Lecture Biblique : Jean 20, 19-31
Prédication
Pour commencer cette méditation, je vous propose de prendre ce texte par la fin :
« 30Jésus, nous dit l’évangéliste, a accompli encore, devant ses disciples, beaucoup d’autres signes extraordinaires qui ne sont pas écrits dans ce livre. 31Mais ce qui s’y trouve a été écrit pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu. Et en croyant, vous aurez la vie par lui. »
Ces deux versets se présentent comme une première conclusion de l’Évangile. Pour ainsi dire, l’évangéliste sort de son récit, et il s’adresse directement à ses lecteurs (donc à nous) en leur disant « vous » : « (…) afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu. Et en croyant, vous aurez la vie par lui ». C’est un peu étonnant ; c’est pour ainsi dire comme un aparté : Jean quitte son récit, il quitte son rôle de narrateur, pour nous expliquer le pourquoi de son évangile, la finalité de son œuvre.
Certains commentateurs considèrent ces deux versets comme la conclusion originelle de l’Évangile : ce qui suit (le chapitre 21) serait un complément, ajouté plus tardivement par des rédacteurs de la communauté johannique (des disciples de l’évangéliste en quelque sorte). Si tel est le cas, c’est intéressant, car le dernier mot de l’évangile serait alors cette affirmation comme quoi le lecteur de l’Évangile est appelé à vivre, à vivre en Christ par la foi. Mais ce qui m’intéresse dans cette déclaration, c’est qu’elle fait suite au récit de la résurrection, et plus particulièrement, elle fait suite à cette rencontre surprenante du Christ ressuscité avec Thomas.
Mais quel lien peut-on faire entre les deux ? Quel est le rapport entre cet « aparté » de l’évangéliste à l’adresse de ses lecteurs et le récit de la rencontre avec Thomas ? Quel rapprochement peut-on faire entre Thomas et le lecteur de l’Évangile (c’est-à-dire nous) ? Telle est la question qui va guider la méditation que je vous propose ce matin. Une fois de plus nous sommes invités à lire le texte biblique comme un miroir : car vous le comprendrez, la figure de Thomas nous renvoie une image qui n’est autre que notre propre visage.
Et pour répondre à cette question, je voudrais essayer de suivre trois pistes de réflexion.
Premier point de convergence : Jésus déclare heureuses « les personnes qui n’ont pas vu et qui croient ». Eh bien ces personnes, ces aveugles bienheureux si je puis dire, ce sont les lecteurs de l’Évangile. Oui nous sommes bienheureux car l’Évangile nous permet de croire en Jésus Christ en dépit de l’impossibilité où nous sommes de le voir. Et il nous le permet car l’Évangile nous permet d’entendre sa Parole.
Et justement, la conversion de Thomas nous apprend que la foi trouve sa seule source dans la parole de Jésus Christ, et dans sa décision souveraine. Si Thomas devient un homme de foi, ce n’est pas parce qu’il touche de ses propres mains le corps de Jésus. À aucun moment le texte n’indique que Thomas touche Jésus. Au contraire, sa confession de foi surgit en réaction immédiate à l’appel que lui adresse Jésus. S’il devient croyant, c’est parce que Jésus le lui ordonne : « Ne refuse plus de croire, et deviens un homme de foi ! ». La parole et l’autorité souveraine de Jésus réussissent là où le témoignage des disciples s’était avéré infructueux. En effet, quand les disciples lui ont dit qu’ils avaient vu le Seigneur, Thomas a répondu : « Non, je ne croirai pas ». Seule la parole de Jésus, seule la parole de Dieu peut nous permettre de sortir de notre incrédulité. Et l’écoute de cette parole est suffisante : il n’est nullement besoin de le voir, il n’est nullement besoin de croire ceux qui l’ont vu. Bien plus, ceux qui deviennent croyants sans avoir vu sont déclarés « bienheureux » : oui, ils sont bienheureux car Dieu a décidé souverainement et de sa seule initiative, il a décidé de leur adresser sa parole, une parole créatrice, une parole qui crée en nous, comme pour Thomas, un être nouveau, un être croyant.
