Ma conscience est captive de la Parole de Dieu

Prédication sur Ephésiens 3, 8-21

6 mars 1521. Le professeur de théologie Martin Luther est convoqué par l’Empereur Charles Quint devant tous les représentants du Saint Empire Romain Germanique. Cette confrontation, Luther l’espère et l’attend avec impatience. Enfin voilà l’opportunité de s’expliquer et de convaincre ce tout jeune Empereur de 21 ans et avec lui tous les Princes Allemands ! Il veut saisir sa chance.

De son côté, Charles Quint n’a pas du tout l’intention de laisser une tribune libre au petit moine arrogant. N’a-t-il pas provoqué l’ébullition dans tout l’Empire depuis le mois d’octobre 1517, quand il a affiché ses 95 thèses placardées sur la porte de l’Eglise de Wittenberg ? Il réclame la Réformation de la Sainte Eglise contre le commerce des indulgences et les abus du clergé ? Soit ! Tout le monde souhaite cette réforme, même et surtout lui, l’Empereur. Mais il n’est pas question de laisser ce Luther remettre en cause l’autorité de l’Eglise sur le salut des âmes ! Rendez-vous compte de ce qu’il ose écrire : « Le chrétien est l’homme le plus libre ; maître de toutes choses il n’est assujetti à personne.  L’homme chrétien est en toutes choses le plus serviable des serviteurs ; il est assujetti à tous. »  Libre ?! Où irions-nous si tout le monde se prenait pour le Pape dès qu’il a une Bible dans les mains ? Pour qui se prend-il celui-là ? Vous l’avez vu brûler en public la Bulle du Très Saint Père, le Pape Léon X qui, dans sa grande miséricorde, lui donnait l’ultime occasion de se rétracter ? Il a déjà eu sa chance. C’est un hérétique ! Il faut qu’il soit excommunié…

Mais Charles Quint n’a pas le choix : les règles de l’Empire exigent que la mise au ban de l’Eglise soit confirmée par les 7 Princes Electeurs. Alors soit ! Convoquez-le ce petit moinillon. Et l’affaire sera entendue… Le calme reviendra et on pourra enfin arrêter ces Turcs mahométans qui menacent la Chrétienté.

Enfin ! écrit Luther : « Jusqu’à présent dans cette affaire, on s’est contenté de jouer, maintenant les choses deviennent sérieuses. Manifestement les choses sont désormais dans la main de Dieu… »

Son arrivée à la Diète de Worms le 16 avril est saluée par la foule enthousiaste qui scande son nom « Luther ! Luther ! ». Porté par l’espoir de tout un peuple de petites gens, protégé par son Prince Frédéric de Saxe, Luther veut en découdre : « Par la Parole seule, le monde a été vaincu, l’Eglise a été conservée ; c’est aussi par la Parole qu’elle sera rendue forte. L’Antéchrist sera écrasé par la Parole sans qu’une seule main ne soit levée. »

Mais Johannes Van der Ecken, l’Official, spécialiste du Droit Canon chargé des procès de l’Eglise, passe à l’attaque sans ménagement :

– Frère Martin, tu as été cité à comparaître devant l’Empire pour recevoir de toi des renseignements à propos des doctrines et des livres qui ont été rendus publics par toi depuis un certain temps. Désignant les livres sur la table, l’air accusateur : Appel à la Noblesse de la nation allemande… Des bonnes œuvres… De la liberté du Chrétien… Prélude sur la Captivité Babylonienne de l’Eglise… Es-tu bien l’auteur de ces ouvrages condamnés par la Sainte Eglise ?

Luther, semble déstabilisé par l’attaque brutale, visiblement impressionné, bafouille. Il hésite, semble perdre ses moyens, parle tout bas, demande un délai pour réfléchir encore… Murmure dans la foule. L’affaire est-elle déjà perdue pour leur champion ?

Il demande un délai ? Soit ! L’empereur lui accorde 24 heures.

Dès le lendemain, Van der Ecken pense pouvoir achever facilement l’adversaire. Il se fait de plus en plus inquisiteur :

– Est-ce bien toi le responsable de la diffusion de ces doctrines hérétiques ? Avoue donc frère Martin ! Puis s’adressant à la foule, visiblement moqueur : Voilà donc le « grand » professeur de théologie, Martin Luder qui se fait appeler Luther « l’Affranchi » ? Est-ce là tout ce que tu as à dire ?

