Lectures Bibliques : Amos 6,1-7 et Luc 16,19-31
Prédiction :
Nous venons de lire la parabole souvent intitulée dans nos Bibles, «la parabole du pauvre Lazare et du mauvais riche ». Il est vrai que dans cette parabole, l’Evangéliste Luc met en scène une sorte de rétribution terrible et sans appel en faisant appel à des images de l’au-delà qui ne donnent pas très envie d’y aller – surtout si notre porte-monnaie est bien rempli. Il serait tout naturel de lire cet extrait comme une leçon de morale binaire qui condamnerait les riches au profit des pauvres. Mais à y regarder de plus près, à aucun moment, l’Evangéliste Luc n’émet un jugement moral dans ce récit. A aucun moment le riche n’est qualifié de « mauvais ». Aussi, je souhaiterais ce matin avec vous re-parcourir ce texte pour vous proposer une autre lecture, une lecture non-moralisante qui va chercher au coeur du texte et dans ses détails révélateurs ce qu’il peut nous dire aujourd’hui.
La parabole met en scène le sort terrestre et céleste de deux personnages que tout oppose. Le premier n’a pas de nom. Son identité se trouve dans ses richesses : « Il y avait un homme riche qui s’habillait de pourpre et de lin fin et qui chaque jour faisait la fête et menait brillante vie ». Le deuxième est pauvre, est couvert d’ulcères et se trouve couché au porche du riche, désirant pourvoir manger ce qui tombe de sa table mais ce sont les chiens qui viennent lécher ses ulcères. (J’aime bien la délicatesse et la retenue de certaines descriptions bibliques.) Ces deux hommes ont donc vraiment deux situations, deux modes de vie radicalement opposés sur la terre. Le deuxième personnage cependant n’est pas uniquement défini par sa pauvreté, il porte un nom : Lazare, qui vient de l’hébreu El azar et qui signifie « mon aide vient de Dieu ».
Dans les versets suivants, les deux hommes viennent à mourir et le renversement du texte s’opère : Lazare est directement emmené par les anges sur le sein d’Abraham nous dit le texte alors que le riche est enterré et le récit nous dit ensuite qu’il souffre dans les flammes. Même si le lecteur peut, dans un premier temps, ressentir un certain appaisement devant ce renversement – quelque part, justice est faite!- l’idée selon laquelle le comportement terrestre conditionne le sort céleste est assez angoissante. C’est en réalité une représentation mythologique bien classique à l’époque dans bien des cultures et la grande majorité de l’Evangile, nous le savons, ne repose pas sur des mécanismes de mérites ou de rétribution mais bien plus sur une logique de pardon et d’amour. Mais cela ne nous empêche pas de tenter de comprendre ce que l’évangéliste cherche à nous dire par ces représentations.
Continuons à parcourir le texte.
Dans cette situation insupportable, « en proie au tourment » le riche développe un dialogue avec Abraham en deux temps. Tout d’abord il l’implore pour lui-même. Puis dans un second temps pour ses frères restés sur terre.
Donc pour lui-même d’abord. Il implore Abraham de demander à Lazare de venir le rafraichir. Là on est en plein dans les représentations classiques de l’enfer ou ça brûle et au paradis tout va bien. Mais la réponse est sans appel : « un gouffre a été mis entre vous et nous afin que ceux qui voudraient passer d’ici vers vous ne puissent le faire, et qu’on ne traverse pas non plus de là-bas vers nous ». Donc Abraham est très clair, il dit qu’en quelque sorte, de la même manière qu’il n’y a pas eu de passage entre Lazare et lui sur la terre, il ne peut pas y avoir de passage ici . » C’est tragique, la situation est bloquée.
Le riche implore alors la pitié d’Abraham pour ses frères qui sont encore sur terre et qu’il faut prévenir à tout prix pour qu’ils ne connaissent pas le même sort que lui ! « alors je te demande père, d’envoyer Lazare dans la maison de mon père; car j’ai cinq frères. » Abraham répond en deux temps et ces réponses sont étonnantes et intéressantes : « Ils sont Moïse et les prophètes, qu’ils les écoutent » et « s’ils n’écoutent pas Moïse et les prophètes, ils ne se laisseront pas persuader, même si quelqu’un se relevait d’entre les morts ». C’est à dire que même un miracle, la résurrection elle-même ne pourrait pas les convaincre !
Selon Abraham dans ce texte l’écoute de la Torah et des prophètes est le seul et unique moyen de se convertir.
Je vois un parallèle possible ici avec l’extrait du livre d’Amos que nous avons lu tout à l’heure. C’est exactement le même reproche que le Seigneur adresse aux notables du peuple d’Israël qui vivent en toute confiance, couchés sur des lits d’ivoire et vautrés sur des divans, ils ont oubliés la Torah ! Ils n’écoutent pas les prophètes !
Voilà pour moi la clef de ces textes. Le problème n’est pas d’être riche. Le problème c’est que la richesse rende aveugle et sourde. Je dis aveugle car le drame de cette histoire entre le riche et Lazare, c’est qu’ils ne se soient jamais rencontrés. Pourquoi ? Parce que le riche ne pouvait tout simplement pas le voir ! La richesse l’a rendu satisfait. Il a fallu qu’il souffre lui même, qu’il soit à son tour dans une situation de pauvreté, de manque, qu’il soit dans le besoin pour enfin ouvrir les yeux et prendre connaissance de la présence de Lazare !
