Sans doute ce texte pose-t-il un problème aux auditeurs modernes que nous sommes. Déchiffrer les signes de la fin des temps, ce n’est en quelque sorte plus de notre âge ! Laissons cela aux illuminés ou aux fondamentalistes… Pourtant nous aurions tort de laisser ce texte de côté en prétextant son inactualité pour des esprits modernes. D’abord, il n’est pas du tout certain que nous soyons si modernes que cela ! A vrai dire, déchiffrer les signes, nous ne faisons que ça ! Gaz à effets de serre, fonte de la calotte glaciaire, épuisement des ressources naturelles, sondages, pourcentages, tests en tous genres, bilans, calculs, prévisions… et j’en passe.
A vrai dire nous ne cessons pas de chercher à savoir de quoi demain sera fait, si du moins nous en sommes encore à croire qu’un « demain » est possible. Tout se passe comme si nous étions constamment tiraillés, déchirés, entre notre angoisse de l’avenir et notre résignation à la fatalité de ce qui se passe aujourd’hui. Autrement dit, nous sommes dans une sorte de paradoxe : nous nous inquiétons de savoir à quoi ressemblera le monde de demain, celui que nous laisserons à nos enfants, et nous nous inquiétons d’autant plus que l’avenir ne semble pas avoir d’autre visage que celui de la catastrophe, qu’elle soit nucléaire, écologique, économique… et j’en passe. Comment dès lors ne pas céder à la tentation du désespoir ? Car dans le même temps, il semblerait que d’acteurs, nous soyons devenus les spectateurs de notre monde. Nous regardons le monde aller à vau-l’eau, nous nous repaissons d’images toutes plus tragiques les unes que les autres, génocides, massacres, corruption, épidémies, insécurité, chômage… et j’en passe.
Nous regardons défiler sous nos yeux apeurés autant que fascinés le spectacle tragique du monde. Et nous ne faisons rien. Que voulez-vous, on n’y peut rien, c’est le système, c’est la loi du marché, c’est l’ordre du monde, c’est le destin, c’est la fatalité…
Au fond de nous, peut-être ne souhaitons-nous pas réellement que cela change. Tellement le désespoir et la résignation peuvent être confortables. Tellement il est facile, agréable, de se laisser glisser sans réagir, et de s’endormir au passage du marchand de sables de la télévision, nourris que nous sommes à la mamelle de la communication généralisée où l’on parle tellement de tout à tout le monde, qu’on ne parle plus à personne, qu’on n’entend plus personne, qu’on n’essaye même plus d’écouter une voix différente.
Nous nous plaisons à accuser ce bon vieux Dieu d’être silencieux. Mais avons-nous les oreilles suffisamment débouchées pour l’entendre ?
Nous attendons-nous suffisamment à la venue d’une parole qui nous déloge de nous-mêmes pour nous faire aller plus loin, au-delà des apparences, au-delà des évidences ? Si toutefois nous nous attendons à une telle parole, alors que pouvons-nous entendre dans ce dernier grand discours de Jésus dans l’évangile de Marc ?
Je vous propose d’y entendre trois choses.
Premièrement, je vous invite à être attentifs à la place qu’occupe ce discours dans l’ensemble de l’évangile de Marc. En effet, ce n’est sans doute pas par hasard que Marc a choisi de placer ces paroles de Jésus à ce moment-là de son récit. Jésus vient de sortir du Temple dont il a annoncé la ruine, et tout de suite après il entrera dans le temps de sa Passion. Autrement dit, nous sommes là dans l’épisode qui précède immédiatement sa mise à mort sur la croix et son abandon par tous ses disciples. Soyons attentifs à ce paradoxe : Jésus annonce à ses disciples la venue en gloire du Fils de l’homme, il leur donne des signes, des indices pour reconnaître ce moment quand il arrivera, il va même jusqu’à leur dire : « Cette génération ne passera point que tout cela n’arrive ». Et voilà qu’au lieu de la révélation glorieuse de sa messianité, c’est l’ignominie de la croix qui se profile à l’horizon ! Au lieu de l’advenue triomphante du Royaume de Dieu, les disciples assisteront au sacre dérisoire d’un roi pitoyable qui n’aura pour trône qu’un poteau de bois, et pour cour deux crapules crucifiées à ses côtés ! Peut-être y a-t-il là un premier enseignement : tout occupés que nous sommes à chercher, comme les disciples, des signes annonciateurs du Royaume, nous ne savons plus les déchiffrer quand ils sont sous notre nez. La messianité de Jésus, sa royauté, son triomphe, nous les cherchons dans ce qui est grand, élevé, attractif, et quand ils se présentent en face de nous dépouillés d’artifices, vidés du contenu que nous leurs prêtions, nous ne savons plus les reconnaître. Au pied de la croix, finalement, il n’y a pas de « chrétiens ». Il n’y a qu’un païen pour reconnaître, dans cet homme moribond, le Fils de Dieu. Peut-être alors nous faut-il abandonner notre christianisme prétendu et nous mettre à l’école de ce païen. Peut-être que si nous devenons comme lui, si nous acceptons de laisser de côté ce que nous savons ou ce que nous croyons savoir, nous sera-t-il donné de ne plus chercher le Christ ailleurs que là où il se donne. Peut-être qu’en laissant tomber notre soi-disant christianisme, nous pourrons apprendre à devenir, ou à redevenir, chrétiens.