Luther se redresse, visiblement transformé, porté. Sans morgue, la voix est posée, claire et sans agressivité :

– Monseigneur, veuille pardonner la faiblesse dans ma manière de m’exprimer. Je n’ai pas été élevé dans des cours princières, mais j’ai grandi et j’ai été formé dans des recoins monastiques… Il n’empêche que, à la condition qu’aucun mot n’ait été modifié dans ces livres que voici, j’en suis bien l’auteur.

– A la bonne heure, il avoue ! Vas-tu donc te rétracter maintenant ?

– Je suis prêt à me laisser convaincre par des Ecritures évangéliques et prophétiques et si on devait me réfuter à partir de la Bible, je suis prêt à tout et désireux au plus haut point de rétracter toute erreur, et d’être le premier à vouloir jeter au feu mes livres.

Du côté du légat du Pape, on s’insurge : Réfuter cette doctrine diabolique ? Elle a déjà été condamnée depuis le Concile de Constance et le procès de Jean Hus l’hérétique mort sur le bûcher il y a plus de 100 ans !

Seul face aux Puissants de ce monde, le petit moine se redresse. C’est décidé, il ne baissera les yeux devant personne. Quel qu’en soit le prix… Ma conscience est captive de la Parole de Dieu ; je ne peux ni ne veux me rétracter en rien, car il n’est ni sûr, ni honnête d’agir contre sa propre conscience. 

On le presse : – Abandonne ta conscience, frère Martin, car la seule attitude sans danger consiste à se soumettre à l’autorité

La soumission ? Jamais ! – Je m’en tiens là. Je ne puis faire autrement. Que Dieu me soit en aide !

Cette histoire vécue il y a 500 ans me donner à penser…

Il paraît qu’il n’est pas possible de se souvenir de sa propre naissance. Moi, je prétends le contraire… C’est même, je pense, une occasion extraordinaire qu’il faut savoir saisir à sa juste valeur. Comme l’instant qui vient. Un jour — et c’est comme une naissance à soi-même ­– j’apprends à dire « JE ».  A parler en mon nom propre, à sortir de la masse informe du « ON » qui ne cherche qu’à me maintenir dans la soumission. Soumission à mon passé, à mon identité, à ma famille, à mon code génétique, à mes pulsions inconscientes, à mon milieu social, à mon ressentiment ou à mes envies… que sais-je encore ? Dire « JE », c’est faire l’expérience d’un arrachement, d’une délivrance, d’une libération. Ce que je suis n’est la propriété de personne. Il s’agit d’habiter sa propre vie.

Il faut apprendre à penser par soi-même. La théologie de Luther a son centre dans l’expérience spirituelle du croyant vécue comme une union mystique avec le Christ, une rencontre qui donne la foi, qui justifie, sauve, qui rend libre et qui fonde un individu qui peut parler en son nom propre. Cette rencontre qui fonde et permet de dire « JE » en sortant du « ON », c’est une nouvelle naissance, cette naissance d’en haut dont parle Jésus à Nicodème dans l’Evangile de Jean. C’est cette rencontre qui « arme de puissance » comme le dit l’apôtre Paul dans l’Epître aux Ephésiens, par son Esprit, pour que se fortifie en vous l’homme intérieur, qu’il fasse habiter le Christ en vos cœurs par la foi. C’est cela être en Christ. A partir de là, j’ai Christ en moi et moi je suis en Christ.

La foi vécue comme une rencontre personnelle avec Dieu et où Christ vient habiter en moi en fondant ma conscience, ce que Paul appelle mon « homme intérieur » échappe totalement à l’emprise de l’institution et permet à l’individu d’émerger face au groupe, face à la communauté, face à l’institution, face à l’Eglise. C’est là la grande nouveauté face au catholicisme. C’est cette expérience personnelle qui offre à Luther la liberté intérieure totale face aux autorités et aux pouvoirs ressentis comme illégitimes, face aux déterminismes et au Destin. Sûr de lui, le petit moine augustin refuse alors de se soumettre et s’oppose fièrement aux deux souverains les plus puissants de son époque : le pape Léon X et l’empereur du Saint Empire Romain Germanique, Charles Quint.  Il peut bien être excommunié, expulsé de la communion, il s’en moque. Ni le pouvoir politique, ni le pouvoir religieux n’ont plus aucune prise sur lui. Je ne peux pas et je ne veux pas faire autrement, dit-il, parce qu’il n’est ni sûr ni honnête d’agir contre sa propre conscience. Cette prise de conscience nous apporte une certitude intérieure que désormais il n’est plus question de se mettre à genoux devant qui que ce soit, ni d’accepter qu’un seul être humain se mette à genoux.  Personne n’est au-dessus. Personne n’est en-dessous. Contestation radicale de toutes les hiérarchies… Je ne sais pas si vous mesurez le potentiel révolutionnaire d’une telle affirmation.

