12Quand Jésus apprit que Jean avait été mis en prison, il partit en Galilée. 13Il quitta Nazareth, et il vint habiter à Capharnaüm, ville située au bord du lac de Galilée, dans la région de Zabulon et de Neftali. 14Il en fut ainsi afin que s’accomplissent ces paroles du prophète Ésaïe : 15« Terre de Zabulon, terre de Neftali, en direction de la mer, de l’autre côté du Jourdain, Galilée, région des étrangers ! 16Le peuple qui vit dans l’obscurité verra une grande lumière ! Pour ceux qui vivent dans le sombre pays de la mort, la lumière se lèvera ! » 17Dès ce moment, Jésus se mit à proclamer : « Changez de vie, car le royaume des cieux est tout proche ! » 18Jésus marchait le long du lac de Galilée, lorsqu’il vit Simon, surnommé Pierre, et son frère André ; ils étaient en train de jeter un filet dans le lac car c’étaient des pêcheurs. 19Jésus leur dit : « Venez à ma suite et ce sont des êtres humains que vous pêcherez. » 20Aussitôt, ils laissèrent leurs filets et le suivirent. 21Il alla plus loin et vit deux autres frères, Jacques et Jean, les fils de Zébédée. Ils étaient dans leur barque avec Zébédée, leur père, et ils réparaient leurs filets. Jésus les appela ; 22aussitôt, ils laissèrent la barque et leur père et ils le suivirent. 23Jésus allait dans toute la Galilée ; il enseignait dans leurs synagogues, proclamait la bonne nouvelle du royaume et guérissait les gens de toutes leurs maladies et de toutes leurs infirmités.
Prédication
Il y a quelques années déjà (bien avant que je n’accepte le ministère qui est le mien actuellement), on m’a offert un livre passionnant que je recommande fortement à tous les apprentis gourous de la terre. Un livre tout à faire sérieux publié aux PUF par 2 psychologues sociaux de l’université de Grenoble : « Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens. » Tout un programme n’est-ce pas ? Il décrit par le menu l’efficacité chiffrée de toutes les techniques de communication utilisées pour obtenir d’un interlocuteur une action spécifique avec son consentement : arrêter de fumer, donner de l’argent, s’engager pour une cause, signer une pétition, que sais-je encore. Une des techniques les plus efficaces décrites dans ce livre s’appelle la technique du « crainte – soulagement ». En gros, il s’agit dans un premier temps de demander quelque chose d’impossible dans l’idée de susciter la crainte et le refus (non, ça vraiment, je ne peux pas) pour obtenir dans un 2ème temps ce que l’on veut réellement obtenir, cette fois, beaucoup plus raisonnable. Le soulagement est tel que 90% des interlocuteurs acceptent pour ne pas avoir à refuser une seconde fois. Les chances de réussite sont alors augmentées de 80% par rapport à ce que vous auriez obtenu si vous l’aviez demandé directement.
Crainte – Soulagement. Je ne sais pas si syndicalistes et dirigeants politiques du gouvernement ont lu ce livre, mais cette semaine, ils ont utilisé cette technique avec une belle efficacité dans leurs discours respectifs. Crainte – Soulagement. C’est également à peu près la même technique utilisée par la prédication de Jean-Baptiste (mais Dieu sait qu’il n’est pas le seul !) : crainte devant la colère de Dieu qui se profile à l’horizon. L’Évangile de Matthieu ne fait pas dans la dentelle : Espèce de vipères ! Qui vous a appris à échapper à la colère de Dieu qui vient ? Le jugement semble inéluctable tant l’humanité est pervertie, matérialiste, égocentrée, narcissique, que sais-je encore… Crainte donc suscitée par une prédication musclée qui fout la trouille… Soulagement ensuite, quand on nous montre la porte de sortie : Montrez par des actes que vous avez changé de vie. (Mt 3,7-8)
Crainte – Soulagement. Est-ce ainsi qu’il nous faut entendre la première prédication de Jésus ? Changez de vie, car le royaume des cieux est tout proche ! Efficacité redoutable encore si j’en crois l’absence totale d’hésitation des premiers disciples appelés : Venez à ma suite et ce sont des êtres humains que vous pêcherez. Simon et André, Jacques et Jean obéissent sans discuter et laissent derrière eux, sans même un regard, filets, barque, métier, famille, relations, amis (« Adieu veau, vache, cochon, couvée… » comme disait La Fontaine) En entendant cela, on ne peut pas s’empêcher d’associer ces autres paroles de Jésus rapportées par l’Évangile de Matthieu : « Suis-moi et laisse les morts enterrer leurs morts ! » (Mt 8,22) « Celui qui aime sa mère ou son père plus que moi n’est pas digne de moi. » (Mt 10,36) Crainte – Soulagement ? Est-ce que Jésus lui-même utiliserait cette technique de marketing pour obtenir notre adhésion ? Est-ce que Jésus nous demande de tout quitter, de renoncer à tout ce qui fait notre vie ? Simon et André quittent leur existence sociale et leur capacité à subvenir à leur besoins, rupture sociale et économique à la fois. Jacques et Jean quittent leur père et rompent sans un mot et apparemment sans un regret avec ce qui constitue leur existence affective et leur histoire familiale. Rupture sociale, rupture économique, rupture familiale, rupture affective : le prix apparemment demandé aux disciples pour changer de vie nous semble aujourd’hui terriblement lourd et pour tout dire inabordable. Et si cette histoire était vécue aujourd’hui en France, la MIViLuDeS[1] ou L’UNADFI[2] nous attaqueraient immédiatement.
