Prêcher… mais quoi ?

Chers frères et sœurs, j’aimerais attirer votre attention ce matin sur la prédication de la Parole de Dieu dans nos assemblées. En effet, loin de concerner uniquement les prédicateurs et les pasteurs, la prédication est l’affaire de tout le peuple chrétien. Dès 1523, Luther rédige un opuscule au titre éloquent : Qu’une assemblée ou communauté chrétienne a le droit et le pouvoir de juger toutes les doctrines, d’appeler, d’installer et de destituer des prédicateurs. Autrement dit, en vertu du sacerdoce universel des baptisés, chacun dans l’Eglise doit se préoccuper de la prédication : non seulement les prédicateurs mais aussi chaque baptisé dans la mesure où le peuple de Dieu doit, dans son ensemble, veiller à ce que l’Evangile soit prêché « en pureté », comme le dit la Confession d’Augsbourg. En effet, Luther et tous les protestants à sa suite ne peuvent pas oublier que le travestissement de l’Evangile de Jésus-Christ peut enfermer les consciences dans la peur, la culpabilité et tenir les hommes dans une forme de captivité ; de sorte que chacun, prédicateur ou non, doit se demander : que dois-je attendre d’une prédication ? L’enjeu n’est rien de moins que notre nourriture spirituelle. L’Ecriture déclare en effet : L’homme en effet ne vivra pas de pain seulement mais de toute parole qui sorte de la bouche de Dieu (Matthieu 4, 4). Et d’où viendra cette Parole sinon de nos chaires ? Alors, je vous propose une nouvelle devise protestante : pour la prédication, pas d’indulgence !

Ceci dit, dans notre monde de la réaction et de la polémique, cette devise doit faire l’objet d’une précision. Si nous devons juger de la prédication, ce n’est pas à partir de nos propres goûts ou de nos propres affects mais à partir d’un critère bien précis, quoique parfois quelque peu oublié : le seul critère de jugement dont nous disposons est la conformité à l’Ecriture. Il ne s’agit donc pas de savoir si nous avons aimé ou non une prédication – c’est-à-dire si la prédication était belle ou bonne – mais de savoir si celle-ci était une véritable prédication. Oui, aujourd’hui se pose une question dont dépend la pérennité de notre Eglise et dont nous devons tous nous saisir : qu’est-ce qu’une véritable prédication ? qu’une prédication conforme à la Parole de Dieu, à l’Evangile de Jésus-Christ ?

Quoi de mieux pour répondre à cette question que d’écouter la toute première prédication de l’Eglise, donnée par Pierre le jour de Pentecôte sous l’inspiration de l’Esprit saint ? Nous en avons en effet lu la finale de ce premier discours public. Pierre conclut son adresse par ses mots : Que toute la maison d’Israël sache donc… (Actes 2, 36) Pierre va alors énoncer l’essentiel, le cœur même de sa prédication, il va récapituler en quelques mots tout son message, le seul message dont l’Eglise dispose. Quel est-il ? Ecoutons avec attention : Que toute la maison d’Israël sache donc avec certitude que Dieu a fait Seigneur et Christ ce Jésus que vous avez crucifié (Actes 2, 36). Voilà le contenu de toute prédication véritable : Jésus-Christ. La prédication chrétienne a pour centre Jésus-Christ. Et remarquez que Pierre ne parle pas de Jésus comme d’un maître de sagesse hors pair, comme un héros politique, comme le défenseur éloquent d’idéaux sublimes. Pierre ne parle pas des œuvres de Jésus, de ce qu’il a dit ou de ce qu’il a fait mais de ce qu’il est, de sa personne, de Jésus lui-même. Autrement dit, l’Evangile, dans la bouche de l’apôtre Pierre, ce n’est pas la bonne nouvelle que Jésus de Nazareth a prêchée sur les chemins de Palestine. Non, la bonne nouvelle c’est Jésus lui-même. Voilà le sens de l’expression « l’Evangile de Jésus-Christ » (Marc 1, 1) : Jésus comme don de Dieu aux hommes. Si bien que si l’on raconte ce que Jésus a dit et ce qu’il a fait dans les évangiles c’est uniquement parce que cela nous le communique, car ces récits et ses discours nous montrent qui il est pour nous. Une véritable prédication chrétienne présente donc Jésus-Christ lui-même. Mieux, dans la prédication, Jésus-Christ se rend présent et se donne à ses frères, car nous prêchons un Christ ressuscité, vivant parmi nous aujourd’hui.

