Lecture Biblique : Marc 6, 7-13
Prédication
Le récit lu ce matin dans l’évangile de Marc est comme l’anticipation d’un changement important pour les douze. En effet, de disciples qu’ils étaient, de gens qui suivent un maître qui écoutent son enseignement et l’assistent dans son ministère itinérant, ils deviennent par anticipation ce qu’ils seront définitivement après la disparition de ce maître à savoir des apôtres, c’est à dire étymologiquement des envoyés.
On se doute que ce n’est pas du tout la même chose de suivre, d’écouter, d’apprendre et tout à coup de se mettre à son tour à enseigner, à porter une parole avec l’autorité qui nous est donnée pour cela. C’est comme l’étudiant qui passe du stade d’apprentissage au stade de la pratique comme on dit. C’est comme les gens habitués depuis assez longtemps à venir au culte qui font le saut de se mettre un jour à prêcher eux-mêmes.
Apprendre, être disciples, être étudiants, être auditeur n’a pas beaucoup de sens si à un moment il n’y a pas de mise en pratique, si à un moment on ne devient pas acteur, artisan, porteur de ce discours, de cette parole, de cet enseignement qu’on a reçu. Certes, je ne dis pas que tous les paroissiens doivent forcément devenir prédicateur, de la même manière que tout les étudiants ne deviennent pas professeur. Mais une parole, un enseignement n’a de valeur que s’il sert à modifier, pour celui qui le reçoit, son approche, sa place.
Kierkegaard appelle cela la réduplication. Dans « l’école du christianisme » (un de ces ouvrages de 1850) il écrit : « […] exister dans ce que l’on comprend, c’est pratiquer la réduplication ». Autrement dit c’est un peu « mettre en pratique » mais à un stade existentiel. En effet, mettre en pratique c’est une question de technique : on m’explique comment installer un logiciel, comment faire la vidange de ma voiture, comment traiter une pathologie, tout cela est essentiel et incontournable mais il faut passer à la pratique ce qui exige justement de la pratique, du savoir faire, de l’expérience. La réduplication Kierkegaardienne va un peu plus loin puisqu’il s’agit d’habiter littéralement ce qu’on a appris.
Par exemple l’enseignement religieux, le catéchisme ou l’école biblique, n’a pas seulement pour but la connaissance pure, n’a pas non plus simplement pour but une mise en pratique (bien joindre les mains pour prier, utiliser les bonnes formules pour cela etc.), mais de rédupliquer l’enseignement c’est à dire de l’exister.
Et ce qui est justement intéressant avec ce passage, c’est que Jésus a le souci de les envoyer, de leur faire porter la parole avant qu’il ne soit parti d’au milieu d’eux. Est-ce qu’il faut y voir une sorte de stage ? Est-ce qu’il faut y voir le fait que Jésus leur fait anticiper le moment où ils devront prêcher l’Évangile, où ils cesseront d’être des disciples pour devenir des apôtres, le stage étant un avant goût de la mise pratique ?
Je pense justement que ce que propose le Christ n’est justement pas un stage, n’est pas pas une mise en pratique aussi noble et nécessaire que ça puisse être par ailleurs, mais bel et bien une réduplication.
Sur quoi est-ce que je m’appuie pour dire cela?
Tout simplement sur la réussite apparente des disciples : en effet notre texte conclut sur : « ils chassaient beaucoup de démons, oignaient d’huile beaucoup de malades et les guérissaient ». Quelle réussite ! A faire pâlir d’envie tout homme d’Église : ils chassent beaucoup, ils oignent beaucoup, ils guérissent beaucoup. Autrement dit si c’était un stage ce serait indiscutablement une réussite : engagement complet, rendement maximal, taux de réussite élevé.
Or comment se passe le retour de stage, quel rapport en fait le maître ? Une quinzaine de versets plus loin on a la réponse : « Les apôtres se rassemblèrent auprès de Jésus et lui racontèrent tout ce qu’ils avaient fait et ce qu’ils avaient enseigné » les apôtres sont plutôt contents d’eux « Il leur dit : venez à l’écart dans un lieu désert et reposez-vous un peu », le maître les voit actifs et contents de leurs prouesses mais il sent bien que l’enthousiasme leur masque leurs limites « car beaucoup de personnes allaient et venaient, et ils n’avaient pas même le temps de manger » (Marc 6, 31). Autrement dit, entre le stage et la vraie vie, il y a un rythme que l’enthousiasme et la réussite des disciples ne leur fait pas voir mais qui n’échappe pas à Jésus.
Mais il y a autre chose.
En effet, la suite du récit c’est ce qu’on appelle la multiplication des pains, mais qui devrait pus justement être appelé la division car seule la division produit du reste. Or, on sait que face à cette foule à nourrir, les disciples se retrouvent parfaitement démunis, et seul Christ y parvient. Et si on suit le texte, on comprend que les disciples si ils avaient dû y faire face seul, non seulement ils n’auraient pas nourri la foule, mais en plus ils seraient eux-mêmes morts de faim.
Pourquoi ?
