Je veux ici lancer un appel solennel à la désobéissance évangélique

Prédication sur 1 Corinthiens 10,31 – 11,1 et Marc 1, 40-45

Le lépreux atteint par le mal aura les vêtements déchirés et les cheveux défaits ; il se couvrira la bouche et criera : Impur ! Impur ! Aussi longtemps que le mal sera sur lui, il sera impur. Etant impur, il habitera seul ; son lieu d’habitation sera hors du camp.

Vous venez de l’entendre, le livre du Lévitique est parfaitement clair : le lépreux est un paria, figure parfaite de l’exclu qui a interdiction totale d’entrer en contact (même visuel ! notez qu’il doit se couvrir le visage et prévenir de loin) avec qui que ce soit. Quiconque viendrait à toucher un lépreux même par inadvertance serait immédiatement contaminé, impur, à son tour exclu de la ville, retranché de la communauté des vivants.

Vous pensez sans doute que cette histoire fait partie du passé lointain du temps de Jésus ? Détrompez-vous : j’ai pu moi-même constater très concrètement la réalité de ce que dit le Lévitique. En 2000 j’ai organisé un camp en Egypte pour les jeunes de ma paroisse de l’époque et nous avions décidé d’aller travailler dans une léproserie de la grande banlieue du Caire, à Abu Zaabel. Vous pouvez faire une recherche de photos sur Google si cela vous intéresse de vous rendre compte par vous-mêmes. J’ai pu à ce moment-là me rendre compte de la réalité de ce que signifie être considéré comme un paria, exclu de manière radicale et définitive du reste de la population, sans que personne ne vienne jamais soigner, nettoyer, donner à manger à ces gens qui vivent là sans aucun espoir de sortir un jour de cette prison à ciel ouvert. J’ai compris ce jour-là que la maladie était considérée comme une punition divine, comme une marque du péché qui affecte non seulement le malade mais aussi toute sa famille qui se trouve contrainte d’aller vivre dans le village des lépreux, juste à côté de la léproserie, même s’ils ne portent pas la maladie. Et c’est là aussi que j’ai ressenti le dégoût instinctif et irraisonné, la peur totalement infondée d’être contaminé à mon tour, le jour où un des lépreux m’a pris dans ses bras pour m’embrasser parce que nous avions nettoyé la chambre collective et repeint l’ensemble du bâtiment avec nos jeunes.

Le lépreux atteint par le mal aura les vêtements déchirés et les cheveux défaits, en signe de repentir pour le péché, dit le Lévitique. Sans doute serez-vous scandalisé par cette connexion ignominieuse entre la maladie et le péché comme si l’une était la conséquence de l’autre. Mais ne vous débarrassez pas trop rapidement de cette image encombrante parce qu’elle peut vous aider à comprendre que le péché fonctionne effectivement comme une maladie infectieuse terriblement contagieuse, comme la violence qui se propage de l’un à l’autre jusqu’à saisir toute une communauté, comme la panique qui se propage comme une trainée de poudre dans une foule compacte inquiétée par un bruit inhabituel, comme la grippe aviaire qui se communique d’un élevage à l’autre portée par le vent… En pensant à ce mode de propagation qui échappe à tout contrôle, je ne peux pas m’empêcher de penser aux rumeurs, « fake news », théories du complot les plus folles qui circulent sur le net via les réseaux sociaux sans que rien ni personne ne puisse rien arrêter jusqu’au lynchage médiatique sans autre forme de procès de cette gamine qui vient de se faire virer du concours de chant ‘The Voice’ par la foule des anonymes qui réclame sa tête.

Alors, est-il possible de nous reconnaître dans cette histoire du lépreux qui se jette aux pieds de Jésus pour le supplier de le purifier ? En fait, cela va peut-être vous faire sourire mais en entendant la demande pressante du lépreux : si tu le veux, tu peux me purifier, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à l’appel pressant que nous avions lancé à toute la paroisse pour venir nettoyer le temple : Si tu le veux, tu peux me nettoyer ! 40 personnes ont répondu à l’appel pour débarrasser, nettoyer, purifier notre temple, remplissant une benne de 30m3 sans parler du camion rempli par les ferrailleurs arrivés à la rescousse. 50 ans d’encombrants, de déchets de toute sorte, de détritus disséminés ici où là, cachés dans les recoins sombres méconnus de la plupart des membres de l’Eglise. De cette belle journée, les participants de toutes les générations ont gardé un sentiment intense de libération, d’allégement, de purification tellement bénéfique. Et en même temps, un sentiment intense de joie communautaire, d’envie de raconter, de partager, de témoigner de ce qui est devenu un temps fort de partage fraternel et de joie communicative. Il y a donc moyen de recevoir cette petite histoire de lépreux purifié, de la reprendre à notre compte, de nous identifier à ce lépreux qui porte sur lui le péché qui le souille comme une maladie de peau qui met à l’écart de la communauté des vivants, comme un symbole de tous ces détritus encombrants que nous portons en nous bien malgré nous et que nous essayer de masquer au regard des autres.

