Prédication sur Esaïe 50,4-7 ; Philippiens 2, 6-11 et Marc 11,1-10
Dimanche des Rameaux
Dimanche des Rameaux. Traditionnellement une belle fête de famille, une carte postale avec des enfants qui agitent des branches de palmier dans le temple en chantant Hosannah, Hosannah au plus haut des cieux ! A la campagne, il n’est pas rare qu’on trouve un âne à faire rentrer dans l’Eglise pour rendre la scène plus vivante encore. Oui vraiment une bien belle fête que la fête des Rameaux. On en oublierait presque la fin tragique quelques jours après… Et pourtant, me permettez-vous d’avouer publiquement mon trouble devant ce qui me semble être une mise en scène idyllique ? Il n’y a pas moins de 4 points particulièrement gênants qui, mis ensemble, produisent un « effet-cocktail » comme on dit des associations médicamenteuses qui majorent les effets de chaque principe actif composant le mélange.
D’abord il y a cette fin tragique, retournement brutal de fortune après un triomphe éphémère. Il est d’usage d’accuser la versatilité de la foule qui ne tarde jamais à brûler ce qu’elle a adoré. Mais l’explication ne tient pas : si la foule reconnaît en Jésus le Messie, le Fils de David venu restaurer l’âge d’or du peuple élu, au point de paver son chemin de vêtements, il n’y a aucune chance qu’elle puisse le conspuer trois jours après simplement pour avoir contesté le pouvoir des scribes, des prêtres ou des marchands du Temple ! Au contraire, cela aurait dû renforcer son autorité : il aurait parfaitement joué son rôle messianique. Et puis il y a aussi quelque chose de troublant à mes yeux dans cette mise en scène voulue, orchestrée, minutieusement préparée par Jésus lui-même. En envoyant chercher cet ânon, c’est lui qui choisit de coller au plus près à la prophétie de Zacharie 9,9 : « Sois transportée d’allégresse, Sion la belle ! Lance des acclamations, Jérusalem la belle ! Il est là, ton roi, il vient à toi ; il est juste et victorieux, il est humble et monté sur un âne, sur un ânon, le petit d’une ânesse. » Et puis ses disciples qui jettent leurs vêtements sur le chemin pour bien rappeler l’histoire de Jéhu racontée dans le 2ème livre des Rois (2 Rois 9) qui se fait oindre comme roi après avoir massacré les rois d’Israël et de Juda ainsi que toute la famille de Jézabel, la reine qui avait fait tuer de nombreux prophètes. Comment faut-il comprendre ce qu’il faut bien considérer comme une mise en scène orchestrée par Jésus lui-même ? Cherche-t-il à capter l’attention de la foule des pèlerins venus pour la fête ? Serait-il en quête de reconnaissance ? Il faut aussi évoquer clairement le positionnement politique de cette mise en scène. Jésus a choisi de se présenter à Jérusalem comme le justicier qui purifie le pays : Regarde, Seigneur, et suscite-leur un roi, fils de David… dit un Psaume de Salomon[1] Et ceins-le de force pour qu’il brise les princes injustes, qu’il purifie Jérusalem des nations qui la foulent et la ruinent. L’allusion à l’occupation romaine est transparente. Le roi qui fait son entrée triomphale à Jérusalem est un roi qui a vaincu ses ennemis et qui a rétabli la justice. Il est là, ton roi, il vient à toi ; il est juste et victorieux ! S’il est monté sur un ânon, c’est qu’il ne craint plus aucun adversaire, sa victoire est totale, il n’a plus que des partisans qui se réjouissent de sa victoire écrasante autant qu’éclatante.
Pour compléter « l’effet-cocktail » des indices troublants, il reste à évoquer cette manière pour le moins étonnante qu’il a de réquisitionner un ânon qui ne lui appartient pas… sans autre forme de procès. Le Seigneur en a besoin ? Alors il se sert. C’est aussi simple que cela. On ne serait pas en train de parler de Jésus, le procédé serait immédiatement contesté et perçu comme abusif comme ces hommes politiques qui se croient tout permis avec les deniers publics (et je ne fais ici aucune allusion à une quelconque affaire qui occupe nos médias). Et ce n’est pas tout ! Dès le lendemain, Marc nous raconte qu’en sortant de Béthanie Jésus avait faim et, trouvant un figuier sans fruit, il le maudit tout en précisant que ce n’était pas la saison des figues ! On apprendra quelques versets plus loin que le figuier s’était retrouvé complètement desséché depuis la racine (Marc 11,12-14 ; 20-25) ! Je ne veux choquer ici personne mais je me devais de partager avec vous ma gêne croissante à la lecture de cette entrée triomphale de Jésus à Jérusalem. Il y a là quelque chose qui ne colle pas avec la carte postale idyllique et rassurante qu’on fête habituellement aux Rameaux.
Il est nécessaire d’élargir le regard pour essayer de comprendre l’enchaînement des événements et le sens que Marc a voulu leur donner.