Parce que les disciples puisent sur leurs ressources de savoir, de capacité, de potentialité. Or, si cela leur réussit un temps et les rend enthousiastes, rapidement la réalité et son exigence reviennent au galop en exigeant toujours plus et du coup en mettant une fin à tout cela. Elle dit : soit tu donnes encore plus parce qu’il y a plus de besoins et alors tu meurs, soit tu ne peux plus, tu dis « stop » mais ton enthousiasme risque d’être sérieusement amoindri, tu risques de finir désabusé voir désenchanté.
Lors de la multiplication/division des pains, Christ a nourri la foule. Ce n’est pas parce qu’il est plus puissant que ses disciples, qu’il a plus de ressources, mais parce qu’il n’a pas offert la même chose, parce qu’il n’a pas partagé la même chose. Il n’a pas partagé son plus, il n’a pas partagé son savoir, il n’a pas partagé ses compétences, il n’a pas partagé ce qu’il sait. Il a partagé son moins, il a partagé ce qu’il n’avait pas, il a offert son désir et en un sens profond sa passion. C’est ce que en définitive les disciples non pas compris et aujourd’hui, nous ne sommes pas plus malin qu’eux.
Jésus ne les envoyait pas en stage, il les envoyait en réduplication. Il ne les envoie pas avec un arsenal théorique, un arsenal pratique, ils ne partent pas avec les lourds volumes du Talmud du Midrash ou même du Grévisse de l’Évangile ou du Vidal du christianisme. Ils n’ont même pas été formé, on n’en a pas fait des missionnaires diplômés, ni des évangélistes certifiés. Ils ont des sandales pour marcher, sans quoi ils ne peuvent pas aller bien loin, mais pour le reste c’est le manque : pas de pain, pas de sac, pas de monnaie c’est donc nécessairement dépendre des autres donc être forcer d’entrer en relation sur le mode du manque et non sur celui de l’offre.
Ce ne sont pas des témoins de Jéhovah ou d’autres prédicateurs qui se proposent impérialement d’amener aux autres ce qui leur manque à savoir le salut, la vérité, ou la révélation, rien que ça. Nous lisons dans ce passage biblique qu’ils doivent demeurer chez les gens, donc en un sens dépendre d’eux, ou bien quitter les lieux, sans domicile fixe. On est loin des évangélistes modernes et autres missionnaires en jet privé qui savent, pensent-ils, ce qu’il faut pour le monde et les gens, et ne s’inquiètent pas trop pour eux-mêmes.
Du coup, si les disciples n’ont pas de méthode précise à employer, pas de discours particulier a proclamer, qu’est-ce qu’ils étaient envoyés faire ? Ils étaient envoyés vivre, ils étaient envoyés raconter ce qu’ils vivaient avec ce maître si particulier, envoyés témoigner de son autorité. Ils n’étaient pas envoyés avec un supplément de savoir religieux, ils n’étaient pas envoyés avec les réponses à tout, ils n’étaient pas envoyés avec la réponse aux besoins infinis et insatiables de l’humanité. Donc ils n’étaient pas envoyés en stage, dans ce cadre où il est possible de croire qu’on peut répondre à ce pourquoi on est envoyé. Ils étaient envoyés avec un manque, une passion dans une humanité non pas à satisfaire mais à partager, à assumer.
D’ailleurs la seule chose que leur donne Jésus selon le texte c’est le pouvoir sur les esprits impurs. Or, les esprits impurs chez Marc ce sont les premiers à reconnaître Jésus comme Christ mais à le craindre au lieu de le louer : « Que nous veux-tu Jésus de Nazareth ? Tu es venu pour nous perdre. Je sais qui tu es : le saint de Dieu » (Marc 1, 24)
Voilà ce que dit le premier esprit impur d’un démoniaque dans Marc qui est en même temps le premier à le reconnaître. Or justement chez Marc le seul moment ou Jésus est reconnaissable c’est sur la croix donc dans l’abaissement, le manque, le dénuement, la passion et en aucun cas dans la suractivité toute puissante.
A décharge des disciples, au moment où Jésus les envoie, ils ne savent pas encore que celui-ci doit être élevé et révélé sur la croix. Du coup ils pouvaient encore se tromper sur l’identité du maître. Ils sont donc partis en stage, dans le partage des compétences, dans la croyance qu’on peut répondre à tout.
Après la croix on est tous obligé de comprendre qu’on est envoyé non en stage mais en réduplication.
C’est à dire que rien ne peut nous préparer à cela puisque toute la connaissance, tout le savoir, toute la compétence qu’on peut acquérir en tant que disciples ne nous sert pas à avoir réponse à tout, ne nous sert pas à répondre à tout, ne nous sert pas à prétendre tout avoir, mais nous renvoie à une humanité manquant mais passionnée.
Frères et sœurs, nous sommes inviter à rédupliquer, c’est à dire que la soif infinie du monde ne doit pas nous affaiblir en prenant sur nos moyens mais doit au contraire renouveler notre faim, notre passion.
C’est sur ce chemin que nous envoie le Christ.
Amen.
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