Pauvre Jésus ! Ne pas pouvoir faire un pas sans traîner derrière lui une kyrielle de gens ! La rançon de la gloire ? Peut-être…Peut-être aussi Jésus a-t-il embauché les douze disciples pour lui servir de gardes du corps ! Telles les vedettes du « show biz », il ne cesse de fuir les foules qui se bousculent à sa suite.
Quant aux disciples, aux douze en tout cas, ils ne comprennent jamais rien, n’arrêtent pas d’ennuyer Jésus à propos de sa sécurité personnelle et renvoient les gens qui s’approchent trop près de lui.
On ne peut qu’être frappé par l’ambiguïté de la situation et des propos de Jésus. Quand il se retourne et s’adresse aux foules qui se pressent à sa suite, c’est manifestement parce qu’elles l’importunent. Ceci explique peut-être le caractère tout à fait excessif des propos de Jésus.
Quand on entend les invitations de Jésus à tout abandonner pour le suivre, on ne peut s’empêcher de penser à la montée en puissance des mouvements intégristes qui frappe aujourd’hui toutes les religions. Les propos que Jésus adresse aux foules, on les placerait volontiers dans la bouche des gourous des sectes les plus dangereuses.
Récapitulons : à quoi Jésus exige-t-il que nous renoncions pour le suivre et accéder ainsi à la dignité de disciple authentique ? A notre famille, à tout ce qui nous appartient, et même à notre propre vie. Sinon, nous n’avons qu’à rester chez nous ! Nous n’apprendrons jamais rien de lui. Qui suivra un tel excité ? (On pourrait dire « un tel excessif »). Certainement pas les gens raisonnables ! Un moment, ils ont pu suivre, par curiosité. Mais là, c’en est trop ! Il vaut mieux passer son chemin. « Plus c’est gros, plus ça marche », disent les gens raisonnables quand ils parlent des méthodes des sectes et des mouvements intégristes, mais pas sur nous ! Et ils n’ont pas tort de se protéger ainsi. Nombreux sont ceux qui, aujourd’hui encore, sont disposés à payer au prix fort la tranquillité de leur âme. Nombreux sont ceux qui, à suivre tel gourou ou à s’engager dans telle secte, y ont laissé leur chemise, sinon leur peau !
Mais Jésus n’en reste pas là. Il raconte deux espèces de paraboles, comme pour illustrer ce qu’il vient de dire. Et, en fait d’illustration, ces paraboles semblent contredire l’excès des propos de Jésus, tant elles sont frappées au coin du bon sens.
Tout à l’heure, pour suivre Jésus, il s’agissait d’être prêt à y laisser sa chemise, ou même sa peau ; maintenant il s’agit de ne pas s’engager à la légère dans une entreprise hasardeuse, et de ne pas y laisser des plumes. Il s’agit de savoir si l’on aura de quoi terminer ce qu’on a commencé à bâtir, si l’on se trouve dans un rapport de force qui nous assurera de la victoire finale. « Qui veut voyager loin, ménage sa monture », ajouterait la sagesse populaire. Bref, avant de s’engager dans une entreprise, il s’agit de savoir si l’on aura de quoi aller jusqu’au bout.
Aller jusqu’au bout : voilà peut-être le point commun entre les invectives jusqu’au-boutistes de Jésus et ses paraboles pleines de prudence. Dans les deux cas, il s’agit de savoir si on est prêt à aller jusqu’au bout, si on en a les moyens et si le jeu en vaut la chandelle. Pour Jésus, aller jusqu’au bout, qu’est-ce que ça veut dire ? Quel est le bout de ce chemin jusqu’où il faut le suivre si l’on veut être son disciple ? Jésus est assez clair sur ce point : il faut porter sa croix. Si l’on veut comprendre Jésus, si l’on veut apprendre vraiment quelque chose de lui, il faut être prêt à le suivre jusqu’à la croix.
Qui est prêt à aller jusque là ? Qui en a les moyens ?
