Toutes les religions sont-elles intolérantes ?

Lectures Bibliques : Actes 5, 27-42

Prédication

Toutes les religions sont-elles intolérantes ? C’est la question qu’on peut légitimement se poser quand on entre dans cette histoire : Nous vous avions sévèrement interdit d’enseigner au nom de cet homme-là ! dit le grand prêtre. Quelle est la légitimité d’un pouvoir religieux pour fonctionner comme une police de la pensée, pour revendiquer le droit de dire le vrai et de sanctionner et interdire les autres manières de vivre, de penser ou de croire ? Bien entendu, vu de notre situation de pays sécularisé qui porte en lui le souvenir des guerres de religion, formatés par nos débats incessants et sourcilleux autour de la laïcité, au bénéfice d’une liberté de conscience chèrement acquise, il est facile de nous draper dans une posture de dénonciation. Mais est-ce forcément illégitime de devoir « cadrer » les enseignements théologiques prononcés publiquement ? Peut-on laisser tout dire au nom de la liberté d’expression et de la tolérance ? Est-ce que la vérité peut se découper comme un gâteau que l’on se partage, chacun ayant sa part ? N’est-elle pas UNE par essence ? Est-ce que tous les enseignements, toutes les prédications, toutes les conceptions spirituelles, philosophiques ou religieuses sont légitimes parce qu’équi-valentes (de même valeur) ? Accepteriez-vous par exemple que la scientologie soit officiellement reconnue en tant que religion comme aux Etats-Unis ? Accepteriez-vous qu’un pasteur accorde, du haut de cette chaire, la même autorité au Coran qu’à la Bible, à la parole de Jésus qu’à celle de Michel Onfray ? Y a-t-il des limites à la tolérance au point de criminaliser l’antisionisme ou d’interdire la publication de « Mein Kampf » ? Mais ce n’est, bien entendu, pas une question binaire. Entre l’intolérance fermée du grand-prêtre qui a le pouvoir d’interdire la prédication de l’Evangile qu’il réprouve et la tolérance maximale de ceux qui refusent toute limite à la liberté d’expression, il y a toute une palette de nuances et de paliers successifs que les travaux du philosophe protestant Paul Ricœur nous aident à découvrir[1].

Si je comprends bien la mission du grand prêtre, elle n’est guère confortable : peut-il laisser se propager le message de la résurrection de Jésus qu’il considère lui-même comme un mensonge ? Ne porte-t-il pas une lourde responsabilité pastorale et spirituelle vis-à-vis de sa communauté ? Sa mission fait écho aujourd’hui à la situation du pape François accusé publiquement par quelque 60 prêtres et théologiens catholiques d’être hérétique à cause de ses positions sur l’avortement, l’homosexualité, les divorcés remariés… et sa trop grande proximité supposée avec les idées de Luther ! Mais, en fait, dans ce récit du livre des Actes, les intentions du grand-prêtre ne sont pas purement pastorales et spirituelles. Son accusation dévoile sa motivation : Vous voulez donc nous rendre responsables de sa mort ! Le grand-prêtre craint la foule. Voilà la vérité. Et il a peur de perdre son pouvoir. Alors il l’utilise pour tenter de faire taire toute voix discordante. C’est un enjeu de pouvoir qui se révèle ici. Parce que le pouvoir craint toujours pour lui-même et cherche donc à éliminer la contestation qui sape son autorité. Quel qu’il soit, le pouvoir porte en lui le germe du totalitarisme et de la violence. Il faut lui mettre une limite.

Le premier stade de la tolérance s’arrache à la puissance d’interdire d’un pouvoir aux abois. C’est une tolérance qui supporte contre son gré ce qu’elle n’a pas le pouvoir d’empêcher. Ainsi l’Edit de Nantes signé en 1598 est venu contraindre les protestants et les catholiques français à la cohabitation forcée dans une mutuelle désapprobation. Il sera révoqué dès que possible par Louis XIV le monarque absolu qui ne pouvait supporter cette cohabitation forcée. De son côté, la Paix de Westphalie eut plus de chance. Signée en 1648, elle mit fin à la guerre de 30 ans entre le Saint Empire romain germanique et les Etats protestants allemands en instituant le principe de séparation Cujus Regio, Ejus Religio. C’est une véritable ascèse du pouvoir que de tolérer ce qu’on pourrait interdire. Cela demande de renoncer, d’accepter une position de fragilité, de vulnérabilité.

