Le premier de tous les commandements

 

À force d’entendre dire du mal des scribes et des pharisiens dans les Évangiles, nous risquons de passer à côté d’un détail qui n’est pas sans importance.

Ici, entre Jésus et le scribe, ça se passe bien.

Nos deux protagonistes tombent d’accord sur l’essentiel : le plus grand commandement, celui dont tous les autres découlent et auquel tous les autres sont soumis.

« ÉCOUTE, Israël ! Le SEIGNEUR notre Dieu est le SEIGNEUR UN. Tu aimeras le SEIGNEUR ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être, de toute ta force. »

 

Dans sa discussion avec le scribe, Jésus semble se comporter une fois de plus en provocateur. Le scribe lui demande : « Quel est LE plus grand ? » Et de même qu’il n’y a qu’un seul Dieu et pas deux, en toute logique, il ne peut pas y avoir deux « plus grands » commandements.

Pourtant Jésus rajoute un second « plus grand commandement » qu’il présente pour ainsi dire comme le double du premier. Jésus n’invente rien, puisqu’il le tire celui-ci du livre du Lévitique.

Il n’y a rien d’original non plus dans la façon dont Jésus associe le registre des relations avec Dieu et celui des relations humaines. C’est ce que font les dix commandements que nous avons l’habitude de répartir en deux tables selon ce critère.

Le scribe ne s’offusque pas de la provocation de Jésus. Il la reprend à son compte, la reformule à sa manière et ajoute quelque chose à son tour : « Cela vaut mieux que tous les holocaustes et tous les sacrifices ».

Cet ajout ne peut que concerner l’amour du prochain, puisque les holocaustes et les sacrifices sont aussi la façon religieuse de témoigner de l’amour qu’on porte à une divinité. Ce scribe appartient à la voie pharisienne pour laquelle l’essentiel de la relation avec Dieu se joue beaucoup plus dans le domaine de la morale et que dans le domaine de la religion ; dans le monde et non pas dans cet espace sacré et séparé du monde qu’est le temple de Jérusalem.

Comment ne pas penser à Luther ?

 

Pour lui, la relation avec Dieu ne se joue plus à l’intérieur de la clôture des monastères et n’est plus placée sous la garde d’une caste sacerdotale particulière. Elle concerne directement tout un chacun non seulement dans l’accomplissement des gestes les plus simples de la vie quotidienne, mais plus généralement dans tous les domaines de la vie sociale : de la culture à l’économie en passant par la politique.

Aimer Dieu ou oser l’amour dans nos relations humaines, c’est tout un.

 

Peut-être aussi que le premier et l’unique commandement, dont les deux invitations à aimer ne sont que des corollaires, c’est « Écoute ».

Écoute avec amour, aussi bien dans ta relation avec Dieu qu’avec ton prochain. Peut-être aussi qu’aimer, ça commence par écouter.

 

Il y a un mot que Jésus ne relève pas dans son commentaire du Deutéronome. Tout repose pourtant sur lui : PROMESSE.

 

Dans le Deutéronome, Dieu promet le bonheur, un pays ruisselant de lait et de miel, et une descendance nombreuse. Dans les propos de Jésus, l’objet de la promesse est un peu moins précis, et n’est révélé qu’à la fin.

Dans le Deutéronome, il est question que les jours du peuple se prolongent, et dans l’Évangile, de ne pas être loin du Royaume de Dieu. Dans le Deutéronome, la promesse s’inscrit totalement à l’horizontale de notre histoire humaine. Dans les propos de Jésus, le Royaume de Dieu peut s’entendre comme hors du monde, dans les cieux. Quels sont alors ses rapports avec notre histoire humaine ? Notre scribe ne répond rien, personne n’ose plus interroger Jésus. Ici encore, Jésus ne prends pas vraiment notre scribe à rebrousse-poil : ce sont les pharisiens qui ont inventé le Royaume de Dieu et la résurrection des morts. Parce qu’ils sont convaincus que la promesse de Dieu s’accomplira, ils croient que tous ceux qui, dans leurs comportements, y seront restés fidèles, s’ils n’en ont pas joui dans ce monde ci, auront accès au nouveau royaume au sein duquel la justice de Dieu régnera.

 

Dans les deux cas, on touche à l’essentiel : en quoi notre relation à Dieu et à notre prochain engage-t-elle notre avenir et celui des nôtres ? La promesse de Dieu, pour nous aujourd’hui, c’est un engagement que Dieu a pris dans le passé et dont le souvenir nous invite à tourner notre regard vers l’avenir.

 

On dit de quelqu’un qui tient ses promesses que c’est une personne de parole. On dit aussi, par exemple, que les promesses électorales n’engagent que ceux qui y croient. C’est une façon de dire que les hommes politiques ne sont pas des gens de parole. Nous ne les écoutons plus que d’une oreille distraite et désabusée.

Plus profondément, au-delà de la perte de crédibilité des élites qui nous gouvernent, il y a ce cynisme qui nous invite à renoncer à ce que nos sociétés humaines puissent évoluer un jour vers un monde heureux où ruissellent le lait et le miel : une façon radicale de casser l’espérance en la faisant passer pour un attrape-nigaud.