Matthieu, Marc et Luc racontent tous les 3 la même histoire de lépreux purifié, mais à la différence des deux autres, Marc révèle avec insistance les émotions qui traversent Jésus et le lépreux. Marc nous dit qu’en voyant ce lépreux se jeter à ses pieds, pour le supplier à genoux, Jésus fut touché, ému aux entrailles, pris aux tripes comme il faudrait traduire le terme grec de manière un peu triviale. Marc ne se situe pas dans le champ du rationnel et du raisonnable mais résolument du côté de l’émotionnel. Jésus est bouleversé parce qu’il y a quelque chose dans cette situation qui le révolte, qui l’indigne comme disait Stéphane Hessel. Le moteur intérieur de Jésus c’est celui de l’injustice : il y a là quelque chose d’insupportable, d’intolérable, d’inadmissible dans cette situation d’exclusion radicale, tout à la fois sociale, politique, familiale, religieuse et spirituelle. L’isolement de l’exclu le retranche de l’humanité et Jésus refuse cet état de fait. Je pense ici à la stratégie de l’ACAT qui se bat pour sortir de l’anonymat, du silence, de l’isolement et de l’oubli les prisonniers politiques torturés. Je pense ici à l’isolement en forme de maltraitance que subissent ces personnes âgées dépendantes dans certaines EHPAD qui servent de « vache-à-lait » à certains grands groupes qui ont fait de nos anciens un business très lucratif.  Je pense enfin aux migrants économiques qui n’ont pas la chance d’avoir le statut de réfugié parce qu’ils ne demandent rien d’autre que d’avoir le droit de se construire une vie meilleure par leur travail et qui portent les stigmates de l’exclusion la plus violente. Tout cela le révolte, Jésus est pris aux entrailles. Nous ne sommes pas dans le registre du droit mais celui de l’amour. Nous ne sommes pas en train de calculer la dose de misère que notre pays est capable d’absorber. Jésus ne calcule pas. Il est ému, remué, bousculé, interpelé, revendiqué, convoqué par le visage meurtri, difforme du lépreux qui l’appelle. « Entendez cet appel ! », répétait avec insistance François Clavairoly à notre premier ministre lors de la cérémonie des vœux de la FPF. « Entendez notre appel ! » Si tu le veux, tu peux me purifier !

Si tu le veux… Là est bien le problème : l’enjeu ne se situe pas au niveau de ce que Jésus est capable de faire mais bien de ce qu’il VEUT faire. La question est la même pour nos exclus, l’enjeu n’est pas au niveau de ce que nous pouvons faire mais relève bien de notre « bon vouloir », benevolentiae. Nos voisins allemands ont intégré 1 million de réfugiés pour la plupart musulmans pour un pays de 80 millions d’habitants (1 réfugié pour 80 habitants) quand nous en avons promis 30 000 et accueillis réellement 7 000 (1 réfugié pour 10 000 habitants). Que voulons-nous faire ? Que décidons-nous ? Vous le savez, l’engagement quel qu’il soit repose sur un triptyque : compétence – disponibilité – motivation. Mais le plus important réside dans la motivation, l’envie, la volonté, le désir, le choix : si j’adhère à la décision, j’en accepte par avance la part de contrainte et de pénibilité inévitable. Jésus répond sans hésiter une seconde : Je le veux, sois purifié. Déclaration souveraine de la volonté du Seigneur qui exprime là son plan, sa vision, son projet pour l’humanité souffrante. Je le veux. Y a-t-il là quelque chose qui ne soit pas parfaitement clair, pas tout à fait explicite et qui appelle discussion, création d’une commission de réflexion, négociation, marchandage ou possibilité d’interprétation théologique ? Je le veux, sois purifié, lavé, nettoyé, réparé, réintégré. Je ne veux pas que tu sois seul et abîmé dit le Seigneur !

Il ne veut pas, alors il joint immédiatement le geste à la parole, d’une manière totalement inattendue, inouïe. Il aurait pu/dû se contenter d’un geste à distance comme on peut le faire en ouvrant son chéquier pour donner pour le téléthon, la recherche pour le cancer ou le sidaction. Il aurait pu/dû se contenter d’une parole à distance pour le guérir d’un mot, d’une parole d’autorité comme il l’a déjà fait pour le démon dans la synagogue de Capharnaüm. Mais il a voulu aller au bout de son engagement. Comme je le notais déjà la semaine dernière, quand le Seigneur donne, il SE donne, totalement, sans calcul. Il tendit la main et le toucha. (…) Aussitôt la fièvre le quitte et il fut purifié. Et aussitôt il s’exaspère contre lui et il le chasse. Quel étrange renversement de situation…