Il faut donc aller plus loin. Il ne suffit pas de parler de Jésus-Christ. Pierre précise avec une grande clarté : Dieu a fait Seigneur et Christ ce Jésus que vous avez crucifié. La prédication présente donc Jésus-Christ lui-même mais Jésus-Christ crucifié et ressuscité. La croix et la résurrection de Jésus, qui forme un seul événement indissociable du point de vue de la foi, voilà le cœur de la prédication chrétienne. L’apôtre Paul dit d’ailleurs aux Corinthiens la même chose que Pierre à ses auditeurs : je n’ai pas eu la pensée de savoir parmi vous autre chose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié (1 Corinthiens 2, 2). Et ici, frères et sœurs, je dois bien avouer que je tombe sous le coup de ma propre critique tant il m’arrive d’éviter de parler de la Croix, à cause du scandale que cela représente, à cause de la difficulté de l’interpréter pour aujourd’hui et pourtant… nous n’avons pas d’autre lieu où trouver Dieu. C’est tout le sens de ce qu’on appelle la théologie de la croix : Dieu est un Dieu caché et un Dieu caché sous son contraire. La résurrection au matin de Pâques manifeste que c’est dans la mort de Jésus de Nazareth, pendu au bois comme un vulgaire criminel, qu’il nous faut apprendre à voir et à connaître Dieu. Autrement dit, pour parler de Dieu, nous devons emprunter le chemin du Mont Golgota. Dire la Croix et dire la Croix comme événement en Dieu même. Voilà la tâche de tout prédicateur, voilà l’exigence que doit porter toute assemblée chrétienne.

Montrez-nous le Christ sur la Croix et montrez-nous cette Croix à la lumière de Pâques comme la manifestation de l’amour de Dieu pour les hommes ! Voilà le cri qui doit monter depuis l’assemblée vers la chaire. Notez bien qu’il ne s’agit pas ici de se décider pour une théologie plutôt qu’une autre : la Croix est un mystère inépuisable qu’on ne peut approcher que par fragments. Mais si les théologies peuvent être plurielles, toutes doivent être des théologies de la Croix. Autrement, nous ne tiendrons qu’un langage d’hommes sur Dieu. Sans la Croix, nous ne tiendrons qu’un langage venant de notre propre fond. Chacun doit pouvoir dire, à sa manière, Dieu a fait Seigneur et Christ ce Jésus que vous avez crucifié.

Prêcher c’est donc prêcher un scandale. C’est dire que si Jésus est ressuscité des morts – et il l’est – c’est qu’il est mort sur la Croix pour nous, que sa Croix est le fondement même de notre salut, de notre réconciliation avec Dieu, le principe d’une vie nouvelle, tout irriguée de l’amour gratuit de Dieu. Charge à chaque prédicateur d’élucider ce pour nous, charge à chaque baptisé de l’élucider pour soi ; et peut-être différemment au cours de sa marche avec Dieu mais charge à chacun d’y revenir sans cesse. Dieu en Jésus-Christ, sur la Croix, a réalisé mon salut en faisant ce que je n’aurais pas pu faire moi-même. Dieu en Jésus-Christ et sur la Croix me sauve. Voilà toute la prédication chrétienne.

 

Mais il faut encore ajouter une chose. La prédication de l’Evangile annonce une certitude. Que toute la maison d’Israël sache donc avec certitude que Dieu a fait Seigneur et Christ ce Jésus que vous avez crucifié. (Actes 2, 36) Que toute la maison d’Israël sache donc avec certitude. Voilà qui mérite notre attention tant cela heurte, me semble-t-il, nos habitudes. Nous avons du mal à croire. Nous hésitons. Nous doutons. Nous cherchons. Nous ne sommes pas sûr. Alors nous parlons de la faiblesse de croire, nous évoquons Saint Thomas, nous arrivons même à nous persuader que seul celui qui doute a vraiment la foi… Je force le trait, naturellement. Pourtant, Pierre déclare que le contenu de la prédication, la mort et la résurrection de Jésus-Christ, est un fondement sûr, certain sur lequel nous pouvons bâtir toute notre vie. Comment combler le fossé entre l’assurance de Pierre et notre foi parfois timide ? En comprenant justement que l’assurance de la foi ne provient pas de nous-même mais qu’elle ne peut être créée en nous que par la prédication. L’Ecriture déclare en effet : la foi vient de ce qu’on entend et ce qu’on entend vient de la parole de Dieu (Romains 10, 17).

Que nous doutions, rien de plus normal. Que nous refusions de tenir notre croyance pour un savoir, rien de plus juste. Que nous importions jusque dans la chaire, jusque dans la prédication nos doutes, à mon sens, rien de plus faux ! La prédication de l’Evangile, c’est Jésus rendu présent parmi nous, c’est le lieu où nos doutes, ou plutôt notre incrédulité, peuvent se briser, le lieu où nos cœurs peuvent être à nouveau assurés. La prédication comme annonce de Jésus-Christ en tant que seul fondement sûr de notre vie doit susciter en nous, malgré nos doutes, cette magnifique prière de l’Evangile : Je crois ! viens au secours de mon incrédulité ! (Marc 9, 24) Oui prêcher, c’est accepter de prêcher l’incroyable. Voilà aussi le sens de la Croix : ce qui est incroyable, ce que je ne peux pas croire par moi-même, ce que je ne parviens pas à concevoir est néanmoins la puissance qui me fait vivre, Jésus crucifié, Jésus ressuscité pour moi. L’Ecriture dit en effet : Les Juifs demandent des miracles et les Grecs cherchent la sagesse : nous, nous prêchons Christ crucifié ; scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais puissance de Dieu et sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs. (1 Corinthiens 1, 22-25). Regardant à la Croix et confessant que Jésus est Christ et Seigneur, la folie devient notre certitude, le scandale devient notre seul sujet de gloire. Oui, c’est par l’incroyable que nous sommes sauvés.

 

Et l’Ecriture nous montre qu’une prédication qui a pour centre Jésus-Christ crucifié et ressuscité pour les hommes peut trouver le cœur de l’homme. Nous lisons en effet : Après avoir entendu ce discours, ils eurent le cœur vivement touché, et ils dirent à Pierre et aux autres apôtres : Frères, que ferons-nous ? (Ac 2, 37). Ils eurent le cœur vivement touché, nous pourrions y voir avec admiration les qualités oratoires de Pierre, sa capacité à émouvoir ses auditeurs, à les mettre en mouvement (movere), à les mobiliser au point d’obtenir leur assentiment. Mais il ne s’agit pas ici d’une efficacité rhétorique. La traduction, quoique juste, peu éconduire. Plus littéralement, on pourrait traduire par ils furent transpercés au cœur car le verbe grec évoque le fait d’être percé par une lance. Le verbe grec loin d’évoquer la mise en mouvement, évoque plutôt l’arrêt, le soldat touché en plein cœur, qui tombe, cloué sur place. Ils furent transpercés au cœur. Et la première réaction, loin d’être une adhésion chaleureuse, manifeste un bouleversement profond : Frères, que ferons-nous ? La prédication de l’Evangile touche le cœur de l’homme au sens où elle le perce à jour, au sens où elle le dissèque. Car, comme dit l’Ecriture, la parole de Dieu est vivante et efficace, plus tranchante qu’une épée à deux tranchants, pénétrante jusqu’à partager âme et esprit, jointures et moelles ; elle juge les sentiments et les pensées du cœur. Nulle créature n’est cachée devant lui, mais tout est nu et découvert aux yeux de celui à qui nous devons rendre compte. (Hébreux 4, 12-13).

Posons-nous donc la question : que Pierre a-t-il mis au jour par sa prédication au point de transpercer l’être même de ses auditeurs ? Ecoutons une dernière fois sa prédication : Que toute la maison d’Israël sache avec certitude que Dieu a fait Seigneur et Christ ce Jésus que vous avez crucifié (Ac 2, 36). que vous avez crucifié. Voilà comment la parole de Dieu trouve le défaut de la cuirasse de l’homme. Elle manifeste que l’homme rejette Dieu en rejetant celui que Dieu lui envoie. Les hommes ont crucifié Jésus. Tous les hommes, et pas seulement les Juifs comme l’a voulu une funeste tradition, tous, nous compris. Le peuple déicide, c’est la race humaine. Ce que Pierre met en lumière chez ses auditeurs, c’est leur refus, leur haine de Dieu. C’est leur péché. C’est leur tendance fondamentale à rejeter Dieu pour se construire seul, sans chercher ni sa volonté ni son secours, se recroquevillant en eux-mêmes jusqu’à ne pas pouvoir supporter en leur sein un homme venant de Dieu, jusqu’à tuer le Dieu fait homme. Ce que les auditeurs de Pierre découvrent, et ce que nous découvrons aussi, nous qui écoutons la prédication de Pierre ce matin, c’est qu’ils se sont constitués ennemis du Dieu vivant et vrai. Ils furent transpercés au cœur. Et leur que ferons-nous ? et aussi un qu’avons-nous fait ? Jésus pendu sur le bois manifeste le fond de leur cœur, le fond de notre cœur. Cela aussi c’est prêcher Jésus-Christ crucifié.

Mais voilà que Pierre n’accable pas ceux qui acceptent de se regarder à la lumière de la Parole de Dieu. Au contraire, il les relève et ouvre un nouvel horizon : Repentez-vous, et que chacun de vous soit baptisé au nom de Jésus-Christ, pour le pardon de vos péchés (Ac 2, 38). Celui que nous avons rejeté nous pardonne, il nous associe à sa mort, à la mort que nous avons causé, pour extirper en nous le péché et nous ouvrir à une vie nouvelle, vécue sous le signe du don du Saint-Esprit et de la promesse du salut. Prêcher c’est prêcher la mort et la résurrection de Jésus-Christ comme notre mort et notre résurrection, comme notre passage de la mort à la vie, comme la victoire en nous de la vie de Dieu sur toutes les puissances de mort qui nous traversent et auxquelles nous consentons parfois. Le mot pour pardon en grec signifie d’ailleurs « laisser aller » et insiste sur la libération, sur la délivrance. Oui le pardon de nos péchés, acquis à la Croix, est une délivrance et le principe d’une vie nouvelle car nous sommes assurés qu’en Christ Jésus nous ne pouvons plus, dans le regard même de Dieu, être réduit, identifié à notre péché. Au contraire, désormais, il y a nous et notre péché, nous en face de notre péché, remis debout et capable de nous y opposer malgré les défaites. Et de fait, la repentance, metanoia en grec, évoque le renouvellement de l’intelligence. Loin de désigner l’attitude maladive qui consiste à sombrer dans la culpabilité, la repentance désigne l’œuvre de Dieu en nous qui nous rend capable de nous dépendre de nos logiques pécheresses pour nous ouvrir à une vie vécue sous le signe du pardon, du pardon reçu de Dieu et du pardon donné en retour aux hommes.

Oui la prédication véritable est la présentation de Jésus-Christ crucifié et ressuscité comme fondement certain de la victoire en nous de la vie sur la mort, de la lumière sur les ténèbres, de la foi sur le désespoir.

Au nom de ce Jésus que Dieu a fait Seigneur et Christ, Amen.

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