Lectures Bibliques : Genèse 1,31 – 2,4 — Ecclésiaste 2,22-24 – Matthieu 11,25-30
Prédication :
- Au fond, M. le Pasteur, vous faites quoi pendant la semaine ? Vous avez un vrai métier à côté ?
Et moi de répondre immanquablement :
- Vous n’imaginez pas la chance que j’ai ! J’ai un métier étonnant, vous n’allez pas me croire : je ne travaille que le dimanche… et encore ! le dimanche matin !
Au fond, ça me change : quand j’étais enfant, à la maison, on respectait le sabbat : pas le samedi, mais le dimanche, pas question de travailler, il fallait que tous les devoirs soient finis le samedi soir !
Je me demande si aujourd’hui on sait encore se reposer, prendre le temps du repos, ne rien faire. A l’heure des RTT, c’est la course perpétuelle ! Aurions-nous perdu le goût du repos ? Et je ne parle pas ici des « repos forcés » comme il y avait avant des « travaux forcés » que vivent les chômeurs : ils ne rêvent, à juste titre, que de retourner au travail. Je ne dis rien non plus de ce qui se prépare pour l’allongement de notre temps de travail avant de bénéficier d’une retraite complète : de toute façon, même les retraités mènent une vie de dingues. Non, je parle de l’activisme forcené qui nous guette tous (n’est-ce pas Anne-Laure ?).
J’en arrive à me souvenir avec tendresse et admiration de mon grand-père maternel. C’était un travailleur infatigable : toute sa vie, il a été ouvrier à l’usine, faisant 3/8 aux Aciéries du Nord de la France, fabriquant des meubles, réparant les vélos, travaillant son jardin jusqu’à la nuit noire, bricolant sans cesse pour tout le monde, prêchant tous les dimanches au culte dans mon village. Mais je me souviens aussi du jour de sa retraite : il est rentré de l’usine à vélo, il a rangé son vélo dans la baraque au fond du jardin, il a mis ses pantoufles, il s’est assis dans son fauteuil dans la cuisine et il n’en est plus jamais sorti. Quand avec mon frère on a essayé de savoir pourquoi il restait là toute la journée sans rien faire, il nous a juste répondu en patois du Nord que je vous épargne : « Moi, j’ai assez travaillé, maintenant je me repose ! »
Dieu regarde tout ce qu’il a fait. Et il voit que c’est une très bonne chose. Il y a un soir, il y a un matin. Voilà le sixième jour. (…) Dieu a terminé le travail qu’il a fait. Et le septième jour, il se repose de tout le travail qu’il a fait. Il devait bien le connaître ce récit de la Genèse mon grand-père ! Dieu prend le temps de regarder tout le travail qu’il a fait. Un œil d’expert qui juge et qui jauge, un petit sourire de contentement et de fierté devant son œuvre : une vie bonne et belle, une vie réussie que voilà, je peux me reposer maintenant. Une vie réussie. Pas la sienne ! Non, la nôtre… A l’image du premier regard des parents posé sur le nouveau-né, c’est le premier mot posé par Dieu sur ta vie, très chère Anne-Laure : « Ta vie est bonne et belle… Une vie réussie que voilà, je ne vais rien y changer. Elle est parfaite à mes yeux. Je l’aime telle qu’elle est. »
Il y a là une chose étonnante qui traverse toute la Bible, aussi bien dans le 1er Testament que dans le second, à chaque fois – je dis bien à chaque fois – qu’il est dit que les hommes se reposent ou peuvent enfin prendre du repos, c’est parce que Dieu le leur a donné. Comment le dire mieux que Jésus lui-même ? Venez auprès de moi, vous tous qui portez des charges très lourdes et qui êtes fatigués, et moi je vous donnerai le repos. Je ne cherche pas à vous dominer. Prenez donc, vous aussi, la charge que je vous propose, et devenez mes disciples. Ainsi, vous trouverez le repos pour vous-mêmes.
Le repos est un don de Dieu, parce qu’à ses yeux notre vie est réussie. Ou, pour le dire autrement : on ne peut trouver le repos que lorsqu’on a réussi sa vie. Je crois profondément que c’est vrai.