Mais comment est-ce possible en fait quand il est question de foi, de vérité ? Comment accepter l’altérité critique quand on a des convictions fortes ? C’est exactement la réponse de Pierre au grand prêtre : Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. Vous pouvez toujours essayer de nous interdire de croire, de penser et d’agir, mais vous n’y arriverez pas parce que nous sommes libres. Libres face à toutes les autorités, tous les pouvoirs, toutes les puissances de ce monde. Nommons-les : l’argent-roi, la réussite et la gloire, les médias sans contre-pouvoir et les réseaux sociaux sans responsabilité, les hommes politiques, les scientifiques, les religions… Souvenez-vous, disait Gamaliel au Sanhédrin : Theudas se prenait pour quelqu’un d’important… et il est mort. Judas le Galiléen était un grand leader charismatique… et il est mort. Alors pour ces disciples de Jésus… si leur projet et leur action viennent des hommes, cela disparaîtra. Mais si leur projet et leur action viennent de Dieu, vous ne pourrez pas les faire disparaître. Parce que Dieu seul est Dieu. Tout ce qui est humain est relatif, périssable, mortel et donc marqué par le péché (la religion y compris) nous a enseigné Karl Barth. Dieu seul est Dieu. Et je n’obéis qu’à Dieu. Ce principe de contestation qui relativise toute prétention à l’absolu devient un véritable antidote contre l’idolâtrie. La tolérance accède ici à son second palier. En reconnaissant à Dieu seul l’autorité ultime, je m’interdis d’en abuser pour juger une conception du bien et du vrai différente de la mienne. Malgré mes convictions fortes qui désapprouvent votre manière de croire (ou de vivre), je m’efforce de les comprendre sans pour autant y adhérer parce que je sais que Dieu seul est Dieu et que, pour vous comme pour moi, il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes… Ainsi pensaient Érasme de Rotterdam, prince des humanistes et Philippe Mélanchton, bras droit de Luther. Sur ce second palier est né l’œcuménisme des premiers temps.

Bien entendu, quand les membres du Tribunal entendent ces paroles, ils sont furieux et ils veulent faire mourir les apôtres. Mais Gamaliel se lève. Un maître de la Loi, respecté par le peuple. Gamaliel réclame un huis-clos pour suspendre le jugement, différer la colère. « Israélites, faites attention à ce que vous allez leur faire… » Contre l’emprise de la pulsion violente et la tyrannie de l’immédiateté, la parole du sage vient ouvrir une brèche : Ne vous occupez plus de ces gens-là et laissez-les partir. Ils ont le droit de vivre librement et de parler librement. Gamaliel désapprouve très certainement leur manière de croire mais il veut que l’on respecte leur droit de vivre à leur guise sans être inquiétés. 3ème étape dans la tolérance quand on sépare la vérité (je crois fermement ce que je crois) et la justice (l’autre a le droit de croire autre chose que moi). Ici naît la mère de toutes les libertés, la liberté de conscience. Y compris le droit de se tromper et d’être dans l’erreur, ces fameux « droits de la conscience errante » que Pierre Bayle réclamait à Louis XIV après la révocation de l’Edit de Nantes[2].

Gamaliel et les membres du Sanhédrin n’iront pas plus loin dans leur découverte de la tolérance. Mais cela suffit à libérer les apôtres qui quittent le tribunal, nous dit-on, tout joyeux parce que Dieu les a jugés dignes de souffrir pour le nom de Jésus. Et Luc de conclure : Chaque jour, dans le temple et dans les maisons, ils continuent à enseigner et à annoncer cette Bonne Nouvelle : Jésus est le Messie. Chacun est donc resté solidement ancré dans ses convictions et les routes du judaïsme et du christianisme se sont séparées. Bien entendu, la déchirure fut beaucoup plus que douloureuse. N’est-ce pas toujours le cas quand on se déchire entre frères ? Quand Luc nous raconte qu’ils étaient tout joyeux parce que Dieu les a jugés dignes de souffrir pour le nom de Jésus, je crains fort qu’il n’enjolive la triste réalité. Malheureusement, dès qu’ils ont eu le pouvoir entre les mains, les chrétiens se sont bien chargés de faire payer aux juifs cette souffrance subie pour le nom de Jésus, développant pendant des siècles un antijudaïsme violent et meurtrier…

