Lectures Bibliques : Psaume 84 – Siracide 14, 20-27 – Matthieu 5, 1-12
Prédication :
« On vous souhaite tout le bonheur du monde et que quelqu’un vous tende la main. Que votre chemin évite les bombes, qu’il mène vers de calmes jardins… » Connaissez-vous cette chanson des « Kids United », un groupe d’enfants et d’adolescents créé en 2015 dans le cadre d’une campagne de l’Unicef pour reprendre « les plus belles chansons célébrant la paix et l’espoir » ? « On vous souhaite tout le bonheur du monde pour aujourd’hui comme pour demain. Que votre soleil éclaircisse l’ombre, qu’il brille d’amour au quotidien… »
A la vue des foules, Jésus monta dans la montagne. Il s’assit, et ses disciples s’approchèrent de lui. Et lui, prenant la parole, il leur présenta ses vœux : Je souhaite tout le bonheur du monde…
En écoutant Jésus, se pose la question : mais à qui parle-t-il ? A qui s’adressent ces vœux de bonheur ? Jésus regarde les foules mais il parle aux disciples. Il commence à la 3ème personne : Heureux les pauvres de cœurs : le Royaume des cieux est à eux… et d’un coup, il passe à la 2ème personne : Heureux êtes-vous lorsqu’on vous insulte : c’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés. D’ailleurs la question se pose pour l’ensemble du Sermon sur la Montagne : c’est un discours tellement radical qu’il semble bien trop difficile à mettre en pratique pour le commun des mortels (Si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre – Mt 5,39 ; Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait – Mt 5,48).
En d’autres termes, est-ce que Jésus parle uniquement à des individus croyants symbolisés ici par les disciples, ou parle-t-il également à la société, à la communauté des hommes, pas nécessairement croyants, symbolisée ici par la foule.
Cette question m’intéresse parce qu’elle met en lumière un tiraillement (pour ne pas dire un grand écart) qui arrive souvent dans les églises entre les discours internes réservés aux fidèles, à ceux qui se reconnaissent comme chrétiens et les messages externes adressés au grand public, aux foules, aux anonymes.
Il y a une réalité dont il faut prendre conscience, c’est que, pour ses membres, chaque Eglise utilise une langue spécifique, un langage interne, un langage de foi (et non une langue de bois) qui n’a pas besoin d’être expliqué pour être compris. Chaque église développe un vocabulaire a priori directement compréhensible pour ses membres comme l’eucharistie chez les catholiques, le salut par grâce chez les protestants, la zakat pour les musulmans, ou la mézouza pour les juifs. Un peu comme les médecins parlent de mésentère, les garagistes de joint de culasse et les jeunes de WhatsApp ou d’Instagram. Il ne faut pas le dénigrer parce que ce langage interne est absolument nécessaire et utile à la vie de la communauté. Il forge une identité en posant une frontière entre ceux qui comprennent et les autres. Ainsi, on voit qu’en s’adressant à ses disciples rassemblés autour de lui, Jésus ne prend pas la peine d’expliciter, de traduire ce qu’il entend par les pauvres de cœur, les miséricordieux, les cœurs purs ou les persécutés à cause de lui… Tout ça lui paraît évident et il semble normal et implicite que les disciples puissent immédiatement comprendre qu’il parle d’eux. Par ce discours de Jésus adressé à ses disciples dans les Béatitudes, la communauté se sent plus forte au milieu des difficultés. Elle se redresse et trouve du sens à son existence dans une situation critique comme l’injustice ou la persécution. La parole de Jésus à la communauté chrétienne est là pour la relever, la redresser, remettre en route le chrétien qui porte sa Croix. Je vous le dis en vérité, il n’est personne qui, ayant quitté, à cause de moi et à cause de la bonne nouvelle, sa maison, ou ses frères, ou ses sœurs, ou sa mère, ou son père, ou ses enfants, ou ses terres, ne reçoive au centuple, présentement dans ce siècle-ci, des maisons, des frères, des sœurs, des mères, des enfants, et des terres, avec des persécutions, et, dans le siècle à venir, la vie éternelle. (Marc 10, 29-30). Langage interne donc pour les chrétiens qui souffrent.