Mais au fond, qu’est-ce que c’est qu’une vie réussie ? Nous courrons tous après. Je suis même convaincu que c’est ce que nous voulons le plus pour nous comme pour nos enfants. Alors, de quoi parlons-nous quand nous parlons d’une vie réussie qui nous ouvrirait les portes du repos ? Souvenez-vous de la chanson de Daniel Balavoine : « Je m’présente, je m’appelle Henri, j’voudrais bien réussir ma vie, être aimé, être beau, gagner de l’argent, puis surtout être intelligent, mais pour tout ça faudrait que j’bosse à plein temps… » Qui ne s’est jamais rêvé en idéal (soi-même mais en mieux) : grand, beau, fort, intelligent avec toute la connaissance, riche, influent, séduisant et plein d’humour, musicien chevronné, sportif accompli, j’en passe et des meilleures…
Une chimère, réussir sa vie ? Peut-être bien… En tous cas, devant l’indigence de la réalité parfois dure à laquelle nous sommes confrontés, nous en arrivons tous, un jour où l’autre, à « construire des châteaux en Espagne », projetant dans ce que Freud appelait des « rêves éveillés » nos frustrations de vie réussie. Alors, nous nous surprenons, un peu honteux, à nous enfuir dans des rêves de possession : « Ah… si je gagne au loto, se disait Perrette portant son pot-au-lait et rêvant à veaux, vaches, cochons, couvées… » Mais surtout nous ne les avouons à personne ces rêves éveillés d’une vie idéalement réussie, parce que nous savons tous confusément et honteusement, que ce rêve de toute-puissance est toujours quelque peu infantile et égocentrique.
Et puis d’ailleurs, il ne faut pas noircir le tableau : ce ne sont pas forcément des projections de toute-puissance infantile qui nous traversent l’esprit. Combien de fois avons-nous rêvé de réconciliation dans des situations conflictuelles dures (en famille, au travail ou même dans l’Eglise) ? Combien de fois avons-nous imaginé qu’il était encore possible de réparer une situation manifestement dégradée (qu’on songe ici à la dégradation de la biodiversité ou au réchauffement climatique). Alors on « refait le match » en se rendant compte qu’on a manqué de répartie dans une discussion, d’à-propos au bon moment (ah j’aurais dû dire ça, j’aurais dû faire ça…) On se prend à revivre la scène comme on aurait aimé la vivre… Remords – Regrets éternels.
Au fond, la Genèse dans une main et le journal dans l’autre, je me demande si notre monde ne confond pas « vie bonne » et « réussite ». Tout ce que je vois aujourd’hui de notre monde, c’est une apologie de la réussite articulée au culte de la performance. Le succès ! Voilà l’idéal de vie du monde contemporain : impératif de réussite, tyrannie du « self-made-man », culpabilisation et oubli pour les ratés. Pour réussir sa vie, les autres deviennent des outils objectivés qu’on utilise quand ils peuvent servir, qu’on cherche à éliminer quand ils gênent ou quand ils dérangent, qu’on ignore quand on ne voit pas à quoi ils peuvent servir. Et ne pensez pas que cela ne soit que d’aujourd’hui ! Souvenez-vous de l’Ecclésiaste :
Oui, qu’est-ce qu’il reste aux humains de toutes leurs activités et de tous leurs efforts sous le soleil ? Tout le jour, ils se donnent du mal et ils souffrent pour réaliser ce qu’ils veulent faire. Même la nuit, ils ne peuvent pas se reposer. Cela non plus n’a pas de sens.
Alors, qu’est-ce qui fait qu’une vie est bonne, réussie ? Pendant des siècles, l’homme s’en est remis au divin pour juger de sa vie, pour évaluer ce qu’il avait fait de sa vie, pour savoir s’il était « sauvé » ou non. Mais aujourd’hui, effet conjugué du rationalisme des Lumières, du scientisme d’un Auguste Comte, du matérialisme marxiste, et du laïcisme à la française, l’homme post-moderne a évacué toute notion d’au-delà et de transcendance dans les ténèbres de l’obscurantisme religieux dépassé. Et du coup, il se retrouve seul juge de sa vie. Le pauvre ! C’est ce que le philosophe Heidegger a appelé « le monde de la technique ». Non que les outils techniques soient mauvais en soi, bien au contraire, mais parce qu’ils ne sont plus au service d’aucun absolu, d’aucun objectif valable, d’aucune finalité qui les dépassent et les transcendent : seuls restent les moyens techniques qui tournent en rond sur eux-mêmes. Alors, nous assistons au culte de la croissance pour la croissance (mais la croissance pour qui ? pour quoi ?). On nous rabat les oreilles des « contraintes économiques » qui imposent leurs lois au politique.
Pour lutter contre le consumérisme ambiant, on parle d’humanisme et d’éthique, de respect de la personne humaine et de morale. Voilà, nous dit-on, le moyen de réussir sa vie ! Respecter la règle d’Or qui veut qu’on ne fasse jamais aux autres ce qu’on n’aimerait pas qu’on nous fasse à nous-mêmes. Ne jamais traiter l’autre comme un moyen mais toujours comme une fin en soi, c’est-à-dire, ne jamais utiliser l’autre. Alors, sur ce chemin de l’éthique humaniste, il faut trouver des modèles, des sages à imiter pour construire notre vie : Bouddha, Confucius, Jésus dont on fait un prophète, Gandhi, Martin Luther King, le Dr Mukwege ou Nadia Murad, tout nouveaux prix Nobel de la paix. Mais sommes-nous certains que ce sera suffisant ?
