Chers frères et sœurs, l’Évangile de ce jour est redoutable car il aborde la difficile et souvent douloureuse question du mal. Je vous propose pour nous y confronter et cheminer avec le Christ d’entrer d’emblée dans le texte, sans transition.
Que se passe-t-il donc dans cet épisode évangélique ? Des hommes s’approchent de Jésus et lui relate un épisode de violente répression politique : Pilate a fait exécuter des Galiléens alors même qu’ils offraient des sacrifices. Voilà l’expression d’un pouvoir tyrannique, voilà encore l’exécution sommaire et arbitraire de la raison d’Etat, si abjecte lorsque l’Etat n’est en fait que l’occupant… Si les hommes venus auprès du Christ se contentent de relater l’épisode, le Christ n’est pas dupe et relève immédiatement la demande implicite : ces hommes posent le problème du mal et veulent une solution à ce problème. Et s’ils posent la question à Jésus, un rabbin, c’est que, pour eux, le problème du mal est celui de la conciliation d’un Dieu Tout-Puissant et miséricordieux avec l’expérience quotidienne et terrible du mal. Comment Dieu, s’il est bon, peut-il laisser Pilate massacrer des Galiléens ? Face à ce problème du mal, le Christ désamorce d’emblée une solution, écarte immédiatement une théologie, celle de la rétribution qui était probablement celle adoptée par les personnes venues à sa rencontre. Il dit en effet : Pensez-vous que ces Galiléens aient été de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens, parce qu’ils ont souffert de la sorte ? Et de rajouter : non, vous dis-je. Autrement dit, une solution au problème du mal, de la conciliation d’un Dieu Tout-Puissant et bon avec l’expérience du mal subi, une solution possible est d’affirmer que ce Dieu bon est également juste de sorte que derrière le scandale de la répression violente et tyrannique, il faudrait en fait retrouver un Dieu qui se sert de Pilate car ce Dieu juste punit les hommes de leurs péchés. Par conséquent, le mal subi par les Galiléens serait en fait la conséquence du mal qu’ils ont commis dans leur vie. Voilà la théologie de la rétribution qui reconduit toute souffrance à une culpabilité antécédente pour l’expliquer, grâce au concept de péché : la souffrance de nos vies se justifierait donc comme punition pour tout le mal que nous avons commis.
Le Christ adresse à cette théologie un non définitif et réitère ainsi la leçon du livre de Job. Mais, notez-le, le Christ n’offre pas non plus une autre explication, une autre solution au problème du mal : le Christ ne dit pas pourquoi Pilate a pu massacrer ces hommes galiléens. Au contraire, il confirme son refus d’apporter une solution au problème du mal en convoquant un autre évènement, plus scandaleux encore : l’épisode de l’effondrement d’une tour sur dix-huit passants. Car si la souffrance des Galiléens peut être en partie expliquée par l’intention néfaste de Pilate, qui en a donné l’ordre, la souffrance et la mort des dix-huit passants ne découlent que de l’absurdité d’un accident, qui ne peut être ramené à aucune intention mauvaise mais seulement, tragiquement, au hasard. La tour aurait pu s’effondrer au cœur de la nuit et ne causer aucune mort. A la tentation de faire du hasard l’instrument de Dieu, Dieu aurait punit les dix-huit passants de leurs péchés, le Christ persiste dans son refus : Pensez-vous qu’ils aient été plus coupables que les autres habitants ? non, vous dis-je.
Que dire de tout cela ? Que le Christ ne refuse pas seulement une solution au mal, en l’occurrence la théologie de la rétribution, mais en restant muet sur une éventuelle explication, le Christ refuse toute solution et toute théologie qui aurait la prétention d’expliquer le mal. Le mal reste ce qui met en échec la philosophie comme la théologie. En fait, le non du Christ montre que la tentative d’expliquer le mal, c’est-à-dire de le placer dans un système qui le justifie et qui donc justifie aussi Dieu qui le permet, c’est commettre une erreur à propos du péché et à propos de Dieu lui-même. Bref, la théodicée est une méconnaissance du péché et une idolâtrie, une méconnaissance de Dieu.
