seront les signes de la fin des temps : la belle affaire !
Cela peut désigner n’importe quelle époque de l’histoire de l’humanité, depuis le Déluge ou Caïn et Abel, jusqu’au Bangladesh ou au Proche-Orient d’aujourd’hui.
D’ailleurs, vous l’avez peut-être remarqué pendant la lecture, Jésus passe son temps à utiliser des formules négatives pour souligner toutes les incertitudes :
« Que personne ne vous égare, ce n’est pas la fin, ne le croyez pas, nul ne connaît le jour et l’heure, vous ne savez pas, vous ignorez ».
En somme, en rapportant ce discours, Marc coupe court à la tentation de fuite de ses contemporains : fuite hors du monde, fuite dans l’au-delà, fuite dans la spéculation, fuite religieuse.
C’est pourquoi, au fond, ce passage est en fait une anti-apocalypse. L’évangéliste invite ses lecteurs à affronter les événements, à rester debout, pour comparaître devant les tribunaux par exemple, pour parler devant ceux qui les livreront, pour tenir bon. Il les invite à rester en plein cœur du monde et, par trois fois, à veiller.
L’attitude du disciple qui est proposée n’est ni celle du repli, ni celle de la fuite religieuse hors du monde, mais plutôt de la sentinelle.
Une sentinelle ? Mais pour guetter quoi ? Pourquoi veiller ?
Parce que, dit le texte, « on verra le Fils de l’homme venir, entouré de nuées, dans la plénitude de la puissance et de la gloire ; alors, il enverra ses messagers et des quatre vents, de l’extrémité de la terre à l’extrémité du ciel, il rassemblera ses élus ».
Quelle image ! Nous ne savons pas bien comment la comprendre aujourd’hui. Mais, pour les premiers lecteurs de Marc, elle est très banalement apocalyptique. C’est-à-dire qu’elle est faite d’un amas de citations de l’Ancien Testament, réorientées sur Jésus.
Et elle signifie en substance : si vous pouvez relativiser vos peurs ultimes, c’est parce qu’elles n’auront pas le dernier mot. Parce qu’elles prendront fin. Parce qu’elles n’engloutiront pas tout. Parce qu’au milieu de toutes vos incertitudes, une chose est certaine : le Fils de l’homme, c’est-à-dire Jésus lui-même, viendra.
Quand bien même le ciel et la terre s’effondreraient, cette promesse ne passera pas. Le maître de l’histoire, ce n’est donc ni la détresse, ni la violence, ni les peurs qu’elles engendrent. Le seul vrai maître, c’est le Fils de l’homme, Jésus, qui vient.
Faisons le point.
Que dit en substance Marc à ses lecteurs, en transmettant ce discours ?
Il dit premièrement : oui, vous avez des raisons d’avoir peur. Deuxièmement, ne vous repliez pas pour autant, ne fuyez pas, mais veillez, car le maître vient.
Dernier élément de ce discours que nous soulignerons ce matin : le maître vient, soit. Mais quand ? Bien sûr, « nul ne sait ni le jour ni l’heure ». Cela veut-il donc dire, comme on le pense souvent, qu’il s’agit d’un futur indéterminé et démesurément éloigné ? C’est tout le contraire.
Il faut s’arrêter quelques instants sur les conditions dans lesquelles ce discours est prononcé, selon l’évangéliste, pour en apprécier la portée. C’est en quelque sorte le discours d’adieu de Jésus à ses disciples.
Jésus est à Jérusalem, deux jours avant son arrestation. Il donne dans ce discours les dernières consignes à ses disciples. Mais il ne s’adresse pas aux douze ; seuls quatre disciples sont là : Pierre, Jacques, Jean et André.
C’est à eux seuls que Jésus dit et répète : « Veillez ». Or, ce verbe bien particulier est très rare dans l’évangile de Marc.
On ne le retrouve qu’à un seul autre moment. Quand ? Deux jours plus tard, juste avant l’arrestation de Jésus, au jardin de Gethsémané.
A qui Jésus dira-t-il de veiller, à Gethsémané ? Aux mêmes, sauf André : Pierre, Jacques, Jean, ces disciples qui sombreront dans le sommeil.
De plus, Jésus termine ici son discours par la petite parabole du maître de maison qui vient à l’improviste le soir, au milieu de la nuit, au chant du coq ou le matin. Que nous dira l’évangéliste, à la page suivante, à propos des événements qui surviendront deux jours plus tard ?
Que Jésus a été trahi par l’un des siens le soir, que ses disciples n’ont pas pu veiller au milieu de la nuit, qu’il a été renié par Pierre au chant du coq, qu’il a été abandonné par tous au matin.