Le deuxième élément qui permet de faire le lien entre Thomas et le lecteur de l’Évangile, c’est le thème de la vie. Oui, il est question de vie, car c’est la vie qui est le sujet principal de l’Évangile, et c’est aussi de vie dont il est question dans cette histoire de Thomas. Si Jean écrit un évangile, ce n’est pas pour faire œuvre d’historien, pour consigner par écrit les chroniques d’un homme illustre, ou le récit détaillé de ses faits et gestes mémorables. La préoccupation première de l’évangile n’est pas le souci du détail, de l’exactitude historique. C’est pour cette raison qu’il ne faut certainement pas chercher à lire l’Évangile comme un manuel d’histoire. Non, la finalité de cette œuvre, nous dit l’évangéliste, c’est la vie : c’est pour que nous ayons la vie en Christ, par la foi, en nous permettant de reconnaître Jésus comme le Christ, le Messie, le Fils de Dieu. Pour le dire autrement, la fonction de l’Évangile, c’est le témoignage, je dirai presque au sens juridique du terme : c’est le témoignage en faveur de la foi, et à travers elle le témoignage en faveur de la Vie. Une vie solidement ancrée dans le présent, une vie qui n’est pas enfouie dans un passé historique définitivement évanoui.
Du même coup, on peut mieux comprendre la maladresse des disciples dans leur façon de témoigner, lorsqu’ils dirent à Thomas : « Nous avons vu le Seigneur ! ». En témoignant de cette façon, ils font de la résurrection un évènement historique, une page de l’histoire qui est définitivement tournée. Mais comment Thomas peut-il croire sans avoir lui-même une expérience actuelle de la présence du Christ ? Comment peut-il reconnaître Jésus comme fils de Dieu, s’il ne fait pas concrètement et personnellement l’expérience de sa présence ?
On peut alors comprendre la réaction de Thomas au témoignage des disciples :
« Si je ne vois pas la marque des clous dans ses mains, et si je ne mets pas mon doigt à la place des clous et ma main dans son côté, non, je ne croirai pas. »
Certes, Thomas demande des preuves, il semble exprimer une sorte de scepticisme. Et c’est traditionnellement ce que l’on retient de cette histoire, à tel point que cette façon de lire est devenue un proverbe : « Moi, je suis comme Saint Thomas : je ne croie que ce que je vois ! »
Mais ce que dit Thomas, à travers cette réplique, c’est autre chose.
C’est d’abord l’échec du témoignage des disciples : leur façon de dire la résurrection n’a produit aucun effet. Thomas est resté enfermé dans son incrédulité ; d’ailleurs tout comme les disciples sont restés confinés dans cette maison, aux portes solidement fermées. C’est comme s’ils voulaient garder pour eux le témoignage de la résurrection. C’est donc la question de la transmission de la foi qui se pose : comment le témoin de la résurrection peut-il transmettre la foi ? Comment la foi peut-elle être transmise ?
Ce que dit Thomas à travers cette réplique, c’est donc son incapacité à croire dans les conditions que lui imposent le témoignage des disciples. Si le témoignage sur la résurrection se résume à cette exclamation : « j’ai vu le Seigneur ! », ou « Nous avons vu le Seigneur ! », alors la résurrection devient lettre morte : c’est un évènement passé qui n’a plus aucune chance d’être actualisé, un pur évènement qui surgit de façon incompréhensible et qui n’a plus aucune chance de faire sens pour moi aujourd’hui.
Ce que revendique Thomas, c’est son besoin d’avoir une expérience personnelle. Il ne peut pas se contenter de croire à travers les autres. Avoir la foi, ce n’est pas croire ce que disent les autres, ce n’est pas l’adhésion à une expérience que d’autres ont eues : on ne peut pas croire par procuration.