Pour le péché d’abord. Dans l’hypothèse où les Galiléens auraient été massacrés non seulement en raison de la volonté de Pilate mais surtout par un décret de Dieu qui les punit pour leurs péchés, il aurait donc fallu que ces Galiléens fussent de plus grands pécheurs que les autres. Car en effet, si la souffrance est une punition, il faut alors expliquer pourquoi certains souffrent tandis que d’autres non. Pourquoi ces Galiléens et non tous les Galiléens ? Si nous pensons le péché comme faute morale alors effectivement on peut trouver une solution comptable : ces Galiléens ont commis plus de péchés que les autres, ils ont donc une sentence proportionnée au nombre et à la gravité de leurs fautes morales. Mais le Christ refuse précisément cet usage du concept de péché car en disant que ces Galiléens n’étaient pas de « plus grands pécheurs que les autres » et en appelant ensuite ses auditeurs à la repentance, ce que le Christ nous dit c’est que tous les hommes sont pécheurs devant Dieu. Autrement dit que le péché doit se penser au singulier comme une relation de l’homme à Dieu et non d’abord au pluriel comme une liste de fautes morales. Tous les hommes se détournent de Dieu et cherchent à fonder leur existence, leur valeur par eux-mêmes. Si tous le font, le péché ne peut expliquer pourquoi certains souffrent plus que d’autres. Le Christ affirme ainsi, implicitement, que le péché ne permet pas d’expliquer la souffrance des hommes dans l’histoire, ni donc les souffrances de nos vies, nos maladies etc. Nul ne souffre parce que Dieu le punit de ces péchés sinon Dieu serait injuste : il punirait certains pécheurs et pas les autres.
Venons-en maintenant à l’image de Dieu qui préside à ce raisonnement, à cette théologie de la rétribution. Penser Dieu derrière Pilate, c’est faire une analogie entre l’homme et Dieu. C’est dire que Dieu se sert de Pilate pour exécuter les Galiléens comme le juge ordonne au bourreau d’exécuter la sentence. C’est donc aussi penser la justice de Dieu à partir de la justice des hommes. En fait, et je ne développerai pas outre mesure ce point, c’est refuser la transcendance absolue de Dieu. Placer Dieu derrière le mal dans le cadre d’une explication du mal, c’est prétendre comprendre Dieu. C’est prétendre comprendre pourquoi Dieu a créé ce monde dans lequel se trouve tragiquement tant de misères. C’est prétendre comprendre pourquoi Dieu aurait préféré la liberté et donc le mal à un bonheur sans liberté. Mais si nulle part dans la Bible, nous n’avons la solution du mal, si nulle part nous n’avons de quoi justifier ces hypothèses, c’est donc que lorsque nous proposons une solution au mal, nous raisonnons à partir de notre expérience. Et donc que nous comprenons le Ciel à partir de la Terre, Dieu à partir de l’homme. C’est donc de l’idolâtrie. Dieu est Tout-Puissant, Dieu est infiniment bon et néanmoins, il y a le mal, il y la souffrance, il y a le massacre des Galiléens, la guerre, les accidents, les maladies, les morts absurdes. Tenir les deux ensembles c’est confesser, par la foi, et peut-être dans la douleur, que Dieu est le Tout-Autre. C’est confesser un non-savoir de l’origine du mal et donc une non-compréhension de l’être même de Dieu.
Dans le non du Christ adressé à toute solution au problème du mal, au problème de l’origine du mal, il y a donc une leçon sur le péché – tout homme est pécheur et non certains plus que les autres – et une leçon sur Dieu – Dieu est infiniment au-delà de ce que nous pensons penser ou comprendre. Le Christ nous livre le mal comme mystère. Et comme mystère irréductible. Nous ne pouvons comprendre pourquoi Dieu permet le mal. Nous ne pouvons saisir la place du mal dans l’économie de la création.