Quand donc le Fils de l’homme vient-il « entouré de nuées et dans la plénitude de la puissance et de la gloire » ? C’est-à-dire à la fois caché et en pleine révélation ? Non pas à la fin du monde, mais dans sa Passion. Quand cette vision apocalyptique se réalise-t-elle ?
En chemin vers la croix. L’apocalypse et la fin des temps ne sont pas réservées à un avenir dont nous ignorons la date.
L’apocalypse et la fin des temps ont commencé deux jours après ce discours, le soir du jeudi saint. Le maître ne vient pas après toute chose, à la fin du calendrier des siècles.
Le Seigneur ne survient pas après nos détresses, après nos peurs. Il vient dès maintenant, avec nos détresses, avec nos peurs. Bien plus encore : à Gethsémané et au Golgotha, le Seigneur vient au travers de sa propre détresse, au travers de ses propres peurs. Le Fils de l’homme vient à nous au travers de sa faiblesse.
Voilà donc ce message que l’évangéliste Marc transmet de la part de son Seigneur, et qu’il transmet à une communauté chrétienne qui a peur. Premièrement : oui, vous avez des raisons d’avoir peur. Mais, deuxièmement, ne vous repliez pas, ne fuyez pas, veillez car le maître vient. Troisièmement, le maître vient, et il vient dès maintenant.
*
Et nous ? Nous avons aussi nos peurs. Bien sûr, nos peurs ne sont pas celles que connaissaient les contemporains de Jésus ou de Marc. Bien sûr, nous avons peur parfois pour de mauvaises raisons. Mais parfois aussi pour de bonnes raisons.
Et, de toute manière, c’est comme ça. Si l’on en juge par l’attitude de Jésus ou de Marc devant leurs contemporains, il ne sert à rien de le nier. Il n’est pas honteux d’avoir peur.
Il faut oser dire ses peurs, oser les exprimer. Non pas les répéter et s’y complaire, mais les dire, tout simplement.
Ainsi, tu as peur du chômage ? Parce qu’au-delà du problème financier qu’il peut poser, c’est ta valeur même, ton sentiment d’être utile que le chômage met en cause ? Mais, devant le Seigneur, à ses yeux, ta valeur ne vient pas de ce que tu es capable ou non de faire.
Tu as peur de l’immigration ? Parce qu’au-delà du problème social qu’elle peut poser, tu te sens menacé dans ta culture et tes valeurs ?
Mais, pour le Seigneur, tu es aussi un étranger sur la terre et il marche avec toi, à tes côtés, quel que soit ton chemin.
Tu as peur de la dépression ? Mais le Seigneur, lui aussi, a sombré dans ce fossé désespéré et noir, jusqu’à la mort. Et il est ressuscité, il est debout à tes côtés aujourd’hui, où que tu sois.
Oui, le Seigneur vient. Non pas plus tard, lors d’une fin des temps qui serait comme un horizon inaccessible, une fin des temps qui reculerait à mesure qu’on s’avance. Le Seigneur vient.
Non pas après nos peurs et nos détresses. Le Seigneur vient aujourd’hui. Le Seigneur vient dans nos peurs et nos détresses. Le Seigneur vient, au travers de sa peur et de sa détresse. Le Seigneur vient, dans sa faiblesse.
La faiblesse du Seigneur, nous la découvrons dans sa Passion, bien sûr. Mais nous la découvrons tout autant dans sa naissance.
Et c’est pourquoi il est bon de lire ce passage de l’Evangile aujourd’hui, premier dimanche de l’Avent. Le temps de l’Avent nous rappelle deux choses : le Seigneur est venu, à Bethléem, il y a longtemps, et nous pouvons donc fêter sa naissance. Mais aussi, et bien plus, le Seigneur vient, dans ta vie aujourd’hui comme elle est, avec ses peurs. Voilà la bonne nouvelle.
L’Eglise peut donc être le lieu où les peurs sont nommées et où cette bonne nouvelle est reçue, confessée, proclamée, mise en acte.
A travers les rencontres, le culte, les groupes, à travers sa vie concrète, notre Eglise peut être le lieu de cette bonne nouvelle. Le lieu où nous osons nous dire les uns aux autres, en frères et en sœurs, nos peurs.
Le lieu où est rappelé que nous avons un seul Seigneur, celui qui vient aujourd’hui nous rejoindre jusque dans nos peurs. Le lieu où nous pouvons veiller pour annoncer sa venue.
Il y a des peurs qui se répètent et qui se déchaînent. Et puis, il y a Jésus-Christ vivant.
Qui donc sera notre Dieu ?
Amen
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