- Montant à Jérusalem, Jésus a croisé la route de Bartimée, un aveugle mendiant sur le bord du chemin à la sortie de Jéricho. En fait, la guérison de l’aveugle inaugure l’arrivée du Messie qui ouvre les yeux du peuple et qui révèle la présence de Dieu au milieu de son peuple, l’acte messianique par excellence (Marc 10,46-52). Ne soyons pas aveugle : ouvrons les yeux sur ce qui suit.
- Entrant à Jérusalem, nous avons vu que Jésus se présente comme un Roi qui marche sur les vêtements en signe de victoire totale sur ses ennemis (comme le rappelle l’histoire du roi Jéhu). Il sait très exactement où trouver l’ânon pour bien signifier que l’absence de danger inaugure le retour de l’âge d’or, ce temps béni du grand Roi David, le seul moment de son histoire où Israël était maître chez lui, en paix sur la Terre Promise.
- Le lendemain, le fameux épisode du figuier, maudit pour avoir refusé de porter des fruits hors saison2, renforce la conviction que le temps s’accélère : la fin s’approche, il n’est plus temps de laisser mûrir. Le Messie est venu juger les vivants et les morts. Celui qui ne porte pas de fruit sera coupé et brûlé disait Jean-Baptiste. Ce temps est arrivé. (Marc 11,12-14 ; 20-25)
- Enfin, tout le monde se souvient du fameux épisode de Jésus chassant les marchands du Temple qu’il revendique comme sa maison de prière pour toutes les nations qui a été transformée en caverne de bandits (Marc 11,15-19).
Après s’être présenté comme le prophète qui révèle la présence de Dieu au milieu de son peuple, puis comme le Fils de David venu prendre possession de son trône royal, puis comme le Juge de la fin des temps qui récolte les fruits produits par son peuple, Jésus revendique la fonction du Grand Prêtre qui purifie le temple et le rend à sa fonction liturgique et spirituelle.
Le Messie est là et il réclame tous les pouvoirs : prophète, roi, juge et grand prêtre ! Le Messie est là et aucun domaine de la vie ne peut échapper à son autorité. Il provoque alors une crise majeure et réussit à cristalliser l’opposition de tous contre lui. C’est ainsi que comme il marchait dans le temple, raconte Marc, les grands prêtres, les scribes et les anciens viennent le trouver pour lui demander : de quelle autorité fais-tu cela ? Qui t’a donné autorité pour le faire ? (Marc 11,27-33) Quelques jours plus tard, il sera assassiné.
Il y a 50 ans presque jour pour jour, le 4 avril 1968, Martin Luther King était lui aussi assassiné, exactement pour les mêmes raisons que Jésus : parce qu’il était sorti du champ où il avait été assigné. Tant que le pasteur baptiste s’occupait d’essayer d’arracher un à un les droits civiques des noirs, le FBI le serrait de près mais il restait protégé par une popularité sans pareille et il conservait l’oreille du président Kennedy. Mais pour le prophète noir, le racisme n’est qu’une partie du cancer spirituel qui ronge l’Amérique et le monde : l’argent dépensé pour la guerre du Vietnam, c’est de l’argent volé aux pauvres ! assène-t-il. Racisme, guerre et pauvreté constituent les 3 piliers d’un système diabolique qui détruit le monde. Ce sont les fondements-mêmes de la société qu’il faut changer. Comme Jésus, pour la même raison, Martin Luther King a été assassiné.
Ils ont bousculé trop de monde, revendiqué trop de place, contesté trop de fonctions déjà établies. Ce qu’on apprécie chez les religieux, c’est quand ils restent humblement à leur place, quand ils s’occupent de leur business et laissent les autres tranquilles. Leur job consiste à s’occuper de « l’arrière-monde », avant la vie ou après la mort, mais certainement pas la vie réelle, la politique, la justice, l’économie, le lobby des armes, la science ni même les questions de société comme le mariage, la procréation, la famille ou la sexualité. « Pas-touche ! » « Chasse gardée… » Jésus n’est légitime dans aucun de ces champs. Laïcité oblige ! Et quand bien même il s’exprime par la bouche de tel ou tel religieux, il est immédiatement critiqué par les « spécialistes », les « experts » qui réagissent en propriétaires : relisez le rapport du préfet Gilles Clavreul remis au ministre de l’intérieur derrière lequel se rangent les tenants d’une neutralisation autoritaire de la société, cherchant à l’expurger de toute référence religieuse considérée comme une revendication communautariste insupportable. Immédiatement considéré comme illégitime, la parole religieuse qui s’exprime dans l’espace public est décrédibilisée, ringardisée, considérée comme réactionnaire et rétrograde. Pourquoi tant d’opposition ? Sans doute le signe qu’elle est quand même quelque peu pertinente et que, peut-être, elle touche juste parfois. Quel intérêt y aurait-il à contester une Parole qui n’a aucune vérité, aucune puissance ?