Mais ne nous méprenons pas, notre impossibilité de donner l’origine du mal (Pourquoi ces Galiléens sont-ils morts ? Pourquoi la guerre et la maladie ? etc.), le mystère du mal n’est pas dans la bouche du Christ une solution au problème : il ne s’agit pas d’accepter le mal car c’est un mystère. Ce n’est pas là, la religion comme opium du peuple, ce n’est pas l’invitation à se résigner à la tyrannie, aux accidents, à la maladie, à la souffrance. Au contraire, le désarroi initial des hommes qui éprouvaient le besoin d’une solution face à un évènement désastreux est encore augmenté par la réponse du Christ. Si Dieu ne punit pas les Galiléens de leur péché, alors pourquoi ce massacre ? Si Dieu est infiniment au-dessus de ce que nous pouvons concevoir, alors pourquoi le mal, et en particulier pourquoi laisse-t-il certains hommes commettre le mal, pourquoi laisse-t-il certains autres subir tant de souffrance ? Si Dieu dépasse notre entendement alors nous ne pouvons pas dire avec certitude que le mal est la rançon de la liberté : si Dieu est Dieu alors il aurait pu faire que nous soyons libres sans que jamais nous ne commettions le mal, il aurait pu faire que nous soyons dans des corps sans que jamais nous n’ayons à souffrir dans nos corps. Plus le mal est un mystère, plus il est un scandale. Le non du Christ adressé à la théologie comme solution au problème du mal est une affirmation de la transcendance absolue de Dieu et par-là une manifestation du mal comme scandale. Le mal apparaît par le non du Christ, par le refus du Christ de l’expliquer, comme ce qui radicalement ne devrait pas être et qui néanmoins est. Le mal apparaît d’autant plus insupportable que nous ne pouvons l’expliquer.
Le Christ nous place donc, en court-circuitant toutes nos grandes et nos petites explications du mal, toutes nos hypothèses sur l’origine de nos souffrances, toutes nos pistes sur les généalogies de nos angoisses, toutes lectures théologiques de l’histoire, devant un mal absolument insupportable, absolument détestable, absolument intolérable. Le mal est ce qui ne doit pas être dans un monde ouvrage d’un Dieu bon. Rien ne le justifie, c’est un scandale.
Est-ce ainsi le dernier mot de l’Evangile sur le problème du mal ? Faut-il devant la violence tyrannique et la souffrance absurde de l’accident quitter le système théorique, le bavardage qui justifie pour s’abîmer dans le silence ? Faut-il adorer Dieu, moitié rassuré et moitié résigné, en dépit du mal ? Faut-il se taire parce que nous ne pouvons comprendre le mal ?
Non, car si le Christ n’offre pas de solution au problème du mal, il offre bien une réponse au mal. Une réponse certes fragile, non totale, mais une réponse tout de même. A la question de l’origine du mal, suscitée par le massacre des Galiléens, le Christ substitut l’enjeu de l’avenir et à la spéculation, une forme d’action : Si vous ne vous repentez pas, vous périrez tous de même. Le Christ ordonne à ses auditeurs de passer du spectacle du mal à un combat contre le mal, en commençant par eux-mêmes.
Que faire contre le mal ? Telle est la question de la foi. Mais l’action prescrite par le Christ, la repentance, la conversion, est éminemment paradoxale. Est-ce véritablement agir contre le mal que de se repentir ? N’est-ce pas au contraire ressasser les fautes du passé ? Confesser à mi-voix plutôt que d’agir positivement dans le monde ? Nous avons tant dit sur la repentance qu’il nous faut réapprendre ce qu’elle signifie dans la bouche du Christ.