Le danger du langage interne, c’est qu’il sépare et qu’il exclut ceux qui ne le comprennent pas, ceux qui n’ont pas la culture ecclésiale ou qui n’ont pas suivi d’instruction religieuse particulière. Le danger du repli identitaire et communautariste n’est pas très loin parce qu’il laisse à la porte tous les étrangers qui essayeraient de rentrer. Cette manière de parler un langage ésotérique (réservé à ceux de l’intérieur) risque de transformer l’Eglise en secte (séparé) ou tout au moins en club privé. Voilà pourquoi le discours des vœux de Jésus ne concerne pas seulement les disciples mais s’adresse également à la foule… Et c’est ici que commencent nos difficultés. Le tiraillement naît au moment où l’Eglise souhaite aussi s’adresser à l’extérieur, une parole adressée à la foule et non plus seulement aux disciples, pour toucher le monde des agnostiques, des athées, de gens qui s’en moquent ou des personnes qui ont déserté les Eglises et les religions et non plus seulement les croyants. Intuitivement, on se dit que, dans ce cas, le langage employé doit être différent. Parce que cette fois, le langage de la foi risque de n’avoir aucune prise, aucune efficacité. Il faut alors trouver un langage dont on peut penser qu’il sera compris par nos interlocuteurs y compris et surtout ceux qui n’ont aucune référence religieuse.
Ce sera pour certains le langage de la raison et de l’intelligence qu’il faudra utiliser pour essayer de donner du sens au vécu, aux difficultés, au monde tel qu’il va. L’intelligence de la foi aide à comprendre, à réfléchir, à ouvrir des perspectives en donnant à penser les choses autrement. Comme dans le livre du Siracide que nous avons lu : Il est heureux celui qui s’intéresse à la sagesse et raisonne avec intelligence. Il médite dans son cœur sur ses chemins et réfléchit à ses secrets (Siracide 14,20). Pour d’autres, ce sera peut-être le langage de l’attention à l’autre et de l’émotion partagée qu’il faudra utiliser pour essayer d’établir une connexion avec cette personne, instaurer une relation et ressentir ce qu’il ressent, partager ce qu’il vit, le comprendre sincèrement. Réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent, pleurer avec ceux qui pleurent, demande l’apôtre Paul (Rom 12,5). Si notre message est un message d’amour alors c’est ce langage de l’amour qu’il faut utiliser : C’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres que tous sauront que vous êtes mes disciples dit Jésus dans l’Evangile de Jean (Jean 13,35). Ce pourra être également le langage de l’action sociale et de l’engagement concret pour montrer que notre foi agit comme une puissance de transformation du monde contre les forces de l’injustice et du mépris. Ils sont heureux, ceux qui trouvent leur force en toi, en avançant ils sont de plus en plus forts et se présentent devant Dieu à Jérusalem chantait le Ps 84.
