« La voie de l’homme »

Chers frères et sœurs, nous voici aujourd’hui devant deux scènes absolument capitales, deux scènes qui se répondent, l’une rejouant l’autre mais avec un dénouement tout autre : la première est le symbole de notre aliénation, la seconde manifeste et réalise notre libération. Les deux scènes mettent en jeu l’homme, le diable et Dieu. Je veux bien sûr parler de la tentation de l’homme dans le jardin d’Eden et de la tentation de Jésus au désert. Que se joue-t-il dans ces deux scènes ? Ni plus ni moins que la vocation profonde de l’homme. Le diable et le Christ s’opposent en effet sur un point qui tient dans cette question : comment l’homme doit-il habiter ce monde ? Quelle doit être la forme de son existence ? Et les deux réponses opposées du diable et du Christ forment une alternative dans laquelle nous sommes fatalement pris de sorte que nous adhérons soit au diable soit au Christ par notre manière de vivre, et, d’ailleurs, tantôt l’un, tantôt l’autre.

 

Pour comprendre cette alternative, il faut nous poser la question de la croyance du diable. Que croit le diable ? Le diable est en effet animé d’une conviction fondamentale à l’égard de l’homme, et cette conviction transparaît dans les deux scènes de l’Ecriture qui nous occupent ce matin. Il nous faut saisir cette conviction diabolique car elle répond à la question par excellence de l’homme : quelle est la vie digne d’être vécue ?

En un mot, le diable est convaincu que la seule manière légitime pour l’homme d’habiter cette terre, d’exister, est de devenir son propre dieu. En fait, si l’on en croit la tradition, le diable est même convaincu que toute existence digne d’être vécue se construit sur ce mode : être à soi-même son propre dieu. La tradition rapporte en effet que le diable était un des anges les plus importants de la cour céleste mais qu’il fut pris d’orgueil et ne voulut plus servir que lui-même, cherchant à s’assoir sur le trône même de Dieu… Mais laissons la tradition pour revenir vers l’Ecriture, dans la Genèse. Comment, au commencement, l’existence de l’homme devait-elle se déployer ? Dans le cadre tracé par la Parole de Dieu. Ainsi la relation de l’homme à la création est-elle régulée par la Parole de Dieu : Soyez féconds, multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la (Genèse 1, 28). De même la relation de l’homme au Jardin d’Eden est-elle encadrée par la Parole de Dieu : Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras (Genèse 2, 17). Au commencement, la Parole de Dieu installe donc l’homme face au monde, dans son existence, ordonnant son développement et traçant les limites de son agir. Surtout, c’est la Parole de Dieu qui partage entre le permis et l’interdit, entre ce que l’homme peut manger et ce qu’il ne doit pas manger. Ce n’est donc pas l’homme qui dicte par lui-même ce qui est bon et ce qui est mauvais, ce qui est bien et ce qui est mal pour lui. Il reçoit cela d’un Autre, du Dieu qui le conduit.

Satan refuse cela, il refuse la dépendance de l’homme à l’égard d’une autre parole que la sienne. Il invite au contraire Eve à manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal en lui disant : vous serez comme des dieux qui connaissent le bien et le mal (Gn 3, 5). Il faut entendre ce que le serpent suggère ici : il ne prétend pas que les hommes auront alors accès à une connaissance éternelle et immuable sur le bien et le mal mais qu’ils pourront alors décider par eux-mêmes et pour eux-mêmes, comme des dieux, ce qui est bien et ce qui est mal. Car seul un dieu peut poser le bien et le mal de son propre chef. Et donc, décidant pour eux-mêmes, ils n’auront plus besoin de la parole d’un autre dieu pour mener leur existence. Le diable invite donc le premier couple à manger du fruit de l’arbre car il pense qu’une existence digne de ce nom consiste à devenir son propre dieu, à être son propre dieu, à ne reconnaître d’autre dieu que soi. Voilà la profession de foi du diable sur l’existence humaine, sur toute existence.

