La foi au Dieu sauveur

Chers frères et sœurs,

Dans le symbole des Apôtres, notre Credo, nous confessons ceci : « je crois à la communion des saints ». Cela ne signifie pas pour nous que nous devrions louer ou prier tout autre que Dieu seul ; mais cet article de foi ne doit pourtant pas être mis de côté : il exprime avec confiance que Dieu rassemble dans un même corps, par-delà l’épreuve du temps, tout ceux dont il a changé et dont il change encore aujourd’hui la vie. Ainsi est-il bon de nous pencher sur la vie et les actes de nos pères dans la foi, non pour les consacrer une fois pour toutes dans une sorte d’apothéose mais pour nous en inspirer librement, et nous mettre toujours à nouveau à la suite du Christ.

Il me semble que les trois amis de Daniel, dont nous venons d’entendre le récit, font partie de cette grande communion des saints et que leurs vies – fussent-elles fictives – ont beaucoup à nous apprendre. Oui, Schadrac, Méschac et Abed-Négo sont des témoins de la foi et donc des exemples pour nous, qui voulons être « Eglise de témoins ». Ces trois figures sont d’autant plus importantes pour nous qu’elles sont articulées à un problème que nous connaissons bien : comment vivre en chrétien – pour les amis de Daniel nous dirions en Juif, car ce sont des judéens exilés à Babylone – dans une société qui ne l’est pas ou qui ne l’est plus ? Comment être témoins de notre foi dans un monde caractérisé par l’oubli de Dieu, ou du moins de notre Dieu ?

 

Notons d’emblée ceci à propos des trois amis : leur histoire ne nous instruit guère sur la vie intérieure et spirituelle du croyant mais se concentre sur l’inscription du croyant dans le monde et même sur le service rendu à l’Etat et par là à l’ensemble de la société. En effet, Schadrac, Méschac et Abed-Négo ont été nommés hauts fonctionnaires de la province de Babylone par Nébucadnetsar lui-même (cf. Daniel 2, 48-49). Voilà des hommes pleinement croyants et pleinement engagés dans la vie sociale et politique de leur temps ; loin de se lamenter, piaillant en marge de la société, la décriant et la condamnant en bloc, les voilà au cœur du service de l’Etat, plongés dans les affaires publiques, dans l’action.

Relevons ensemble quelques traits caractéristiques de leurs actions et de leurs personnalités remarquables. D’abord, Schadrac, Méschac et Abed-Négo ne cherchent pas à faire propagande de leur foi. Nulle tentative pour convertir le Grand Roi, les autres responsables politiques ou les peuples rassemblés dans l’Empire babylonien. Ils ne semblent pas habités par l’inquiétude que l’autre soit autre, qu’il ne prie pas ou ne pense pas comme eux. Au contraire, loin d’être des évangélisateurs tapageurs, les trois amis vivent leur foi discrètement, certes avec conviction mais dans la sobriété. Ils ont une foi tranquille, dégagée de la volonté tyrannique de ramener l’autre à soi, de l’incorporer. Ils ne font pas un usage politique de leur foi, un objet de revendication, une « identité » à célébrer, à imposer, à exporter, à confronter à d’autres dans un rapport de force. Pas de foi séparatiste, pas de foi identitaire, mais une foi tranquille, sûre d’elle-même qui laisse autrui cheminer en paix.

Ensuite, les trois amis refusent au nom de leur foi la compromission mais ont la sagesse de faire des compromis. En effet, lorsqu’il s’agit de violer sa conscience, d’adorer un autre dieu que le sien pour sauver sa place, sa réputation, et même très concrètement sa tête, Schadrac, Méschac et Abed-Négo protestent et refusent de se compromettre : Sache, ô Roi, que nous ne servirons pas tes dieux et que nous n’adorerons pas la statue d’or que tu as dressée (Daniel 3, 18). Nous reviendrons sur ce courage de la foi. Mais avant, notons que les trois amis ne se servent pas de la leur pour justifier une position idéaliste, intraitable, indignée et, en définitive, confortable. En effet, l’Empire babylonien est idolâtre, à mille lieux des prescriptions de la Torah. Schadrac, Méschac et Abed-Négo auraient pu, en invoquant des dizaines de versets, déclarer cet Etat et cette société méchante, mauvaise, perverse, pécheresse etc. Ils auraient pu refuser de servir cet Etat au motif qu’il n’est pas conforme à la volonté de Dieu, au motif en définitive qu’il n’est pas le Royaume de Dieu. Et pourtant, en lieu et place de cela, nous découvrons trois adolescents qui reçoivent toute l’éducation de cette culture, qui sont versés dans ses lettres, qui ont appris à manier ses codes et à puiser dans ses richesses (cf. Daniel 1). Puis, ayant mûris, nous trouvons trois jeunes hommes qui intègrent la haute administration de cet Etat et qui dépensent leur énergie et leur savoir au service d’une société qu’ils savent pertinemment être faillible et même, sous certains rapports, mauvaise. Qui avait-il dans leur cœur sinon une foi qui connait et qui accepte la différence entre le monde des hommes et le Royaume de Dieu, sans pour autant désespérer pour ce monde que Dieu a fait ? Voilà trois hommes qui ne se drapent pas d’un blanc de façade et qui assument, pour servir leurs frères, le gris de la pâte humaine. Leur foi n’est pas un prétexte à la fuite du siècle et rappelle la parole du Christ : vous n’êtes pas du monde, mais vous êtes envoyés dans le monde (cf. Jean 17, 14-19).