Sortir du langage interne exige un effort de traduction. On développe alors un discours qui cherche à éliminer toutes les difficultés, à gommer les aspérités, à effacer ce qui dérange la compréhension. L’Eglise doit non plus se séparer du monde (comme dans le langage évangélique) mais dialoguer avec le monde. Le discours de Jésus ne s’adresse pas uniquement aux disciples. Il parle d’une réalité vécue par la foule. En s’adressant aux pauvres de cœur, il parle à ceux qui n’ont rien, ni propriété personnelle, ni don spirituel particulier. En nommant les doux, il touche ceux qui n’ont aucun pouvoir pour contraindre, forcer, arracher et obtenir ce qu’ils veulent. En parlant de ceux qui portent le deuil, il comprend ceux qui ont le sentiment de ne pas avoir droit au bonheur. Son discours concerne aussi ceux qui subissent l’injustice de plein fouet (sociale, économique, judiciaire, politique ou ethnique). En s’adressant aux miséricordieux, il vise ceux qui par empathie se sentent de tout cœur avec les indignes, les déshonorés de la terre. Pour lui, les cœurs purs sont ceux qui sont incapables d’être déchirés dans le tiraillement pour discerner le bien du mal, les faiseurs de paix sont ceux qui s’interdisent tout recours à la violence, tout droit à la révolte, et les persécutés de la foi ceux qui se sentent rejetés par tous et qui n’ont même plus le droit de prier comme ils l’aimeraient. Jésus semble en prise direct avec ce que ressent la foule. Il parle à leur émotion, il décrit leur vécu, il met des mots sur ce qu’ils ressentent. La foule se sent écoutée, comprise, entendue. Et c’est déjà énorme. Quel beau défi pour l’Eglise que de mettre des mots sur les souffrances du temps présent ! Avons-nous conscience qu’il n’y a jamais autant eu de discours apocalyptiques sur la fin du monde, y compris chez les non-croyants. Et l’Eglise se tait ! Jamais les gens ne se sont sentis autant piégés, bloqués, coincés devant des catastrophes qu’on dit inéluctables : catastrophe écologique inévitable du réchauffement planétaire, catastrophe énergétique de la fin des énergies fossiles, globalisation catastrophique déjà en route avec en miroir la catastrophe des migrants d’un côté et la catastrophe de la montée des nationalismes et des populismes de l’autre, révolution numérique avec la question du Big Data qui met en cause notre liberté et notre intimité pour faire de nos vies des marchandises, révolution numérique encore qui développe des post-humains à la réalité augmentée mettant en cause la limite entre l’humain et la machine… Nous vivons un temps où les discours sur la fin du monde sont partout. La peur de l’avenir détermine et emprisonne tous nos choix pour aujourd’hui dans un immense principe de précaution qui envahit toutes nos décisions. On pense le présent à partir d’une fin déjà annoncée comme inéluctable et catastrophiste. Les gens se sentent pris au piège, à la fois responsables de la catastrophe et impuissants à l’éviter, sans espoir, sans possibilité de poser des choix libres et de reprendre en main leur vie… Alors ils votent pour n’importe qui…
Jésus ressent la foule et pose des mots sur ses souffrances. Là où se développent des discours catastrophistes sur la fin du monde, il vient à contre-courant ouvrir des perspectives et parler de bonheur, d’avenir, d’ouverture. Debout ! Bienheureux ! Ce n’est pas la fin du monde. Jésus vient rouvrir du possible, créer une brèche dans l’inéluctable, casser ce qu’on présente comme une fatalité inévitable. Jésus parle et il fait venir un avenir et une espérance possible dans la vie des gens qui se sentent bloqués : Voici, je fais toutes choses nouvelles et il me dit : écrit car ces paroles sont certaines et véritables (Apocalypse 21, 5). Je veux être témoin de ce Dieu qui ouvre des possibilités nouvelles dans ce monde fermé, bouché, paralysé.
Je rêve d’une Eglise qui ne fasse pas le choix du repli sur soi dans le confort douillet du petit nombre des élus mais qui soutienne les disciples de Jésus en ouvrant une espérance neuve. Imaginez un monde dans lequel on décide de projets politiques pour prendre soin de tous ceux qui pleurent. Imaginez que les révoltés, les indignés, les en-colère contre l’injustice soient le centre de la préoccupation des programmes électoraux. Imaginez que la générosité, la bienveillance, la douceur et la gentillesse prennent le pouvoir. Imaginez qu’on décide de donner les clés du pouvoir aux non-violents, aux paisibles, aux calmes, aux médiateurs, aux Martin Luther King, aux Dr Mukwege… Au fond, les deux discours (interne et externe) de l’Eglise peuvent et doivent s’articuler et se nourrir l’un l’autre. Pour créer une espérance neuve, le Christ a besoin de disciples heureux. Amen !
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