Prédication sur Genèse 29,16 – 30,25 et Matthieu 10,34-39
Croyez-moi mais ce n’est ni de l’opportunisme ni céder à la mode du moment que de prendre le temps d’ouvrir ensemble ce matin la question du féminisme et du respect dû aux femmes. D’abord, il faut bien le dire, nous sommes convoqués par cette question et c’est heureux. Enfin ! Allais-je dire… Il était temps, même si l’on peut regretter que des scandales tels que les affaires DSK ou Weinstein soient nécessaires pour qu’une vague de prise de conscience secoue enfin la torpeur générale. L’égalité femme – homme grande cause du quinquennat ? Tant mieux. Des programmes spécifiques dans l’Education Nationale ? Je m’en réjouis. Rendre le sexisme délictueux ? Pourquoi pas, c’est sans doute nécessaire pour au moins faire taire les goujats. Se reposer la question de la maturité nécessaire pour parler de consentement des jeunes filles ? C’est absolument indispensable. Faciliter autant que possible la prise de parole des femmes abusées ? J’allais dire : il était temps ! Tout faire enfin pour que l’opprobre ne repose plus sur les victimes mais sur les agresseurs : oui, mille fois oui… Même si je dois avouer mon désaccord profond avec certaines stratégies militantes comme celles des Femen par exemple. J’espère que je ne serai pas conspué à mon tour sur les réseaux sociaux si j’avoue mon scepticisme concernant l’utilisation forcée du langage inclusif. Il semblerait qu’à la Mairie de Paris on envisage de rebaptiser les journées du Patrimoine en journées du Matrimoine et du Patrimoine ? A ce niveau, le néologisme frôle le ridicule et je ne suis pas certain que cela serve la cause… Même les églises ne sont pas en reste dans le genre puisque j’ai appris qu’une église féministe américaine avait décroché le Christ en Croix pour le remplacer par une femme en la nommant « Jesa Christa ». J’imagine que ce sont là les scories inévitables d’un combat qui n’en est pas moins honorable autant qu’urgent…
Non, si j’ouvre ce dossier ce matin c’est pour partager avec vous la découverte de notre étude biblique de ce mercredi. Suivant notre programme des frères et des sœurs dans la Bible, nous nous sommes penchés sur l’histoire de Rachel et Léa. C’est d’ailleurs, de toute la Bible, la seule histoire de sœurs qui nous soit racontée avec quelques détails. Nous y avons découvert avec étonnement un Dieu féministe à rebours des clichés habituels sur l’Ancien Testament et la place des femmes.
Oh bien sûr l’histoire de Rachel et Léa commence dans une société patriarcale sémitique tout ce qu’il y a de traditionnelle, une société où les femmes n’ont pas d’existence propre parce qu’elles sont toujours définies par rapport à quelqu’un d’autre. Elles ne sont que filles de, épouses de, mères de… Laban avait deux filles… une plus grande et une plus petite… Une société où l’on ne décrit les femmes que par leur physique : Léa a les yeux tendres (ou faibles) Rachel était belle à voir et à regarder. Une société où les hommes décident entre eux de ce que sera la vie des femmes sans jamais leur demander leur avis : Pour moi il vaut mieux te la donner que la donner à un autre dit Laban à son neveu… Au moins, cela restera dans la famille, pense-t-il sûrement. Une société donc où la femme est un objet que l’on donne et que l’on prend, que l’on achète et que l’on vend et pour qui l’on passe un contrat : Je te servirai 7 ans pour Rachel la plus petite… Une société où l’on échange l’une pour l’autre sans que les intéressées ne poussent la moindre protestation. De fait, il semble que cela ne pose aucun problème ni pour Rachel ni pour Léa. Et, mieux encore, sans même que l’intéressé ne se rende compte de rien : Et au matin, surprise, c’était Léa. Une société où l’on termine une semaine de noces avec une femme qu’on ne voulait pas, pour se tourner, à peine la fête terminée, vers celle qu’on convoitait et qu’on avait acheté par un dur labeur : Achève la semaine de noces de celle-ci et l’autre te sera donnée aussi pour le service que tu feras encore chez moi pendant 7 autres années.