Imaginons un instant que tous les êtres humains se mettent (comme par enchantement) à respecter parfaitement cette éthique humaniste du respect et de la dignité. Vous imaginez le bouleversement ? Quelle révolution !! Ni guerre, ni massacre, ni génocide, ni terrorisme, ni racisme, ni viol, ni vol, ni domination, ni exclusion ! L’armée, la police, la justice, les prisons pourraient disparaître ! Tous les conflits gérés de manière pacifique et respectueuse…
Et pourtant, et il faut ici peser chacun de ces mots : aucun, je dis bien aucun, de nos problèmes existentiels les plus profonds ne seraient pour autant résolus : cela ne nous aidera pas à vieillir, à transmettre ni à éduquer nos enfants, à mourir ni à voir mourir ceux qu’on aime, à aimer ni à être aimé… Pas de repos avant d’avoir répondu à ces questions, pas de vie réussie. L’éthique est nécessaire pour adoucir le monde, certes, mais elle est incapable de construire une vie réussie, une vie bonne et belle, elle ne suffit pas à nous procurer le repos. Construire une vie bonne ? Quand allons-nous comprendre que cela ne peut pas se construire ? Cela ne peut que se recevoir : c’est un don, c’est un cadeau.
Il faut réentendre ce que dit la Genèse : Dieu regarde tout ce qu’il a fait. Et il voit que c’est une très bonne chose. C’est Dieu, et lui seul, qui, dès le départ, donne une valeur à ma vie, parce qu’à ses yeux, ma vie est réussie déjà, depuis la fondation du monde.
Il faut réentendre ce que dit l’Ecclésiaste : Le seul bonheur pour les êtres humains, c’est de manger, de boire et de profiter des résultats de leur travail. J’ai constaté que c’est Dieu qui donne ce bonheur. De ce cadeau qui nous est fait, il nous juste demandé d’en profiter, pour notre seul bonheur.
Il faut réentendre Jésus lui-même : Père, Seigneur du ciel et de la terre, je te dis merci. En effet, ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as fait connaître aux petits. (…) Le baptême que Anne-Laure vient de recevoir est le sceau, le signe, la marque, la trace concrète, visible, indélébile de ce cadeau inestimable. Venez auprès de moi, vous tous qui portez des charges très lourdes et qui êtes fatigués, et moi je vous donnerai le repos. (…)
Une vie réussie, ce n’est pas une vie sans problème ni difficulté, dit Jésus, c’est une vie allégée d’un fardeau insupportable, une vie apaisée face aux difficultés rencontrées, une sécurité reçue face à mes ennemis, une maison à habiter quand je suis en errance.
Voilà le repos promis : ce n’est pas là l’apologie du glandage et du je-m’en-foutisme, ni même d’une vie sans difficulté, sans embûche, sans soucis. Le repos donné par Dieu, c’est une vie apaisée, en harmonie (c’est le sens du Shalom en hébreu), vivre en plénitude de vie, une vie réussie, gagnée parce que reçue de Dieu et non pas fabriquée de nos mains.
Nous découvrons, ou plutôt nous redécouvrons ici le sens du Sabbat, la 4ème Parole donnée à Moïse pour le bonheur du peuple, cette parole qui a ouvert notre culte : N’oublie pas de me réserver le jour du sabbat. Pendant six jours, travaille pour faire tout ce que tu as à faire. Mais le septième jour, c’est le sabbat qui m’est réservé, à moi, le SEIGNEUR ton Dieu. Personne ne doit travailler ce jour-là, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni tes animaux, ni l’étranger installé dans ton pays. En six jours, j’ai créé le ciel, la terre, la mer et tout ce qu’ils contiennent. Mais le septième jour, je me suis reposé. C’est pourquoi, moi, le SEIGNEUR, j’ai béni le jour du sabbat : ce jour est réservé pour moi. (Ex 20,8-11)
Il faut entendre l’appel de Dieu qui résonne à nos oreilles ce matin :
- Repose-toi, apaise-toi ! Tu n’as pas à réussir ta vie, elle est déjà bonne et belle aux yeux du Tout-Puissant
- Repose-toi, apaise-toi ! Tu ménageras ainsi une place pour Dieu dans ta vie, tu auras le temps de venir au culte pour prendre soin de la beauté et de l’harmonie de ta vie.
- Repose-toi enfin ! Apaise-toi ! Tu rayonneras ainsi autour de toi et tu seras artisan de paix. Ils sont heureux, ceux qui font la paix autour d’eux, dit Jésus, parce que Dieu les appellera ses fils (Matthieu 5,6). Amen !
Laisser un commentaire