Voilà pourquoi Thomas nous ressemble, nous, lecteurs de l’Évangile. En lisant l’Évangile, comme Thomas le demande, nous sommes invités à faire une expérience, à vivre une expérience, l’expérience de la rencontre avec le Christ. Et c’est pour cette raison que l’Évangile est un récit, avec un début et une fin, une narration dont on peut suivre le fil.
Le témoignage oral des disciples en reste à une exclamation, un cri de joie qui ne permet aucune actualisation, aucune compréhension, aucune transmission. L’écriture de l’évangéliste permet elle de fixer les choses, elle permet au lecteur de s’approprier cette histoire, de la rendre vivante par l’acte de lecture.
Si une transmission de la foi est possible, elle ne peut l’être qu’à travers un témoignage qui peut être vécu au présent par celui qui le reçoit. Et la lecture de l’Évangile nous permet de vivre cette expérience, cette rencontre au présent ; c’est dans cette intention qu’il a été écrit, je dirais pour compenser la maladresse et l’insuffisance d’un témoignage verbal, qui court toujours le risque de devenir un cri inaudible, inintelligible, incompréhensible.
Le troisième lien que l’on peut faire entre la conclusion de l’évangile et l’histoire de Thomas, c’est que le lecteur de l’évangile que nous sommes se trouve dans la même situation que Thomas, au moment où les disciples lui racontent cet évènement extraordinaire, inouï, cet évènement si j’ose dire incroyable : ils ont vu le Seigneur. Oui nous sommes comme Thomas, car comme lui, nous sommes en quelques sortes des retardataires. Comme Thomas, nous avons manqué un évènement décisif, et nous pouvons ressentir comme une frustration, car nous n’avons pas eu cette chance, ce privilège qu’ont eu les disciples d’avoir vu Jésus ressuscité de leurs propres yeux. Il vous est peut-être déjà arrivé d’avoir ce sentiment de frustration, en vous disant : « Ils ont bien de la chance ces disciples. Eux ils y étaient, ils ont vu tous ces évènements de leurs propres yeux ». Au fond, c’est peut-être pour cette raison que Thomas est surnommé « le jumeau » : Thomas nous ressemble, il est notre jumeau. Comme lui, nous sommes des retardataires, nous étions absents le « jour j », nous avons manqué l’évènement majeur.
Alors oui, Thomas nous ressemble, mais je voudrais aller un peu plus loin dans cette direction : n’ayant pas assisté à la première apparition de Jésus, peut-être que finalement il exprime à notre place le fait que la résurrection est pour nous quelque chose d’incroyable. Oui, en toute sincérité, je pense que nous ne pouvons pas croire, en tout cas par nos propres forces, à la résurrection ; et je pense que nous devons l’avouer, en toute humilité, en toute lucidité, nous devons confesser humblement notre incapacité à croire par nous-mêmes, et c’est même le chemin que nous devons suivre pour que Jésus se rende disponible, comme il l’a fait pour Thomas, pour qu’il nous permette de devenir d’authentiques croyants.