Passons du Jardin de la Genèse au désert de l’Evangile. Face au Christ, le diable met en œuvre la même conviction, quoique différemment. Les deux premières tentations consistent en effet, entre autres, à pousser Jésus à refuser les limites de l’Incarnation. Le diable veut en effet que Jésus vive comme un dieu, comme un ange ; qu’il ne soit pas accessible à la faiblesse du corps, se procurant d’abord du pain à volonté toujours et partout, même à partir de pierres ; se rendant ensuite invincible à toute chute, à tout accident, même mortel. Si tu es Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains ; Si tu es Fils de Dieu, Jette-toi en bas du temple et les anges de Dieu te porteront sur les mains de peur que ton pied de heurte contre une pierre (Matthieu 4, 3.6). Réfléchissons : quelle différence y a-t-il entre disposer toujours et partout de nourriture et ne pas avoir besoin de se nourrir ? quelle différence y a-t-il entre pouvoir se jeter du haut d’un bâtiment s’en tirant indemne et ne pas être limité par un corps ? Le diable pousse même la tentation plus loin en montrant tous les royaumes du monde à Jésus et disant : Je te donnerai tout cela, si tu te prosternes et m’adores (Matthieu 4, 9). Qu’est-ce que ce marché sinon celui de faire de Jésus le Seigneur de la terre, un dieu sur terre ? En fait, le diable veut que Jésus habite son existence d’homme en conservant tous les pouvoirs de Dieu. Le diable veut d’un Christ docète. Autrement dit, il veut un Fils de Dieu qui a l’apparence d’un homme mais qui ne partage pas véritablement la condition humaine. A nouveau le diable répète à Jésus, comme jadis à Adam : deviens ton propre dieu, nulle autre vie que celle-là n’est acceptable.

Mais la foi du diable est différente de la vraie foi. La vraie foi est principe de connaissance, elle illumine l’homme. La foi du diable est tout enténébrée, elle procède d’une incompréhension fondamentale, d’un refus qui s’est mué en ignorance. L’instance avec laquelle le diable attaque le Christ sur son statut de « Fils de Dieu » est à cet égard éloquente. Par deux fois, il dit : si tu es Fils de Dieu (Matthieu 4, 3.6). Et il voit dans cette identité le pouvoir d’être à soi-même son propre dieu, de disposer pour soi d’un pouvoir divin. Mais le « Fils de Dieu » compris par le diable n’est plus fils de personne, il ne se comprend plus par rapport à un père tant il est son seul maître, son seul référent, autosuffisant. Le diable ne comprend pas ce que peut-être un Fils. Pourtant, dans l’Evangile de Matthieu, juste avant que Jésus ne soit conduit au désert, Jésus est baptisé par Jean-Baptiste et à cette occasion Dieu pose sur lui une parole qui donne une tout autre saveur à ce mot de Fils : Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis toute mon affection (Matthieu 3, 17). Le Fils de Dieu n’est pas d’abord un être céleste doté de pouvoirs inimaginables, c’est d’abord un être aimé, le Fils bien-aimé de Dieu. Voilà, je crois, les ténèbres dans lesquels la foi du diable se développe : le diable refuse toute dépendance à l’égard d’un autre parce qu’il ne peut comprendre le lien de la charité. Le diable veut que chacun soit son propre dieu car toute relation de dépendance lui apparaît comme un asservissement, un esclavage, une diminution de la liberté. La Parole de Dieu ne peut être autre chose pour lui qu’un commandement de despote contre lequel il faut se dresser parce qu’il ne peut y entendre pour lui-même une parole d’amour. Il ne peut concevoir de dépendre d’un Autre et d’être grandi par lui en raison de l’amour qu’il lui porte. La foi noire du diable donne l’ordre d’être à soi-même son propre dieu car elle est hermétique à l’amour de Dieu.