La tentation est grande ici d’affadir l’Évangile et de lui raboter les angles pour le rendre acceptable et raisonnable, soit en tordant le texte et en lui faisant dire le contraire de ce qu’il dit (ne vous inquiétez pas, Jésus n’exige rien !), soit en considérant que cela ne nous concerne plus aujourd’hui (ne vous inquiétez pas, la foi chrétienne n’exige rien). Trop souvent nous interprétons la Bible dans un sens qui caresse dans le sens du poil celles et ceux qui ont déserté nos églises pour essayer de les amadouer, de les séduire par notre gentillesse. Sans grande efficacité d’ailleurs, nous offrons une version light du christianisme, sans graisse indigeste (le « dry january » de la foi !). Comme le fait remarquer à juste titre le sociologue Jean Baubérot, notre protestantisme est quasi-mort par dilution, par assimilation dans la modernité. Nous avons inventé le protestantisme lyophilisé, en poudre, soluble dans l’air du temps. Avec 2 conséquences graves. D’une part nous avons laissé la place à ceux qui présentent une version « hard » du christianisme à la limite de l’acceptable prêchant la conversion selon la technique désormais bien connue du Crainte – Soulagement. Et d’autre part, nombreux sont ceux qui n’ont plus vraiment de raison de venir puisqu’ils ne reçoivent plus la nourriture dont ils ont besoin pour leur vie, recevant ce que Dietrich Bonhoeffer appelait une « grâce à bon marché », un amour de Dieu qui ne pose aucune exigence, une prédication pour enfants gâtés qu’il ne faut surtout pas contrarier (et surtout pas trop longue !).
Alors, si l’on veut éviter les 2 écueils de la dérive sectaire qui exigerait de tout laisser tomber pour suivre Jésus, et de la dilution fade et sans saveur d’une parole qui ne change pas notre existence et qui n’apporte rien au monde et dont on se passe allègrement, si l’on veut éviter ces 2 écueils, il faut revenir à ce que demande Jésus à ses disciples. Quelle est la demande explicite de Jésus ? Est-ce qu’il demande à Simon et André de ne plus être pêcheurs ? Est-ce qu’il demande à Jacques et Jean de quitter leur famille ? Non, il ne dit pas cela, il dit : « Venez derrière moi », suivez-moi. Voilà ce qu’il nous demande aujourd’hui encore à nous tous. Qu’est ce que cela veut dire « suivre Jésus » ? Je vous propose 4 pistes.
D’abord, suivre Jésus, c’est suivre une personne, rechercher sa compagnie, rester proche de lui. Il s’agit d’accepter de créer un lien avec un inconnu qui est venu chez moi, dans mon quotidien et qui m’invite à entrer dans une nouvelle relation, accepter un nouveau lien. Il n’est nullement question ici d’adhérer à une doctrine, de confesser sa foi d’une certaine manière autorisée, de partager une opinion sur l’existence ou la non-existence de Dieu, de défendre des valeurs dites chrétiennes, ou d’affiliation à une quelconque église. Il n’est nullement question d’un programme de vie, ni d’un but à atteindre, ni d’un idéal à rechercher. Il ne s’agit pas non plus d’une cause pour laquelle il faudrait s’engager, mouiller sa chemise ou donner son argent. Tout cela relève du système « Crainte et Soulagement » : crainte de se tromper, soulagement de se croire dans la vérité. Nous sommes aux antipodes du manuel de manipulation à l’usage des honnêtes gens ! Une autre planète… Dans l’Évangile, il est juste question de se mettre en route pour essayer de rester relié à Jésus. Rien d’autre. Mais c’est déjà énorme.