Enfin, le service que les trois amis rendent au Grand Roi, à Nébucadnetsar, c’est-à-dire à l’Etat babylonien, n’est ni une soumission servile et aveugle ni un échange de faveurs ni même une séduction. Schadrac, Méschac et Abed-Négo ne cherchent pas à plaire au prince mais ils se mettent au service de la société. En effet, lorsque le prince exige d’eux non plus un service légitime mais une soumission illégitime, lorsque tous leurs intérêts, leur position sociale ainsi que leurs vies, sont mis en balance avec leur conscience et leur foi, point d’hésitation mais au contraire le courage de vivre de leurs convictions. Le Roi le dira lui-même  : Ils ont violé l’ordre du roi et livré leurs corps, plutôt que de servir et d’adorer tout autre dieu que leur Dieu ! (Daniel 3, 28). Voilà une foi qui n’est pas une posture que l’on quitte lorsqu’elle ne sert plus nos intérêts, voilà une foi qui structure l’existence au point de pouvoir vivre sans pouvoir l’exercer librement.

 

Devant le portrait de ces trois hommes, nous devons nous interroger : comment expliquer le comportement si noble, si courageux, si admirable que celui démontré par Schadrac, Méschac et Abed-Négo ? Comment ont-ils pu, ayant été exilés de leur patrie à la suite des affres de la guerre, placés au sein d’une société si différente de la leur et parfois tellement opposée à leurs convictions les plus profondes, comment ont-ils pu trouver la force de servir ces peuples, de servir ce prince auteur de leur exil ? Comment ont-ils pu braver avec un tel courage le risque affreux de la torture et de la mort ? Quelle force les a animés dans ces défis et ces épreuves ?

Ecoutons-les nous répondre, écoutons-les répondre au roi sous la menace de la fournaise ardente, écoutons-les confesser leur foi :

Notre Dieu que nous servons peut nous délivrer (Daniel 3, 17)

Voilà la source, voilà leur force et notre force, pas une culture, pas une identité, ni même de belles idées mais la foi en un Dieu qui sauve. C’est la foi au Dieu sauveur et non la générosité d’un noble caractère qui irrigue la vie de ces trois hommes.

 

Leur foi, c’est notre foi, leur vie peut donc être notre vie. Encore nous faut-il déployer, pour le vivre, la richesse contenue dans cette simple et néanmoins puissante confession de foi, qui est aussi la nôtre ! Que disent-ils en confessant, alors même qu’ils sont aux portes de la mort la plus violente, notre Dieu que nous servons peut nous délivrer ? D’abord, qu’ils ne cherchent pas à se sauver eux-mêmes. Ils admettent leur faiblesse, leur dépouillement : le silence sur leurs forces éventuelles en dit long… Ils ne fuient pas du regard vers des appuis ou des issues ; ils regardent confiants au Ciel et s’ils peuvent alors regarder le roi droit dans les yeux c’est qu’ils se confient en Dieu seul pour leur salut. Qu’est-ce à dire ? Que s’agissant de leur valeur et de leur dignité, ils n’acceptent qu’un regard, celui de Dieu, qui les aime infailliblement. Ainsi leurs accomplissements, leurs triomphes et positions sociales, leurs mérites politiques n’interfèrent-ils pas avec leur décision : ils ne tirent pas de là la conscience de leur valeur. Ce qu’ils ont construits ne les a pas construits, ils se sont laissés édifiés par l’amour de Dieu, qui seul a su donner un prix à leur vie. Recevoir sa vie, sa valeur, sa dignité de Dieu et n’avoir donc pas besoin pour cela de se bâtir de ses propres mains et de garder jalousement, comme s’il en valait de notre personne, nos éventuels accomplissements, voilà qui rend capable de servir sans séduire, de faire des compromis sans jamais verser dans la compromission, de témoigner sans chercher à convertir. Bref, d’être libre ! Libre du regard des autres car rendu libre par le regard de Dieu. Schadrac, Méschac et Abed-Négo vivent avant l’heure ce que Luther a si bien nommer « la liberté du chrétien » :