 

Mais le diable nous a déjà trop occupé, peut-être est-ce d’ailleurs la preuve de son habileté que d’arriver à faire parler de lui en chaire… Laissons-le et tournons-nous vers Jésus. Voyons comment notre Seigneur trace une autre voie pour l’homme, comme notre Seigneur nous libère de cette incompréhension diabolique pour nous ouvrir au service du Dieu d’amour. Dès la première tentation, le Christ refuse de vivre comme un dieu sur cette terre mais s’unit avec force à notre condition. Le diable dit en effet : si tu es Fils de Dieu mais le Christ répond : L’homme ne vivra pas de pain seulement (Matthieu 4, 4). Jésus est bien Fils de Dieu et pourtant il se soumet à la Parole de Dieu qui concerne l’homme. Si tu es Fils de Dieu… L’homme… Vous avez ici toute l’Incarnation, le Christ, vrai Dieu, vrai Homme. Et dans cet abaissement du Fils de Dieu se manifeste la vocation profonde de l’homme. Quelle est la vie digne d’être vécue ? Le Christ répond : une vie tout entière suspendue à la Parole de Dieu, à la Parole du Dieu qui nous aime. L’homme ne vivra pas de pain seulement mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Matthieu 4, 4). Contre le diable, Jésus accepte et endosse la fragilité qui consiste à dépendre radicalement d’un Autre, de Dieu. Vivre de la Parole de Dieu, dépendre de la Parole de Dieu. Voilà la vocation de l’homme manifestée et réalisée par Jésus dans le désert. Rechercher et poursuivre la Parole de Dieu pour son âme comme l’on désire le pain dont notre corps a besoin, et même plus encore car Jésus refuse de manger pour creuser en lui ce désir de la Parole de Dieu. Dans le désert, dans la faim, Jésus prie le psaume : Mon âme est attachée à la poussière : Fais-moi vivre selon ta Parole ! (Ps 119, 25). Jésus, au désert, est homme, véritablement homme.

Mais vivre suspendu à la Parole de Dieu ne signifie pas échapper aux tourments de l’existence. En effet, en proposant à Jésus de se jeter en bas du temple pour manifester son statut de Fils de Dieu, le diable cite le psaume 91 : Il donnera des ordres à ses anges à ton sujet : Et ils te porteront sur les mains, de peur que ton pied ne heurte contre une pierre (Psaume 91, 11-12 cité en Matthieu 4, 6). Or ce psaume entretient l’idée qu’aucun malheur ne peut atteindre l’homme de foi. Juste avant les versets cités par le diable on lit en effet : Aucun malheur ne t’arrivera, aucun fléau n’approchera de ta tente (Psaume 91, 10). On peut aussi trouver les versets suivants : Tu ne craindras ni la terreur de la nuit, ni la flèche qui vole de jour, ni la peste qui marche dans l’obscurité, ni la contagion qui frappe en plein midi. Que mille tombent à ton côté, et dix mille à ta droite, rien ne t’atteindra (Psaume 91, 5-7). Quel homme de foi que Jésus ! Et pourtant au Mont Golgotha, un brigand est tombé à sa gauche, un autre à sa droite, et lui aussi tomba. Là aussi, sur la Croix, la voix du diable retentira dans celle de la foule qui se moque du crucifié : Il a sauvé les autres et il ne peut se sauver lui-même ! Il est roi d’Israël, qu’il descende de la croix ; et nous croirons en lui. Il s’est confié en Dieu ; que Dieu le délivre maintenant, s’il l’aime. Car il a dit je suis le Fils de Dieu (Matthieu 27, 42-43). Contre le diable, contre la foule, Jésus, lui, refuse de faire de la Parole de Dieu un instrument pour éviter la condition humaine. Jésus refuse de se saisir de la Parole de Dieu comme d’une échappatoire aux malheurs et aux injustices. Au contraire, Jésus vit suspendu à la Parole de Dieu pour traverser l’épreuve, non y échapper. C’est en s’attachant à Dieu qu’il traverse la tentation du désert, c’est en s’attachant à la volonté de Dieu qu’il accepte la mort de la Croix priant dans le jardin de Gethsémané : S’il est possible Père, que cette coupe s’éloigne de moi ; toutefois non pas ma volonté mais que ta volonté soit faite (Matthieu 26, 39). Là aussi, le Christ manifeste et endosse la fragilité de la vocation de l’homme qui consiste à se donner à Dieu au cœur de l’épreuve de la vie, avec ses joies et ses malheurs.