Le chrétien est l’homme le plus libre ; maître de toutes choses il n’est assujetti à personne.  L’homme chrétien est en toutes choses le plus serviable des serviteurs ; il est assujetti à tous.”  (Traité de la liberté chrétienne – 1520). Cette liberté intérieure lui permet d’ébranler complètement et de redéfinir de fond en comble le système de conviction sur lequel reposent les autorités et les pouvoirs de l’époque en retrouvant la Bible comme seule norme et seule autorité (Sola Scriptura), le salut par la foi seule sans collaboration ni œuvre possible (Sola Fide), une nouvelle définition de l’Eglise comme communauté de baptisés (et non comme institution dispensatrice du salut) fondée sur le sacerdoce de tous les chrétiens (posant les bases d’un fonctionnement non hiérarchique de l’Eglise) et la seule autorité de la Parole de Dieu prêchée.

Ma conscience est captive de la Parole de Dieu, dit Luther. Si sa conscience est captive ? Comment peut-il parler de liberté ? Vient-il de quitter une prison pour tomber dans une autre ? En fait, Luther comprend qu’il ne s’est pas construit pas tout seul. Il sait qu’il ne s’est pas délivré lui-même : personne ne s’échappe des sables mouvants en se tirant lui-même par les cheveux… Il sait que sa conscience lui vient d’une Parole qu’il a entendue, à laquelle il a fait confiance et qui l’a libéré de l’emprise du groupe. La question se pose de savoir à qui je fais confiance pour forger mon intime conviction. A quel système d’autorité j’accorde du crédit : ma famille ? mes amis ? la Science ? le Pape ? les réseaux sociaux ? moi-même ? C’est une question que je dois aussi me poser. Mais il ne faut pas se tromper : Luther ne pose pas un individu flottant auto-fondé mais bien un individu qui reçoit sa vérité d’une rencontre existentielle et personnelle avec Dieu et qui trouve sa vérité dans la parole de l’Autre qui se reçoit dans la lecture de la Bible… La conscience n’est donc pas, comme on a tendance à le penser d’une manière un peu facile, cette petite voix intérieure qui fonde un sujet totalement autonome mais bien le lieu où Dieu vient me parler. C’est ce que Saint Augustin (Luther est un moine augustin) appelle « le Maître Intérieur » : il y a une présence de Dieu à l’intérieur de chaque âme (qu’il fasse habiter le Christ en vos cœurs par la foi) de sorte que se tourner vers Dieu, c’est revenir en soi et contempler cette lumière intérieure : « or celui que nous consultons est celui qui enseigne, le Christ, dont il est dit qu’il habite dans l’homme intérieur »[1].

Je m’en tiens là, dit Luther. Sa conscience, née de l’expérience d’une liberté reçue comme un cadeau, lui permet de savoir où il se situe, quelle est sa place dans ce monde et pourquoi il vit… Heureux celui qui, comme Luther, peut dire « Je m’en tiens là » : il ne courbera jamais l’échine devant les puissants de ce monde. Heureux celui qui sait qui il est et où il va : il n’aura pas besoin d’écraser les pieds des autres pour se poser et faire sa place au soleil. Heureux celui qui connaît sa place dans ce monde : il aura un sens à sa vie, une vocation dans ce monde déboussolé, il saura où diriger ses pas sans être une girouette. Voilà pourquoi Saint Augustin conclue son livre Du Maître, en citant Matthieu 23 : Pour vous, ne vous faîtes pas appeler « Maître », car vous n’avez qu’un seul maître et vous êtes tous frères. N’appelez personne sur la terre votre « Père », car vous n’en avez qu’un seul, votre Père céleste. Ne vous faîtes pas non plus appeler « Docteur », car vous n’avez qu’un seul docteur, le Christ. Le plus grand parmi vous sera votre serviteur. Parole de Dieu. Amen !

[1] Augustin, Du Maitre, 11, 38