Le lépreux est purifié à l’instant-même et lui, il devient impur à la place du lépreux. En touchant le lépreux, il se rend impur pour que l’autre soit pur. En touchant le lépreux, il prend sur lui cette maladie pour que l’autre soit guéri. En touchant le lépreux, il devient le paria, l’exclu, le rejeté pour que l’autre soit renvoyé vers les prêtres, qu’il puisse prouver sa guérison et réintégrer la communauté. Comme le dit l’Evangile de Marc, en touchant le lépreux, Jésus savait qu’il ne pourrait plus entrer ouvertement dans une ville, mais qu’il serait contraint de rester dehors dans des endroits déserts, à la lisière des vivants et des morts. En touchant le lépreux, Jésus a même pris sur lui la colère, l’indignation du réprouvé et l’Evangile de Marc note ce changement brutal dans l’émotion de Jésus. Lui qui était ému, bouleversé par la souffrance change radicalement pour une attitude strictement inverse : Et aussitôt il s’exaspère contre lui et il le chasse. En touchant le lépreux, il devient pécheur pour que l’autre soit sauvé. Et cet échange de situation va se répéter inlassablement à chaque rencontre de Jésus avec l’humanité souffrante : un démon ici dans la synagogue de Capharnaüm, la belle-mère de Pierre à la maison, des malades et des démoniaques à la porte de la ville, Tout le monde te cherche ! dit Simon à Jésus qui cherche à reprendre des forces dans la prière. Et pour cause ! Tout le monde le cherche pour ce que Luther appelait un « joyeux échange ». Je cite le réformateur : « Christ est plénitude de grâce, de vie et de salut : l’âme ne possède que ses péchés, la mort et la condamnation. Qu’intervienne la foi, et voici, Christ prend à lui les péchés, la mort et l’enfer ; à l’âme, en revanche [sont donnés] la grâce, la vie et le salut. Car il faut bien que le Christ, s’il est l’époux, accepte tout ce qui appartient à l’épouse et, tout à la fois, qu’il fasse part à l’épouse de tout ce qu’il possède lui-même. »[1] C’est exactement ce que dit l’apôtre Paul partout dans ses épîtres : par exemple dans l’épître aux Romains 5,8 : « Or voici comment Dieu met en évidence son amour pour nous : Christ est mort pour nous alors que nous étions encore pécheurs. » ou dans l’épître aux Galates 3,13 « Le Christ nous a racheté de la malédiction de la loi en devenant malédiction pour nous – car il est écrit : Maudit soit quiconque est pendu au bois. » Au moment où nous allons entrer dans le temps de Carême, souvenons-nous que la Croix est le résultat de l’accumulation de tout ce que le Christ a voulu porter à notre place. La Déclaration de Foi de notre Eglise confirme cette manière de comprendre ce que c’est que le salut : « Nous croyons qu’en Jésus, le Christ crucifié et ressuscité, Dieu a pris sur lui le mal. » Dieu a pris sur lui le mal. Il a pris sur lui ce poids que je porte depuis si longtemps et qui me fait une boule au ventre ; ce pardon que je n’ai jamais réussi à donner et qui m’empoisonne par la rancœur qui sommeille en moi ; cette culpabilité que j’essaie désespérément de masquer devant les autres ; ces détritus que j’accumule un peu plus chaque jour, qui me pourrissent la vie et que je ne peux plus jeter ; cette blessure que je trimbale en moi depuis si longtemps sans pouvoir cicatriser ; cette lassitude intense qui m’envahit parfois jusqu’à me donner envie de laisser tomber. Tout cela l’Evangile nous affirme qu’il VEUT le porter. Venez à moi vous qui êtes chargés et fatigués et je vous donnerai du repos. dit-il (Matthieu 11, 28-30). Voici venu le temps de poser ce fardeau trop lourd et de le lui remettre puisqu’il veut le porter pour nous. Voici venu le temps d’arrêter de nous faire du mal. Voici venu le temps de nous tourner vers lui en le suppliant : Si tu le veux, tu peux me purifier. J’aimerais que chacun sorte de ce temple en ayant déposé ses détritus et puisse repartir chez lui avec le cœur léger, la conscience en paix, la vie plus douce. J’aimerais que chacun sorte de ce temple aujourd’hui comme ce lépreux qui, une fois parti, se mit à proclamer bien haut et à propager la Parole, de sorte que l’on venait à lui de toute part, comme le dit l’Evangile de Marc à la fin de notre petite histoire… Propager la Parole… Il ne faudrait pas prendre pour fausse excuse que Jésus a exigé le silence du lépreux pour se taire et rester tapis dans l’ombre ! Je veux ici lancer un appel solennel à la désobéissance évangélique, comme le lépreux qui n’a pas pu s’empêcher de propager la Parole. Malheur à moi si je n’annonce pas la Bonne Nouvelle, dit l’apôtre Paul (1 Co 9,16). Si vous-mêmes vous avez reçu quelque chose de l’Evangile pendant ce culte, alors vous aurez à cœur de désobéir à l’injonction au silence pour répandre la Parole à votre tour. Ce que vous avez reçu, partagez-le ! propagez-le ! Et alors, comme dans l’Evangile de Marc, on viendra de toute part. Pour la plus grande gloire de Dieu ! Amen.

[1] WA 7, 54, 39-55, 6; MLO 2, 282.

 

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