 

En fait, le Christ retient un autre verset du Psaume 91, qui est peut-être la clé de tout le psaume, verset dans lequel Dieu déclare : je serai moi-même avec lui dans la détresse, je le délivrerai et le glorifierai (Psaume 91, 15). Dans ce verset tient la vie du Christ, crucifié, ressuscité et glorifié. Une vie traversée en étant suspendu à la Parole de Dieu, à la Parole du Dieu d’amour : Tu es mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis toute mon affection (Matthieu 3, 17).

 

Cette vie, chers frères et sœurs, parce que le Christ l’a vécue, peut désormais être la nôtre. Mais il faut en accepter le prix. Je veux dire que vivre suspendu à la Parole de Dieu est une lutte dont nous ne pouvons faire l’économie. Nous avons en effet trop tendance, nous autres protestants, à nier le combat du chrétien au nom de la grâce. Nous avons en effet l’impression que si nous faisions la moindre chose alors nous enlèverions à Dieu sa souveraineté, lui qui nous agrée par un amour gratuit et non en vertu de nos mérites. Mais c’est une compréhension tronquée de la grâce. Oui, pour notre salut Dieu fait tout et au commencement il le fait même malgré nous mais il le fait en nous et ensuite avec nous. Si bien que Paul, que l’on peut difficilement suspecter de ne pas être un théologien de la grâce, peut écrire aux Philippiens : travaillez à votre salut (Philippiens 2, 12) ! Alors je dis que nous devons aller au désert avec le Christ pour lutter contre notre tendance à devenir notre propre dieu ; que nous devons apprendre à ses côtés à attendre de Dieu une Parole qui nous fasse revivre ; que nous devons comme lui renoncer à nous-même pour nous donner à Dieu. Et cela passe par une vie de prière, par une méditation régulière de la Parole de Dieu, par l’écoute de l’Evangile et une fréquentation de la table sainte, par l’exercice quotidien de la charité. Et cela est un combat assez rude il est vrai.

Mais prenons garde de penser tenir les rênes, de gagner ce combat à la force de nos bras. Ecoutons l’Evangile : Alors Jésus fut emmené par l’Esprit dans le désert, pour être tenté par le diable (Matthieu 4, 1). De même que l’Esprit de Dieu conduit le Christ au désert, la lutte que nous avons à mener ne dépend pas de notre initiative ou de nos propres forces. Dieu nous tient dans sa main avant même que la lutte ne commence. Le Christ au désert a déjà remporté pour nous cette lutte et ce n’est qu’en lui que nous pouvons lutter. Il n’est pas pour nous un exemple lointain auquel se conformer, il est celui qui a réalisé l’œuvre de Dieu pour nous. C’est lui qui nous rend capable d’entrer dans cette lutte pour vivre de Dieu.

En fait, dans notre lutte nous sommes aussi entièrement dépendant de la Parole de Dieu. Le combat du chrétien n’est donc rien d’autre que laisser Dieu combattre pour lui, en recevant passivement pour lui-même la Parole de Dieu : Tu es mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis toute mon affection. Chers frères et sœurs, fondons toute notre vie sur cette Parole car en Jésus, cette parole est aussi posée sur nos vies, avec la même force, avec la seule force qui peut vaincre en nous la tendance à nous constituer comme nos propres dieux, je veux dire avec la puissance de l’amour de Dieu, de Dieu qui nous aime quoique nous pensions, quoique nous disions, quoique nous fassions. De Dieu qui nous aime malgré nous et qui travaille en nous, pour racheter notre vie de l’orgueil à l’humilité, du repli sur soi au don de soi. Tu es mon Fils, ma Fille, bien-aimé, en toi j’ai mis toute mon affection. Puissions-nous jour après jour et malgré nos chutes, nous cramponner à cette Parole que  Dieu nous adresse pour traverser l’épreuve de la vie, en Jésus-Christ.

Amen

Un commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *