Plus que de la considération

A en croire les manifestations dans les rues de nos villes, il n’est pas bon d’être riche ! Et quand nous lisons, ce matin, ce texte de l’évangile de Luc, nous risquons fort de plaquer sur lui les idéologies du moment, comme le faisait un commentateur de cet évangile, Giorgio Girardet en 1975, qui écrivait : « A la question de savoir si le riche peut faire partie de la communauté chrétienne, Luc répond résolument non ! »  Le titre de son commentaire biblique était révélateur : « Lecture politique de l’évangile de Luc« . Pourquoi pas une lecture politique… encore faut-il ne pas faire dire au texte ce qu’il ne dit pas…

« Il y avait un homme riche … ». C’est un personnage imaginaire ! « Il était une fois… » un riche raffiné, amateur de bonne chère.  Nous n’en savons pas plus. Il n’est pas dit pour autant qu’il ressemble à ceux dont le prophète Amos fait une description savoureuse – que nous l’avons entendue tout à l’heure – qui, repus et enivrés, en oubliaient le sort d’Israël.

Et il y avait un pauvre au porche de sa demeure qui aurait bien voulu se rassasier des boulettes de pains qui tombaient de la table, boulettes avec lesquelles les convives s’essuyaient les doigts, mais c’étaient les chiens qui en profitaient, les mêmes chiens qui venaient lécher ses ulcères.

Aucun contact entre l’un et l’autre, sinon les chiens ! et la mort, commune, bien que différente : le pauvre, « emporté par les anges au côté d’Abraham » et le riche « enterré » mais « à la torture »

Les riches sont-ils voués aux flammes de l’enfer ?

N’attendez-donc pas de moi ce matin un discours de condamnation des richesses au nom de « l’option préférentielle pour les pauvres ». Une redite soi-disant chrétienne de la lutte des classes. Il y a toutefois un problème qui saute aux yeux, ou à l’oreille : ce riche n’a pas de nom, contrairement au pauvre qui est à sa porte, qui lui a un nom, « Lazare » qui veut dire « Dieu aide », dont on se souvient 2000 ans après que Jésus a raconté cette parabole. Lazare, nom symbolique. Mais la parabole semble indiquer que le premier n’a d’autre identité que sa richesse. Nous allons bien sûr y revenir.

Mais tout d’abord, là encore pour ne pas faire dire au texte ce qu’il ne dit pas, je veux insister sur un mot que je viens d’utiliser : C’est une parabole, c’est-à-dire une histoire prise dans la vie courante ou imaginée de toutes pièces, comme celle-ci, pour servir de support à un enseignement de Jésus. La parabole n’est pas en elle-même l’enseignement. Elle a besoin d’être décodée. Jésus lui-même le faisait pour ses disciples. Elle a donc besoin d’être replacée dans le cadre d’un enseignement plus global, d’un évangile et de la culture de son temps.
Ainsi nous allons éviter d’en faire un enseignement sur le ciel et l’enfer. Il est trop évident que Jésus reprend des images qui parlent à ses auditeurs, comme les flammes qui font brûler le riche mais qui pour autant ne l’empêchent pas d’interroger Abraham. Nous savons bien comment les artistes de tous les temps se sont attachés à donner une représentation du ciel et de l’enfer ? C’est pour eux un sujet en or, mais ce n’est pas l’enseignement de la parabole. Si tel était le cas, il me faudrait maintenant tenter d’encourager les pauvres en leur disant : « souffrez maintenant en silence comme Lazare, demain vous serez dans un monde enchanteur. Votre avenir sera merveilleux, et vous pourrez vous réjouir de voir griller en enfer les riches qui de toute façon ne pourront pas vous rejoindre du fait de l’abîme qui les séparera de vous… » Ce serait du grand n’importe quoi !

Et je dirais aux riches « Faites donc attention… Vous risquez les flammes de l’enfer » Comment imaginer un instant qu’il y aurait là un enseignement du Christ. L’enseignement, bien évidemment est dans le dialogue qui va suivre entre le riche et Abraham.

Et sur quoi porte-t-il ? `

Je vais faire ‘moderne’ en parlant de langage « corporel ». Lazare est à côté d’Abraham, traduit la TOB que je vous ai lue ; « dans le sein d’Abraham » disent bien d’autres traductions. Ce n’est pas seulement une façon de marquer la différence avec sa situation antérieure où il restait dehors, au porche de la maison, mais c’est la proximité quasi physique avec le père des croyants, celui qui figure comme un modèle de foi, et une foi qui s’est manifestée dans son acceptation des abandons que Dieu lui demandait. Abandon de son pays pour aller dans le pays que Dieu lui indiquerait… abandon s’il était nécessaire, de son fils unique, lorsque Dieu le lui demandait. Préfiguration de celui qui abandonnerait tout, jusqu’à sa vie, pour témoigner de l’amour de Dieu, son Père. Tel est l’arrière-plan de notre parabole. La foi comme abandon de tout ce qui nous écarte de la confiance en Dieu seul. Et bien sûr le riche pour qui la vie se résume en accumulation de biens, en consommation effrénée, en confort et réjouissances, n’est pas prêt à comprendre cela, dans son identité bloquée.

Vous entendez, je pense, que cet enseignement ne se situe pas au niveau de la morale et dépasse largement le retournement de situation ‘ riche aujourd’hui : pauvre demain’ ou ‘pauvre aujourd’hui ; heureux demain’. Quand le riche implore Abraham de faire prévenir ses frères, ou même que Lazare lui-même, revenu du séjour des morts les amène à se convertir, la réponse est sèche et très claire : « Qu’ils écoutent Moïse et les prophètes »
Il me faut préciser tout cela….

Et d’abord en revenant sur le retournement de situation, on pourrait même dire « le grand retournement ». Car il préoccupe l’évangile de Luc. Vous avez bien sûr en mémoire le cantique de Marie… Le Tout Puissant a fait pour moi de grandes choses : saint est son nom. … Il est intervenu de toute la force de son bras… il a jeté les puissants à bas de leurs trônes et il a élevé les humbles ; les affamés, il les a comblés de biens et les riches, il les a renvoyés les mains vides (Luc 1, 46ss).  Mais aussi sa version des « Béatitudes » avec en réponse à « Heureux, vous les pauvres, le Royaume de Dieu est à vous » ce « Malheureux, vous les riches, vous tenez votre consolation » (Luc 6, 24-25). J’enfonce le clou avec cette autre citation « Où est votre trésor, là aussi sera votre cœur » (Luc 12, 34).

C’est une évidence ; l’évangéliste Luc est préoccupé par la question des richesses. Leur vanité : pensez à cet homme qui se construit des greniers et meurt la nuit même… Leur danger, comme un enfermement : c’est notre parabole. La difficulté de s’en déprendre : c’est la rencontre de Jésus avec le jeune homme riche. Mais il y a Zachée, le riche collecteur d’impôts qui fait don aux pauvres de la moitié de ses biens et est qualifié par Jésus de « fils d’Abraham »

Mais pourquoi cette préoccupation ? Parce que ce qui importe pour lui, à travers l’enseignement reçu du Christ, c’est que nous soyons vraiment des disciples dont  la condition ultime posée par Jésus est que nous renoncions à tout ce que nous possédons pour le suivre… « si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple Celui qui ne porte pas sa croix et ne marche pas à ma suite ne peut être mon disciple »(Luc 14, 25-27, 33). Aussi la question des richesses n’est-elle qu’une barrière, peut-être plus visible que d’autres, qui nous empêche de suivre Jésus.

 

Mais alors quelle est la solution proposée par notre parabole. Je l’ai dit, elle se trouve dans les réponses d’Abraham au riche, anonyme. Ou plutôt au riche qui dans son anonymat porte le prénom de chacun de nous. Chacun, riche à sa manière : peut-être pas en monnaie, or ou argent, dollars ou cryptomonnaie. Mais en tout ce qui contribue à nous enfermer sur nous même, richesses intellectuelles ou même spirituelles, richesses sociales ou politiques….

Les raisons d’être à nous même notre propre référence sont multiples. Or la proposition du Christ c’est de nous déprendre de nous-même pour avoir « Moïse et les prophètes » comme référence. Ce qui extraordinaire c’est que Jésus est la clé de sa parabole, du dialogue du riche avec Abraham… Écoute la parole de Dieu (c’est cela Moïse et les prophètes) ; suis le Christ !.

Il n’y a pas d’autre réponse possible, non pas pour échapper aux flammes de l’enfer, mais pour être dès aujourd’hui dans le sein d’Abraham, c’est-à-dire sur le chemin de la foi. De la foi qui est abandon de nos propres projets pour laisser place au projet de Dieu pour nous.

Prenons un exemple très concret. J’écoutais la semaine passée les commentaires sur les grèves et les manifestations conduites par les syndicats. Effectivement les riches étaient à la fête ; mais une voix détonnait un peu dans ce concert qui disait  : nous comprenons bien que financièrement tout n’est pas possible, mais ce dont nous avons besoin c’est de ‘considération’… j’étais déjà en train de réfléchir à notre évangile de ce dimanche, et je me suis dit  : c’est très juste, si ce riche qui porte mon prénom, avait en sortant de chez lui pris le temps de la considération pour ce pauvre à sa porte, lui avait dit passe donc chercher à manger dans mes cuisines, va te faire soigner chez mon médecin… et j’ai écrit sur un bout de papier pour ne pas l’oublier  : « Moïse et les prophètes » c’est plus que de la considération c’est de l’amour et de la justice ! c’est cela  « marcher à la suite du Christ ».

Et j’en étais là, un peu écrasé par cette exigence quand en relisant l’évangile de Luc pour essayer de comprendre la parabole du riche et de Lazare, je me suis retrouvé avec ce texte, presque en finale de l’évangile : « Commençant par Moïse et tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait. » Vous l’avez reconnu c’est le récit des disciples d’Emmaüs. Après le repas, quand ils l’ont reconnu et qu’il est devenu invisible ‘ils se dirent l’un à l’autre : Notre cœur ne brûlait-il pas en nous tandis qu’il nous parlait en chemin et nous ouvrait les Écritures ? ».

Le Christ fait route avec nous et il nous éclaire le chemin.

La parabole ne dit qu’une seule chose, simple (cela n’est pas vrai ! simple à dire, oui) et essentielle : faisons place au Christ dans notre vie et le pauvre y trouvera la sienne.

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