Jésus dit : Venez avec moi. (…) Et aussitôt, ils laissent leurs filets et ils suivent Jésus. (…) aussitôt, ils laissèrent la barque et leur père et ils le suivirent. Aussitôt ils se mettent en route. Le mouvement est immédiat, sans réflexion, sans discussion. C’est maintenant ou jamais. Une occasion unique à ne pas rater. Une urgence à saisir. Parce que Dieu est là, présent, ici et maintenant. Si vous prenez conscience de la présence de Dieu ici et maintenant, alors vous saisissez immédiatement l’urgence qu’il y a d’essayer de rester proche de lui. C’est maintenant et tout de suite. L’enjeu dans notre évangile, ce n’est pas de nous convaincre que c’est bien pour nous de suivre Jésus. S’il fallait convaincre, sans utiliser une quelconque technique de manipulation, il faudrait développer, argumenter, aider à discerner les enjeux, soupeser le pour et le contre, présenter un calcul d’intérêt… Cela demanderait du temps et cela vous conduirait à croire que la foi c’est un choix qu’on fait, une décision que l’on prend après avoir mûrement réfléchi. Alors que tout le monde sait bien que la foi n’est jamais une décision : les croyants n’ont jamais choisi de croire et ceux qui ne croient pas ne l’ont pas décidé. Cela s’impose sans argumentation, sans réflexion, comme quand on tombe amoureux : on se trouve en présence de Dieu qui nous invite à le suivre. Suivre Jésus, ce n’est pas discerner pour choisir, ce n’est pas faire un pari sur l’avenir : c’est répondre à un appel. C’est tout.
A chacun d’entre nous, Jésus vient dire : Viens, suis-moi… Alors, j’y vais ou j’y vais pas ? Un saut dans l’inconnu… Je dois y aller d’un coup comme quand on est tout en haut du plongeoir ou quand on va sauter à l’élastique. Dès qu’on commence à se poser des questions, c’est foutu, on ne saute jamais (comme pour se marier, faire des enfants ou accepter d’être président de région). Et pourtant elles sont là les questions. Difficile de les faire taire. Qu’est ce qui m’empêche d’y aller ? Qu’est-ce qui me retient, qu’est ce qui me freine ? J’ai peur de perdre mes relations familiales comme les fils de Zébédée ? J’ai peur de perdre mon job comme Simon et André ? Qu’est-ce qui me pousserait à dire oui, d’accord, j’y vais ? Objectivement, quand on y pense, qu’est-ce qu’on risque ? Le travail et la famille ne sont pas forcément des obstacles à ma relation avec Dieu. Ils peuvent l’être mais ce n’est pas forcément, obligatoirement le cas. Il peut y avoir bien d’autres obstacles qui bloquent notre vie, qui nous encombrent et nous empêche de vivre vraiment, qui nous scotchent et nous bloquent dans une existence dont nous ne voulons plus… Il y a donc un enjeu de liberté pour sauter les obstacles, desserrer les freins, désencombrer notre exister pour oser dire oui, trouver en nous l’audace qu’il faut pour vivre vraiment…
Viens, suis moi… Je suis là, sur le rebord du plus haut plongeoir. Et j’ai peur. Voilà la vraie raison. Il ne faut pas se voiler la face. Pas de fausses excuses. Si je n’y vais pas, c’est parce que j’ai la trouille. Je n’ai pas confiance. Le contraire de la foi, ce n’est pas l’erreur, ce n’est pas le doute, c’est LA PEUR. Ou j’ai confiance et j’y vais. Ou je n’ai pas confiance et je ne m’engage pas. Voilà l’alternative. Il n’y en a pas d’autre. Voilà ce que je crois. Et surtout n’allez pas imaginer que c’est la peur de se tromper qui empêche la foi. Moi je crois que cette peur, c’est une peur de la relation. Parce que, comme quand on tombe amoureux, la relation coûte, parce que la relation engage, parce que la relation demande un effort, un échange. Elle donne mais elle demande aussi. Entrer en relation ce n’est pas chose facile.
Viens, suis-moi… L’appel de Jésus vient contredire notre narcissisme, notre habitude de rester entre nous, sans engagement à long terme, sans danger d’être dérangés, sans risque d’être déçus, relations light, christianisme « weight watchers »… Individualistes forcenés, nous sommes habitués à rester avec ceux qui nous ressemblent (églises ethniques, club privé, groupes d’affinité)… A l’opposé, Jésus nous convoque : Venez à ma suite et ce sont des êtres humains que vous pêcherez. (…) 23Jésus allait dans toute la Galilée ; il enseignait dans leurs synagogues, proclamait la bonne nouvelle du royaume et guérissait les gens de toutes leurs maladies et de toutes leurs infirmités. Il faut être libre et voyager léger, dépréoccupé de soi pour oser se mettre au service d’un projet plus grand que nous : voilà l’enjeu ! Guérir du désespoir qui gangrène notre terre en proclamant la bonne nouvelle du Royaume. Prendre soin du monde, de ses maladies et de ses infirmités.
Allez, viens, suis-moi ! N’aie pas peur, dit Jésus. Ça se passe dehors. Je vais te faire prendre l’air. Chiche ? Amen !
[1] Mission Interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives à caractère sectaires
[2] Union nationale des Associations de défense des Familles et des Individus (victimes des sectes)
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