Il semble bien que pour accéder au stade suivant de la tolérance, il soit nécessaire d’effectuer un saut, de franchir un seuil critique qui fait exploser l’idée même de vérité en reconnaissant qu’il y a peut-être (sans doute même ?) de la vérité en dehors de moi. Le philosophe existentialiste Gabriel Marcel disait : « Après tout, si je n’ai pas la vérité, j’espère être dans la vérité. » Il ne peut s’agir ici que d’un cheminement spirituel, éminemment intime et personnel, pour celui qui accepte et qui apprend à relativiser ses propres convictions et qui fait dire que l’on n’approuve ni ne désapprouve la manière de croire de l’autre parce qu’elle exprime un rapport à la vérité qui nous échappe. Ce trajet qui ébranle les convictions constitue un véritable renoncement, une mort à soi-même pour tout confier à Dieu et à lui seul. Je trouve quelque chose de ce chemin spirituel dans le Psaume 25 qui dit : Seigneur, fais-moi connaître le chemin à suivre, apprends-moi à vivre comme tu veux. Conduis-moi sur le chemin de ta vérité. Enseigne-moi, car tu es le Dieu qui me sauve, et je compte sur toi tous les jours. (Ps 25,4-5) Croire sans certitude, c’est accepter de marcher sans béquille, de croire sans voir, d’espérer contre toute espérance, dans la nuit comme en plein jour. C’est la foi du paralytique qui entend Jésus lui dire : Prend ton lit et marche ! (Jn 5,8) C’est la foi de Pierre qui marche sur l’eau pendant la tempête pour rejoindre Jésus au milieu du lac (Matt 14,22-33).

Mais ce chemin est, en vérité, bien périlleux et nombreux sont ceux qui s’y sont perdus, basculant, presque sans s’en rendre compte, dans un stade ultime de la tolérance qui a perdu toute conviction et qui, de fait, est sortie du chemin de la vérité et de la foi. Cette tolérance-là approuve toutes les manières de vivre et de croire parce que, à ses yeux, au fond, tout se vaut. Elle accepte tout dans l’indifférence et le relativisme désabusé. Cette tolérance indifférente se conjugue assez facilement avec notre laïcité qui rejette toute conviction dans la sphère privée et avec l’individualisme égotique qui imprègne notre manière de vivre aujourd’hui en renonçant à toute idée de bien commun et de vouloir-vivre-ensemble. C’est la tolérance du chacun pour soi et du Dieu pour tous. Mais est-ce bien là la volonté de Dieu ? Revenons à l’affirmation de Pierre devant le Sanhédrin : Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes… Il est bien ici question d’obéissance à la volonté de Dieu qui permet aux apôtres de résister à la tentation du conformisme ambiant et qui les empêche de céder sur leur foi pour prix de leur tranquillité. Sans doute est-il temps aujourd’hui de réentendre l’appel de l’apôtre Paul : Ne vous conformez pas à ce monde-ci mais laissez Dieu vous transformer en renouvelant votre intelligence pour discerner sa volonté, ce qui est bon, agréable et parfait (Rm 12,2). Il y a là comme un appel au réveil, au sursaut de notre conscience qui nous dit qu’il y a de l’intolérable et qu’on ne doit pas tout accepter. Obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes, c’est surtout ne pas céder sur notre foi pour rester connecté à Dieu et être ainsi en capacité de ressentir au fond de nous sa colère qui gronde comme un cri d’indignation devant tout ce qui blesse et abîme ce qui a de plus vulnérable dans notre monde : les enfants, la démocratie, la planète, l’art, la culture, la dignité de l’homme, la liberté de conscience, la vie animale, que sais-je encore… Refuser de céder sur sa foi, c’est retrouver le chemin de l’indignation devant l’intolérable tout en renonçant au pouvoir et donc à la violence du pouvoir qui veut contraindre l’autre. Parce qu’il faut bien obéir à Dieu, plutôt qu’aux hommes ! Amen.

[1] Paul Ricœur, « L’usure de la tolérance et la résistance de l’intolérable » in : Politique, Economie et Société. Ecrits et conférences 4, Paris, Seuil, 2019, p.219-235.

[2] Cf. Pierre Bayle, Ce que c’est que la France toute catholique sous le règne de Louis Le Grand, 1685. De la tolérance, 1686. Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ : « Contrains-les d’entrer », 1686.

 

 

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