Dans le prolongement de ce que je viens de dire, je voudrais souligner un deuxième élément. Je disais tout à l’heure que Jésus donnait des signes à ses disciples, pour qu’ils puissent reconnaître le moment de sa venue en gloire, moment qui coïncide avec la fin des temps. Et à première vue, il semble que Jésus se prête à ce jeu, puisqu’il leur donne une profusion de signes, en reprenant à son compte des prophéties d’Esaïe et de Daniel : « Le soleil s’obscurcira, la lune ne donnera plus sa clarté, les étoiles tomberont du ciel, et les puissances célestes seront ébranlées. Alors on verra le Fils de l’homme venir sur les nuées avec beaucoup de puissance et de gloire ». N’y a-t-il rien qui vous frappe ? Si on écoute bien ce qui est dit, force est de constater que le jour où tout cela arrivera, on ne verra pas grand-chose ! Si le soleil s’obscurcit et si la lune ne donne plus sa clarté, il fait nuit noire, on n’y voit rien ! Et de plus, si le Fils de l’homme vient sur des nuées, ou plus précisément « dans » des nuées, là non plus il n’y a rien à voir, puisque les nuées enveloppant le Fils de l’homme ne peuvent que le dérober au regard ! Jésus a beau jeu de prévenir ses disciples en leur disant que quand ils verront ces choses arriver, alors cela voudra dire que le Fils de l’homme est proche, à la porte… puisqu’à proprement parler personne n’y verra rien du tout, il n’y aura que brouillard et ténèbres ! La leçon qu’il nous faut retenir ici, c’est que Jésus disqualifie les signes. Il brouille les cartes, il donne des signes qui n’en sont pas, puisqu’au lieu de permettre une reconnaissance transparente et claire du moment de sa venue, il ne fait qu’ajouter une ombre au tableau, un mystère au mystère. Autrement dit, à ses disciples qui, comme nous, sont tellement préoccupés de voir, de savoir, de prévoir, Jésus indique une autre route.
On ne peut rien savoir de la venue du Fils de l’homme.
On ne peut absolument pas la calculer, la déchiffrer, la faire correspondre à des systèmes de mesure, l’enfermer dans des certitudes. Circulez, y a rien à voir ! Puisqu’au bout du compte, tout ce qu’il y aura à voir, ce sera la croix. Et là nous avons un enseignement : car s’il n’y a rien à voir, il y a tout à entendre. Autrement dit, l’essentiel pour un chrétien ce n’est pas le spectacle du monde, ce n’est même pas le spectacle de sa fin supposée ou programmée, car en Jésus-Christ, la fin du monde a déjà eu lieu. Mais ouvre les yeux, rien n’a changé, me direz-vous ! Et moi je vous répondrai, à la suite de Marc : Fermez vos yeux, et ouvrez vos oreilles. Ouvrez vos existences. Attendez-vous à une parole, pas à une image.
Attendez-vous à une parole qui peut bouleverser le cours naturel des choses, parce qu’elle l’a déjà fait. « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point », dit Jésus. Le ciel et la terre, avec leur ordonnance immuable, leurs lois, leurs catégories, leur organisation, tout cela passera. L’ordre du monde passe. L’ordre du monde a déjà été bouleversé.
Non pas par un signe miraculeux de changement, du genre qui rassemble les foules dans une fascination anonyme. Mais par une parole qui a retenti au cœur même du monde pour creuser d’autres espaces, pour ouvrir d’autres temps, pour déloger, déplacer, renverser et reconstruire. Pour appeler chacun et chacune, en son propre nom, à se positionner dans une confiance et une espérance.
Je relèverai une troisième chose pour finir.
Cela concerne le fait que personne ne sait ni le jour ni l’heure, pas même le Fils, mais le Père seul. Etant appelés à mettre notre foi dans le Fils, il nous faut nous en contenter. Autrement dit, la foi ne nous apportera aucune réponse aux questions « quand » et « comment ». La foi ne nous permettra pas d’en finir avec l’incertitude du temps qui passe, les tragédies de l’histoire, l’angoisse du lendemain. La foi ne nous permettra pas d’en finir avec la fin ! La foi nous empêchera de nous endormir sur le matelas douillet des certitudes et des illusions, et elle nous permettra de nous relever quand nous serons courbés sous le poids des déterminismes qui plombent nos existences. La foi nous tiendra éveillés dans une saine inquiétude, car nous ne savons pas « quand ce sera le moment ».
C’est le fait de ne pas savoir et de veiller qui fait de nous des vivants, des êtres encore capables d’attendre, de désirer, d’espérer, au lieu de nous refermer sur nos peurs et nos déceptions, au lieu de nous abrutir sur nos prévisions et nos sécurités. Aujourd’hui encore, une parole est proclamée pour chacun et chacune d’entre nous, afin que nous ne nous contentions pas d’être les spectateurs impuissants de nos vies, mais que nous en soyons les acteurs, avec courage, confiance et reconnaissance.
Le Christ se donne à nous comme l’imprévisible rencontre qui bouleverse le cours des choses et renouvelle notre soif de vivre, et de vivre au-delà des évidences qui ne sont qu’illusions, au-delà des programmes qui verrouillent le désir, au-delà des apparences qui cadenassent l’espérance.
Prenons garde et veillons, soyons attentifs, en alerte, en éveil, jamais rassasiés, toujours désirants, car là est la vraie paix !
Au nom de Celui qui nous parle, cette fois dans l’évangile de Jean :
« Je vous ai dit ces choses, afin que vous ayez la paix en moi. Vous aurez des tribulations dans le monde; mais prenez courage, j’ai vaincu le monde ». (Jn 16:33)
Amen.
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