Ce n’est donc pas la richesse en soi qui est condamnée ici ni même une personnes mais bien une posture de vie, une attitude de vie.
Jésus n’a cessé d’encourager les foules et les individus à se convertir. C’est à dire à convertir leur mode de vie pour se faire pauvre non pas forcément matériellement mais en esprit. C’est la fameuse première béatitude : « Heureux les pauvres en esprit car le Royaume des cieux est à eux ! » Il en est lui-même le modèle le plus parlant. Il ne nous demande pas d’aller jusqu’à la croix, bien sûr que non mais de prendre une posture radicalement différente, pour que nos yeux et nos oreilles s’ouvrent. Se vivre comme des êtres dépendants de lui d’abord et des autres, des êtres dans le besoin, faillibles. Ce n’est guère évident dans une époque qui célèbre le culte de l’indépendance et pourtant c’est bien cette posture là qu’il s’agit de prendre : reconnaître notre manque pour ne pas être plein de nous mêmes et voir notre prochain. Oui, le message de l’Evangile est à contre courant parce qu’il glorifie ce qui est faible, petit et méprisable. Il élève les humbles. C’est l’exact inverse de ce notre monde exalte : performance, force, résistance et richesse.
Il y a aussi la figure d’Abraham dans ce texte, qui n’est pas là par hasard. Abraham justement, il incarne le contre-modèle du riche. Lui qui a toujours été en mouvement, nomade ; lui qui a appris l’abandon. Abandon de sa famille et de ses terres, allant même jusqu’à être prêt à abandonner son propre fils en tout cas il a renoncé à posséder son propre fils.
Alors voilà la question qui est posée à chacun de nous ce matin, individuellement. : Qu’est ce qui structure, qu’est ce qui fonde mon existence ?
Est ce que ce sont mes possessions ? Ou bien est ce plutôt le rapport à ce tout autre, ce Dieu qui m’a tout donné et qui m’autorise à me comprendre comme un être de manque qui dépend de lui et des autres ?
Ce n’est donc pas une question morale que nous pose le texte mais une question anthropologique : Comment je veux répondre de la vie qui m’a été donnée ? Le mot répondre a la même racine que le mot responsable et responsabilité. Car nous sommes responsables de la posture que nous choisissons d’incarner.
Et j’irai même plus loin. Je pense que cette parabole nous interroge aujourd’hui collectivement et avec nous l’humanité dans son ensemble. Choisissons-nous de continuer à piller la planète pour notre confort? à mettre la main sur ce qui nous a été donné- ce fameux geste de contrôle qu’Adam posa sur le fruit défendu- et je pense notamment à l’exploitation sans limite des matières premières au détriment des plus pauvres. Nous savons que l’Afrique par exemple est le continent le plus riche en matières premières et pourtant le plus pauvre. Voulons nous continuer ce chemin là ? Ou prenons nous le risque de changer radicalement, d’oser une véritable conversion globale, un changement de vie pour entrer en décroissance, inverser la courbe et enfin ne recevoir gratuitement de la nature seulement ce dont nous avons réellement besoin ?
Aujourd’hui, il est toujours possible de faire la sourde oreille, de détourner le regard devant ce qui s’annonce. Et certaines personnes préfèrent ne pas entendre ou ne pas voir. Pourquoi ? Parce que c’est insupportable. Parce que cela nous met face à nos responsabilités et que nous n’aimons pas cela. Je pense notamment à cette jeune suédoise qui courageusement, du haut de ses 16 ans, a prononcé un discours au sommet de l’ONU cette semaine. Greta Thumberg ne fait pas l’unanimité, certains voudraient la faire taire comme d’autres lanceurs d’alertes parce que son discours dérange : elle cherche des responsables. On a dit qu’elle faisait la morale, pour qui elle se prend cette fillette?
Je pense qu’il y a une différence entre la morale et la responsabilité. Le texte de Luc n’est pas un texte de morale, je le répète, il ne condamne pas les riches mais il nous place chacun devant nos responsabilités. Notre Dieu cherche des hommes et des femmes debouts, prêts à répondre de leurs actes et de leurs paroles. Répondre au don de la vie qui leur a été donné.
Des Abraham et des Lazare, il y en a encore beaucoup aujourd’hui. Je pense aux milliers d’Exilés, qui quittent leur pays et tentent la traversée de la méditerranée au péril de leur vie. Ils n’ont rien. Comme Lazare, comme Abraham. Ils ont tout quitté dans l’espoir d’une terre d’accueil, d’une vie meilleure. Ils ne peuvent compter que sur Dieu et la compassion des hommes, la compassion des pays riches. Ils sont couchés dans nos rues, tel Lazare au porche du riche. Et il y en aura d’autres, par milliers. Entendrons nous leur cri ? Verrons nous leurs blessures ?
Au nom de Jésus-Christ, individuellement et collectivement, prenons nos responsabilités : ne laissons pas les chiens lécher les ulcères de Lazare. Allons à sa rencontre.
Amen.
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