On se trouve exactement devant le problème très classique du malentendu supposé (et j’insiste sur le mot supposé !) entre l’offre de Jésus (en termes de libération spirituelle, de vie éternelle, de royaume de Dieu) et l’attente du peuple (en termes de libération politique et économique du joug des romains). Et, pour faire bonne mesure, on appelle à la rescousse un certain nombre de versets forts à propos tirés de leur contexte, du genre : Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu (Marc 12,13-17) Mon royaume n’est pas de ce monde (Jean 18,36) ou encore C’est Marie qui a choisi la bonne part (Luc 10,42). Il est vrai que, dans l’Eglise même, on se méfie à juste titre des discours trop politisés. Les réticences sont fortes et parfaitement légitimes face aux risques des prises de position partisanes de tel ou tel pasteur qui mettraient en danger l’unité de l’Eglise et l’universalité du message évangélique. La prudence est également de mise face au danger de réduire l’Evangile à une morale simple qui désignerait les « bons » face aux « méchants » tel un mauvais western de série B. A nous autres protestants, il y a une évidence à refuser énergiquement qu’on pense à notre place, qu’on nous indique pour qui ou pour quoi voter. Tout cela est juste et sain. Mais il ne faudrait quand même pas stériliser notre foi et l’empêcher de porter du fruit. L’épisode du figuier desséché devrait tout de même nous alerter ! J’ai en mémoire quelques paroles de pasteurs qui ont osé prêcher l’Evangile pendant la seconde guerre mondiale[2]. Tel Roland de Pury à Lyon en 1943 : « Quelle calamité qu’une Eglise qui n’est qu’un cercle de gens pieux se sentant bien ensemble, une église repliée sur elle-même, qui se suffit à elle-même ! (…) La Parole de Dieu n’est pas un refuge mais un glaive pour combattre. » Ou Gustave Vidal à l’Oratoire du Louvre en 1940 : « Les chiens vivants meurent un jour, quand même (…). Les chiens, même vivants, sont déjà morts. Les lions, même morts, sont encore vivants. » « Notre foi, c’est la certitude, fondée sur des faits, que tout ce qui s’édifie ici-bas, sans Dieu ou contre Dieu s’écroulera un jour, tandis que tout ce qui s’édifie avec lui, par lui et pour lui subsistera toujours. Si nous n’avons pas cette foi, alors nos Eglises ne seront jamais que des instituts de morale utilitaire où se formeront des sages à la manière de l’Ecclésiaste, qui seront tenir le milieu entre le vice et la vertu et tirer le meilleur parti possible des circonstances et des événements pour se donner du bon temps, dans le respect des convenances et de la légalité. » Ou encore André Trocmé au Chambon-sur-Lignon qui disait : « Du haut de la chaire (…) au nom du Dieu vivant, il faut parler et parler clairement. La tentation est grande d’envelopper d’images bibliques la vérité : comprenne qui pourra. On se calme la conscience ainsi. Faux apaisement. Dieu aime qu’on enseigne l’Evangile clairement avec l’adresse du destinataire sur l’enveloppe. Et le destinataire n’aime pas cela. » Quel courage incroyable ! Quelle puissance dans quelques mots ! Mais certainement, celui qui me touche le plus c’est Martin Luther King quand il affirmait quelques mois avant sa mort : « Sur certaines positions, la Lâcheté pose la question : « Est-ce que c’est sûr ? » L’Opportunisme pose la question : « Est-ce politique ? » Et la Vanité vient alors poser cette question : « Est-ce populaire ? » Mais la Conscience pose celle-ci « Est-ce juste ? » Et il vient un temps où l’on doit prendre une position, qui n’est jamais sûre, ni politique, ni populaire. Mais nous devons la prendre parce que la Conscience nous dit que c’est juste.[3] » Voyez-vous, ce que je crains le plus, c’est une église trop bien intégrée qui ne dise plus rien aux hommes d’aujourd’hui, trop fondue dans le paysage comme pour notre Temple du Saint-Esprit à qui on a refusé la construction sur le carrefour face à Saint Augustin, à qui on a refusé une façade qui ressemble à un lieu religieux, à qui on a refusé un clocher pour qu’elle soit invisible et qu’elle le reste ! Bref : sommes-nous invisibles ? Alors soyons audibles ! Si on ne veut pas nous voir, qu’on nous entende ! Et on nous entendra que si nous avons quelque chose à dire au monde d’aujourd’hui. Une parole forte, une parole qui éveille les consciences et qui remet debout. Bien sûr, il faut être prêt à en payer le prix, et parfois, comme pour Martin Luther King ou Jésus, le prix fort ! Amen !
[1] Psaumes de Salomon 17.21-25, in Ecrits Intertestamentaires, Paris, La Pléiade, 1987, p.987s.
[2] Citations tirées du livre de Patrick Cabanel, Résister. Voix protestantes, Alcide, 2012.
[3] MLK, « Standing by the Best », 67/08/06.