S’il s’agissait d’évaluer la dépense avant de suivre Jésus, alors nous ne serions pas les premiers à constater que le prix demandé est infiniment hors de notre portée. Qui est prêt à suivre Jésus jusqu’à la croix ? Qui en a les moyens ? Personne ! De tous les disciples, y compris les douze, y compris Pierre, aucun ne suivra Jésus jusqu’à ce bout du chemin-là ! Au bout du chemin, Jésus portera sa croix seul ! Lui seul a renoncé à tout. Lui seul a investi dans cette affaire jusqu’à sa propre vie. Et pour quel résultat ? Au pied de la croix, des gens raisonnables se moqueront de Jésus en hochant la tête. De qui se moqueront ils, sinon d’un bâtisseur qui a posé des fondations sans pouvoir terminer ? sinon d’un roi qui a affronté les puissances de ce monde et qui s’est laissé vaincre par elles ?
Porter sa croix, suivre Jésus jusqu’à la croix, c’est d’abord accepter de le suivre jusqu’à cette fin sans gloire. Car il s’agit bien ici d’un point final : en fait d’Evangile, Jésus ne nous promet ici rien d’autre que des larmes et du sang. Mais attention, en fait de croix à porter, il ne s’agit pas d’imiter Jésus-Christ ni d’ajouter nos propres larmes et notre propre sang à la croix du Christ.
L’inacceptable qu’il nous faut pourtant accepter, ce sont les larmes de ce bâtisseur imprévoyant et le sang de ce roi imprudent dont tout le monde se moque ; la croix qu’il nous faut porter, l’inacceptable qu’il nous faut accepter, c’est que quelqu’un d’autre, Jésus, ait offert sa propre vie pour nous, sans lésiner ni rien attendre en retour, même pas la gloire ! Si l’on ne comprend pas ça, on n’apprend rien de Jésus : pour être son disciple, il faut en passer obligatoirement par sa croix. Aucune explication ne nous permettra jamais de sortir de cette impasse. C’est ici le point final de toute explication. Et pourtant, la seule manière de comprendre Jésus et d’apprendre quelque chose de lui, la seule manière d’être son disciple, c’est de s’engager au fond de ce cul-de-sac où échoue toute sagesse humaine.
C’est seulement une fois ce point final franchi que tout s’éclaire et que tout peut commencer dans une lumière nouvelle.
Au fond, s’agit-il vraiment pour Jésus de terminer ce qu’il a commencé à bâtir et de sortir victorieux d’une épreuve de force ? Et si, au contraire, la croix était un commencement et non une fin, la première pierre, la pierre de fondation, la pierre d’angle d’une construction nouvelle, et non le couronnement d’un vieil édifice ? Voilà ce que, en suivant Jésus jusqu’à la croix, nous pouvons apprendre de lui.
Et si, au contraire, la croix était l’offre de paix d’un roi qui a fait une croix sur la toute puissance de ses légions, et non la demande de paix contrainte d’un petit souverain ? Si la croix était une fragile preuve d’amour et non une incontestable épreuve de force ?
Voilà la construction nouvelle à laquelle nous sommes invités à participer en nous plaçant à la suite de Jésus.
Il faut porter sa croix !
Qui donc osera encore aujourd’hui donner ce conseil prétendument évangélique à un ami en détresse ? Qui osera affirmer à un proche que ses souffrances le font participer aux souffrances du Christ ? ! Et pourtant, Jésus a raison : pour être son disciple, il faut porter sa croix. Pour qui se trouve dans l’impasse, il ne s’agit pas d’une invitation à la résignation et au renoncement, mais d’un appel à l’éveil et au redressement : Quand nous sommes dans l’impasse, quand notre propre existence bute sur ces croix en face desquelles échoue toute sagesse humaine, alors Jésus nous invite à les affronter dans la ferme espérance qu’à sa suite, elles peuvent devenir, pour nous aussi, épreuve d’amour et prémices d’une création nouvelle.
Frères et sœurs, en ce temps de rentrée scolaire, il arrive aux écoliers et à leurs aînés de prendre de bonnes résolutions ! Aussi, puissions-nous avec eux et les uns avec les autres, assumer la logique de nos choix dans cet engagement au Christ, si du moins nous nous y sentons appelés, et si nous le reconnaissons véritablement comme le Seigneur et le maître de notre vie.
Amen.
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