 

Mais sommes-nous encore vraiment désireux de croire dans cette promesse ? Croyons-nous encore qu’écouter Dieu va prolonger nos jours sur la terre ? Après tout ce qui est arrivé et arrive encore à notre humanité, sommes-nous encore disposés à aimer Dieu et à le croire sur parole ? L’aimons-nous vraiment quand nous nous contentons de croire que cette promesse, il la tiendra certes, mais dans un royaume qui n’est pas de ce monde ? Parce que dans ce monde ci, soyons simplement lucides, c’est fichu ! Et celui qui prétendra le contraire est un naïf ou un menteur qui cherche seulement à abuser de notre naïveté. Face aux crises que nous traversons aujourd’hui et qui nous atteignent tous plus ou moins dans notre vie quotidienne, nous ne discernons plus d’avenir possible, mais simplement les signes de la fin d’un monde. Ce monde meurt d’avoir perdu le sens des promesses dont il était porteur. Ce monde n’écoute plus la Parole qui pourtant lui a été adressée à plusieurs reprises à l’horizontale de son histoire.

Pour nous autres chrétiens, cette parole nous a été définitivement adressée en Jésus-Christ : est-elle définitivement morte sur la croix, s’est-elle définitivement échappée du monde, ou bien, plus que jamais, continue-t-elle d’agir dans notre monde ?

 

Il y a au moins une promesse faite à Abraham, renouvelée fréquemment dans l’Ancien Testament et reprise dans le Deutéronome dont nous ne pouvons que constater qu’elle a été tenue par Dieu, peut-être même trop bien tenue : nous sommes aujourd’hui devenus très nombreux sur la terre. Plutôt que de nous inquiéter à l’écoute de cette nouvelle, peut-être devrions-nous rendre grâce de ce qu’une partie au moins de la promesse est désormais accomplie. Dieu a tenu parole.

Certes, pour ce qui est du bonheur sur une terre où ruissellent le lait et le miel, il faut bien dire qu’il reste beaucoup à faire. Mais même de ce côté-là aussi nous devrions reconnaître que beaucoup a déjà été accompli au cours de notre préhistoire et de notre histoire humaines, dans les progrès de notre humanité. Mais y croyons-nous seulement encore, au « progrès » ?

Si nous n’écoutons pas Dieu nous inviter à l’aimer et à aimer notre prochain, nous ne voyons pas comment ni pourquoi sa promesse est déjà depuis longtemps à l’œuvre dans notre histoire. Le royaume de Dieu s’était approché de nous, nous avions de la peine à y croire, mais nous en avons bien profité. Mais aujourd’hui, devant les difficultés qui semblent désormais barrer la route à son avancée, nous nous comportons comme un enfant gâté qui panique de ne devoir désormais plus compter que sur ses propres ressources. Nous ne voyons plus ce qui, du Royaume de Dieu, a déjà commencé à s’approcher de nous au sein de notre monde. Nous ne voyons plus comment, au travers de l’amour du prochain mis en pratique par celles et ceux qui ne renonçaient et ne renoncent pas à croire en la promesse, en dépit de toutes les difficultés, le Royaume de Dieu a commencé à germer et à croître. Nous ne voyons pas comment la Parole de Dieu fait avancer la venue de son règne, dans ce monde ci. Nous nous éloignons du Royaume de Dieu.

 

Quand on nous demande d’aimer Dieu, nous ne pensons pas un seul instant qu’il s’agit de venir à son secours. Et pourtant, peut-être Dieu nous a-t-il choisi pour alliés précisément parce qu’il compte sur nous pour l’aider à faire advenir son règne.

Au contraire, quand on nous demande d’aimer notre prochain, nous pensons presque immédiatement qu’il s’agit de nous porter à son secours. Trop souvent sans même nous poser et lui poser la question de ce qu’il désire et espère. Et pourtant, peut-être s’agit-il d’abord de l’écouter : sa détresse, certainement, qui, si nous ne la considérons pas comme une menace, nous apparaîtra si proche de la nôtre ; mais surtout les espoirs et les espérances cachées au cœur de cette détresse : comment concrètement se traduit pour notre prochain son attente d’un monde heureux où ruissellent le lait et le miel ; une attente qui, si nous écoutons bien, s’avèrera peut-être aussi être la nôtre.

 

Il y a un lieu, que notre modernité à galvaudé jusqu’à le vider de tout sens, un lieu hors du monde où cette espérance d’un monde heureux se cache et d’où personne ne peut la déloger : le ciel. Si le Royaume de Dieu peut bien encore se faire proche de nous, c’est bien parce qu’il est au ciel. Mais pas parce qu’il est au-dessus de nous. Le Royaume de Dieu est à l’horizon, là où le ciel et la terre se touchent, au-devant de nous. Une promesse non pas inatteignable, mais inexpugnable (= qu’on ne peut prendre par la force), qui, d’au-devant de nous, tire nos jours vers l’avant afin qu’ils se prolongent.

 

Nous ne sommes pas loin du Royaume de Dieu : écoutons-le venir partout où nous et nos contemporains ne nous résignons à la fatalité ni de la guerre, ni de la haine, ni de la catastrophe, ni de l’injustice, ni de la maladie, ni même de la mort. Il vient.

 

Jésus rappelle ce qui précède tout commandement : la confession de foi de son peuple. Celle-ci commence par une interpellation à l’écoute.

 

Es-tu capable d’aimer ?

Les autres méritent-ils d’être aimés ?

 

Écoute l’Éternel avant de parler.

Reçois avant de discuter.

 

Dieu se donne à entendre.

Tu ne peux pas l’atteindre à travers tes spéculations ni grâce à ta fidélité aux commandements ; mais tu peux lui répondre.

 

Son royaume vient.

 

Amen

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