Sans doute vous pensez qu’une telle société décrite par la Genèse qui considère les femmes comme des objets à la disposition des hommes reflète une situation aujourd’hui dépassée ? Détrompez-vous. Je ne veux pas revenir sur l’actualité qui s’étale dans nos journaux depuis quelques mois mais je veux évoquer devant vous le cas très concret d’un ami très cher, pasteur congolais responsable d’une Eglise de migrants à Rabat, qui m’écrit cette semaine pour me donner des nouvelles de son mariage : « J’ai demandé sa main et sa famille m’a donné son avis favorable, en envoyant une facture qui retrace un montant de 2000 dollars en espèces, et les choses en nature pour constituer la dot, le mois de mars j’ai versé la somme de 1300 euros à ma famille et quelques articles, et le 29 avril le conseil de ma famille a décidé deux choses ; compléter ce qui a compléter car dans notre tradition, le mariage n’est pas un acte personnel, c’est plutôt une affaire des familles et deuxièmement ; aller discuter en même temps remettre cette dot au mois d’aout auprès de la famille d’Esther. Chose faite le 14 octobre 2017 donc par la grâce de Dieu, nous venons de traverser l’étape du mariage coutumier. » Et il me joint la liste des différents objets réclamés par la famille pour la dot…
Les choses fonctionnent comme cela depuis la nuit des temps et personne ne les remet vraiment en question. Personne ? Si justement. Il y a quelqu’un qui ne se satisfait pas de cette situation. Quelqu’un que cette situation révolte suffisamment pour avoir envie d’y glisser un grain de sable pour essayer de gripper une mécanique bien huilée alors que personne ne s’y attend : Quand le Seigneur vit que Léa n’était pas aimée, il la rendit féconde alors que Rachel restait stérile…
Ainsi donc pour le Seigneur, il y a un problème suffisamment grave pour qu’il décide d’intervenir. Le Seigneur vit que Léa n’était pas aimée… Soit dit en passant, première nouveauté, radicale celle-là : aux yeux de Dieu, tous les mariages devraient être des mariages d’amour. Ce n’est une évidence pour nous que depuis à peine un siècle mais ce n’est toujours pas le cas ni en Afrique, ni en Asie, ni en Amérique du Sud.
Le Seigneur décide donc de rendre la mal-aimée féconde, laissant la bien-aimée stérile. A y regarder de près, Dieu ne vient pas tant rééquilibrer une situation injuste en offrant une espèce de prestation compensatoire à celle qui n’est pas aimée, il vient créer une injustice pour déséquilibrer une réalité sociale bien installée qui n’était jusque-là remise en cause par personne. 4 fois, coup sur coup, Léa donne naissance à des fils et 4 fois elle prend la parole pour clamer son désir d’être aimée de son mari : Le Seigneur a regardé mon humiliation et maintenant mon époux m’aimera… Oui le Seigneur a perçu que je n’étais pas aimée et il m’a donné aussi celui-ci… Cette fois-ci mon époux s’attachera désormais à moi puisque je lui ai donné 3 fils… Tous les thérapeutes de couples vous parleront de cette stratégie désespérée de celles qui font des enfants pour tenter de colmater les brèches de leur couple. Mais de fait, quoi qu’on en pense, pour la première fois et par la Grâce de Dieu, une femme prend la parole pour exprimer son désir, pour dire ce qu’elle veut. Et ça c’est nouveau. On ne sait rien de la réaction de Jacob mais on peut supposer que si 4 fils ne l’ont pas fait changer d’avis sur son épouse, ce n’est pas un 5ème qui règlera le problème. Donc, dit le récit, Léa s’arrêta d’enfanter.
Par contre, il y en a une que l’intervention divine a vraiment bousculée : Rachel vit qu’elle ne donnait pas d’enfant à Jacob et elle devint jalouse de sa sœur… Elle aussi va découvrir la morsure du désir pour le jeter à la face de son homme comme une revendication, un ultimatum : Donne-moi des fils ou je meurs ! Chantage au suicide ? Expression d’un désespoir ? Qui sait ? Mais de fait, celle qui était aimée de Jacob découvre à son tour les problèmes de couple : Jacob se mit en colère contre Rachel et s’écria : Suis-je, moi, à la place de Dieu ? Lui qui n’a pas permis à ton sein de porter son fruit ! Jacob ne s’y est pas trompé et renvoie vers l’intervention de YHWH : c’est lui qui a créé le problème et Jacob s’en lave les mains… Ce n’est pas le courage qui l’étouffe.
Dès lors s’installe une compétition entre les sœurs et le conflit s’envenime. Rachel part immédiatement en Belgique pour avoir recours à la GPA (c’est encore interdit en France mais bon, pour la calmer, Jacob lui a laissé sa Carte Bleue) par le truchement de sa servante Bilha (à qui on ne demande rien… encore une femme dont on se sert comme d’un objet). Au premier fils, Rachel savoure sa victoire : Dieu m’a fait justice ! Il m’a exaucée et m’a donné un fils… Et au second, elle exulte : Par un combat divin j’ai su faire et je l’ai emporté sur ma sœur… Mais c’était compter sans la revanche de Léa qui, à son tour, décide d’avoir recours à la GPA grâce à sa servante Zilpa. Et pan ! 2 fils de plus pour Léa. Tout est à refaire et Léa exulte en public : Quel bonheur pour moi ! Car les filles (les copines ?) m’ont proclamée heureuse ! Remarquez que Léa ne dit pas qu’elle est heureuse, elle dit que, en public, tout le monde la croit heureuse et c’est ce qui lui importe pour le moment… Combien de gens font le sacrifice de leur désir profond pourvu que leur image sociale reste préservée ? Peu importe si je suis heureuse du moment que tout le monde croit que je le suis… Mais de fait la tension dramatique est à son comble et le conflit entre les deux sœurs loin d’être résolu. L’une veut être reconnue par son mari, l’autre veut des enfants pour se réaliser. 11 enfants sont nés de cette compétition implacable entre Rachel et Léa.