Se repentir n’est pas crouler sous le poids de ses fautes, ce n’est pas s’abîmer dans la culpabilité, ce n’est pas se laisser assaillir par le remords et le regret, ce n’est pas se tourner vers le passé pour contempler sa misère. Ce n’est pas cela car se repentir c’est confesser son péché. Or, nous l’avons dit tout à l’heure, le péché n’est pas les péchés. Confesser son péché n’est pas mettre sur pied la liste de nos fautes morales. Se repentir ce n’est pas passer du vice à la vertu. Non, se repentir c’est sortir du péché pour entrer dans la foi, sortir du désespoir pour entrer dans l’espérance, opérer une conversion de notre vie. Et cela c’est déjà lutter contre le mal.
Pensez-y, la repentance suppose qu’il est possible de se détourner du mal. Or s’il est possible de quitter le mal, de s’en défaire c’est donc que le mal n’est pas une fatalité mais uniquement une possibilité. L’appel à la repentance cherche à penser le mal comme ce qui peut être vaincu et cherche à penser un avenir sans mal. Du mal comme ce qui ne doit pas être, comme scandale, le Christ nous demande de penser le mal, dans la prière, comme ce qui un jour ne sera plus. Or penser cela ne peut venir que de la foi, que d’une foi qui apprend à voir par-delà le cours du monde, par-delà le cours présent de nos vies. Se repentir c’est donc apprendre à fonder une espérance en face du mal. Si en effet le péché est cette tendance qui nous habite et qui nous pousse à nous dresser seul dans l’existence, à fonder notre propre valeur, à nous justifier nous-même alors il ne peut conduire qu’au désespoir : que voulez-vous faire par vous-même contre le mal qui écrase le monde ? Que pouvons-nous faire par nous-même contre le mal que nous commettons malgré notre volonté et nos résolutions ? Pas grand-chose, presque rien. Mettez ce pas grand-chose en face du mal et de la souffrance sous lequel nos existences et notre monde ploient et voyez le risque du désespoir, du désengagement, du retrait. Non, l’appel à la repentance du Christ est l’appel de la foi c’est-à-dire l’appel à se détourner de ses propres ressources pour se tourner vers la source de tout bien et de toute vie, le Dieu vivant et vrai. C’est demander à Dieu de nous mettre debout, de nous soutenir, de nous construire. C’est capituler quant à ses propres forces et demander sa grâce et son amour. Et cela change une existence. La repentance c’est Dieu qui lutte pour nous et en nous contre le mal qui nous habite, contre le mal qui nous assaille, contre la souffrance et contre le mal que nous commettons trop souvent. C’est Dieu qui fait jaillir la vie dans nos existences mortes. C’est Dieu qui place l’espérance en lieu et place du désespoir.
Oui, l’appel du Christ ce matin est vraiment une réponse au mal, même si elle n’est pas totale et qu’elle demeure fragile, car la repentance est le principe d’une espérance face au mal, c’est la découverte de la raison d’espérer face au mal qui nous donnera la force de lutter contre le mal, en dépit de tous les faits et de toutes les prétendues fatalités. Se repentir c’est renouer avec la vie, avec la vie qui vient de Dieu et qui traverse le mal sans être anéantie par lui. Se repentir c’est placer Pâques au cœur du spectacle du monde, au cœur de sa propre existence, malgré le mal, comme un principe d’espérance.
Oui le Christ ce matin nous montre le Dieu véritable : non un Dieu qui explique le mal mais un Dieu qui se dresse contre le mal, qui ouvre nos horizons, qui plante dans le désert de nos vies, l’espoir.
Voilà pourquoi Dieu se donne à Moïse au cœur du désert, car il est d’après le Psaume
Celui qui change le désert en étang et la terre aride en sources d’eaux.
Voilà donc la prière que nous laisse le Christ ce matin face au mal, un cri où se mêle scandale et espérance :
Viens Seigneur, viens bientôt ! Maranatha !
Amen.
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