Quand j’étais encore adolescent, comme il se doit en rébellion contre beaucoup de choses, et entre autres choses contre Dieu, j’avais l’impression que la foi en la résurrection était comme un examen, une épreuve obligatoire pour évaluer la bonne foi, ou la vraie foi. Alors comme je n’y croyais pas vraiment, je me pensais exclu de ce petit club des champions de la foi : ceux qui affirment fièrement croire en la résurrection, comme s’ils avaient vu Jésus de leurs propres yeux. Sans parler des champions parmi les champions, ceux qui affirment cette conviction avec arrogance, comme si cela était devenu pour eux une évidence, une banalité. Vous savez, c’est comme ceux qui réussissent leurs examens sans forcer leur talent, et qui aiment bien l’afficher. Après réflexion, plus qu’un examen, c’est peut-être même un exploit qui est attendu de la part bon chrétien. Et c’est vrai que pour un lecteur, disons un peu susceptible, ce texte peut donner l’impression d’un examen de foi : quand Thomas rencontre les disciples, qui lui disent avoir vu le Seigneur, il se trouve face à une épreuve. Alors il exprime son échec : « non, je n’arriverai pas à croire ». Il se croit déchu de la grâce car il voit bien qu’il est incapable de réussir à croire, tant qu’il ne voit pas de ses propres yeux, tant qu’il ne touche pas de ses propres mains le corps du ressuscité. C’est un aveu d’échec qu’il exprime. C’est une confession de péché, une confession de non-foi, mais qui est aussi un cri du cœur, un appel au secours venant d’un homme sincère, d’un homme qui reconnait sincèrement sa faillibilité.
Mais finalement, Jésus lui donne une deuxième chance : il a droit à un examen de rattrapage !! Et ce rattrapage prend une tout autre tournure qu’une épreuve de foi : Jésus donne littéralement à Thomas ce qu’il attendait, à savoir la foi, non pas par une vision ou un toucher, mais par une parole, une parole qui l’appelle vigoureusement à « devenir croyant ».
Et si la confession de Thomas fait suite à une parole que le Seigneur lui adresse, personnellement, cela signifie justement que la source de la foi n’est pas dans un effort du sujet, la source de la foi n’est dans un effort pour croire, comme s’il s’agissait de s’élancer comme pour un saut en hauteur. Cette histoire nous rappelle une fois de plus que la foi est le fruit d’un don. Et la seule décision humaine requise, c’est justement une forme de non-décision fondamentale : c’est accepter ce don, c’est d’une certaine façon s’abandonner à cette parole libératrice, cette parole qui nous libère de l’illusion d’être maître de notre destin, une parole qui nous délivre de l’obsession de vouloir tenir notre vie à bout de bras, de vouloir la façonner de nos propres doigts.
Pour terminer, cet examen de rattrapage permet finalement de lever un malentendu. Qu’est ce qu’il s’agit de croire ? Quel est l’objet de la foi ? La résurrection est-elle un objet de foi ? Certainement pas. Quand Jésus s’adresse à Thomas, il lui dit : « Ne refuse plus de croire, deviens un homme de foi ! », « (…) deviens croyant ! », selon une autre traduction. C’est dire que la résurrection n’est pas un objet de foi, pas plus qu’elle n’est une épreuve pour examiner la bonne foi. Non, car la foi est une façon d’être, une façon d’exister, une façon de vivre, c’est-à-dire d’être soi-même ressuscité. C’est pour cette raison que la notion confiance serait peut-être la meilleure traduction pour le terme grec qui désigne la foi : la confiance exprime peut-être mieux cet aspect intransitif de la foi, pour dire que la foi n’a pas d’objet que l’on puisse voir, ou que l’on puisse désigner comme quelque chose que l’on voit. La foi est confiance, car elle est une façon de vivre, d’exister qui consiste à se fier, au sens fort du terme, c’est-à-dire à confier sa vie entre les mains d’un Dieu qui ne pourra jamais être vu, un Dieu qui échappe à toute désignation, à toute appropriation comme objet. Dès lors, il ne s’agit pas tant de croire ceci ou cela, il ne s‘agit pas de cocher les cases des différents objets de foi, la case de la résurrection étant celle du niveau le plus élevé. Non, la foi n’est pas un exercice de ce genre. Il s’agit d’être et de devenir croyant, il s’agit de vivre, d’exister par la foi. Et cette vie qui nous est donnée dans la foi est une vie authentique, une vie marquée par cette confiance, par ce lien intime qui nous unit à Jésus Christ, dès lors que nous le confessons, avec Thomas, comme NOTRE Seigneur et NOTRE Dieu.
Amen
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