C’est alors que le récit prend un nouveau virage : Au temps de la moisson des blés, Ruben partit dans les champs… La situation conflictuelle entre les deux sœurs, suscitée par l’intervention de Dieu, semble mûre. L’heure de la moisson a sonnée, Dieu va pouvoir récolter ce qu’il a semé. Souvenez-vous de ce texte énigmatique de l’Evangile de Matthieu : N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix mais l’épée. Oui je suis venu séparer l’homme de son père, la fille de sa mère, la belle-fille de sa belle-mère : on aura pour ennemis les gens de sa maison…
C’est ici que notre récit est le plus subtil : si Dieu crée le problème, il n’apporte pas la solution sur un plateau d’argent. Les sœurs vont devoir trouver elles-mêmes le chemin pour enfin exister sans retourner sous la coupe de quelqu’un qui agirait à leur place, fut-ce Dieu lui-même. Mais de fait, dans leur conflit et leur jalousie, elles ont pris conscience que chacune aimerait avoir ce que l’autre a en sa possession. Alors pour la première fois, Rachel et Léa vont devoir se parler.
Au temps de la moisson, Ruben partit dans les champs en quête de mandragores. En fait de mandragores, Ruben est parti chercher pour sa mère une plante médicinale alcaloïde hallucinogène, appelée en hébreu dûda’îm = DWD = David = le bien-aimé : autrement dit, Ruben est parti chercher un filtre d’amour pour que son père Jacob tombe amoureux de sa mère Léa. On se croirait en plein Harry Potter mais là aussi c’est tellement classique quand les enfants se sentent investis de la mission de tout faire pour réunir leurs parents divorcés… Et de fait, il semble que le danger soit grand pour Rachel si Léa obtient l’amour de Jacob. Cette fois Léa se rebelle contre sa sœur : Ne te suffit-il pas de m’avoir pris mon époux que tu me prennes aussi les mandragores de mon fils ? Tu veux tout pour toi toute seule ?? Alors Rachel décide de faire un pas vers sa sœur pour lui donner ce qui lui manque, espérant en retour obtenir la même chose : Eh bien, que Jacob couche avec toi cette nuit en échange des mandragores de ton fils. Plutôt que de prendre et de garder, Rachel décide de donner : elle donne une place à sa sœur en autorisant la relation avec Jacob. Pour la première fois, Léa la mal-aimée devient Léa l’épouse légitime. Elle ne s’y trompe pas d’ailleurs à la naissance de son dernier fils, elle s’écrie : Dieu m’a fait un beau cadeau ! Cette fois-ci mon époux reconnaîtra mon rang. Remarquez qu’elle ne réclame plus l’amour de Jacob, parce qu’en cédant les mandragores à sa sœur, elle a renoncé de son côté à son filtre magique. Par contre, face à Jacob on a maintenant une femme pleine et entière qui n’hésite pas à revendiquer son droit avec force : Le soir, Jacob revint des champs, Léa sortit à sa rencontre et dit : Tu viendras à moi car je t’ai payé contre les mandragores de mon fils. Incroyable retournement de situation. Les femmes ont pris le pouvoir. Les deux sœurs se sont disputées, ont discuté, négocié et pour la première fois, elles ont pris leur vie en main et enfin, elles décident pour elles-mêmes.
Alors pour la seconde fois, le Seigneur intervient dans l’histoire : Dieu se souvint de Rachel, Dieu l’exauça et la rendit féconde. Elle devint enceinte, enfanta un fils et s’écria : Dieu a enfin enlevé mon opprobre !
Dois-je dire combien j’aime cette histoire et combien elle me semble emblématique ? J’aime ce Dieu qui se soucie de l’honneur des femmes, de la parole des femmes, de la liberté des femmes de la même manière qu’il se soucie de l’honneur des migrants, des minorités persécutées et des victimes d’oppression… J’aime ce Dieu qui intervient dans notre histoire pour glisser un grain de sable dans les machines trop bien huilées espérant susciter des problèmes pour nous inviter à essayer de les résoudre.
Amen.