Le chrétien est l’homme le plus libre ; maître de toutes choses, il n’est assujetti à personne (Luther, De la liberté du chrétien)

Pourquoi ? parce qu’il est libéré de toutes les œuvres qu’il cherche à accomplir en vue de gagner sa dignité et son salut. Libre de ses œuvres car il reçoit sa valeur de la Parole de Dieu, parole de grâce qui le justifie entièrement sans qu’il n’ait plus jamais besoin de justifier sa vie, son importance, sa valeur parce qu’il vit de cette seule nourriture : Dieu l’aime – et nous aime – infiniment et infailliblement.

L’homme chrétien est en toutes choses le plus serviable des serviteurs ; il est assujetti à tous (Luther, De la liberté du chrétien)

Pourquoi ? Parce que n’ayant plus rien à gagner pour lui-même dans ses relations aux autres – il a tout reçu de Dieu – il peut alors véritablement les servir pour eux-mêmes et non en raison de l’intérêt qu’il en tirerait, dans ce monde ou dans l’autre.

Schadrac, Méschac et Abed-Négo confessent leur foi au Dieu sauveur, montrant ainsi au Grand Roi qu’il n’est pas le maître de leur vie, qu’il n’a pas prise sur leur dignité d’enfants de Dieu, en dépit de son pouvoir sur leurs corps. Mais leur vie publique a aussi montré que leur foi au Dieu sauveur les a libérés pour le service du peuple et de l’Etat.

 

Le symbolisme de l’Ecriture est d’ailleurs particulièrement précis : Schadrac, Méschac et Abed-Négo confessent que leur salut vient de l’extérieur d’eux-mêmes, de Dieu seul au moment où ils refusent de se prosterner devant la statue d’or qu’a bâtie Nébucadnetsar. Or cette statue est probablement une statue de lui-même (au chapitre 6 de Daniel, le roi exige que tous le prient comme un dieu !), façonnée par lui-même et ses artistes… Bref, l’adoration de cette statue c’est l’homme qui adore sa propre image en lieu et place de Dieu comme pour célébrer ses propres forces et ressources et ainsi affirmer qu’il se sauve lui-même. Voyez comment la confession de foi des trois amis se fait alors témoignage de l’Evangile : confesser la foi au Dieu sauveur c’est refuser en étant au cœur de la société des hommes, parmi eux et à leur service, que celle-ci ne se bâtisse sur l’image d’un homme tout-puissant, recroquevillé sur lui-même, évacuant la possibilité même d’un ailleurs ou d’une transcendance, c’est protester par un témoignage libre contre l’image d’un homme et d’un monde qui ne vit que de ses propres ressources, au risque de devenir sinon totalitaire du moins totalisant.

 

Mais ce témoignage, vous l’avez lu et entendu comme moi, a un prix et un prix fort : les trois amis sont jetés dans la fournaise ardente. Là encore l’Ecriture est clairvoyante : vivre de la foi au Dieu sauveur nous pousse à servir le monde mais il est possible que le monde nous rejette lorsque nous refusons la prétention qu’il pourrait avoir en se plaçant comme monde autosuffisant. Schadrac, Méschac et Abed-Négo vivent à nouveau l’histoire de Job : ils sont supprimés, du moins écartés, alors qu’ils sont justes, qu’ils ne demandent que le respect de la liberté de conscience sans imposer à personne leur foi… Qu’apprenons-nous par là ? Non seulement la foi n’écarte pas les épreuves de l’homme – mais qui l’ignore ? – mais en plus – et c’est ce que le livre de Daniel nous rappelle – nous pouvons subir de grandes épreuves en raison même de notre foi. Et les chrétiens persécutés de par le monde sont une preuve de ce fait. La fournaise ardente c’est, en dépit de l’apparence d’extraordinaire et de miraculeux, le récit du réalisme de la foi. Le Christ dira d’ailleurs à ses disciples : Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups (Mt 10, 16). Cette remarquable liberté de la foi dont nous parlions se transforme-t-elle alors en souffrance solitaire et résignée ?

Sans triomphalisme et en gardant à l’esprit la situation de nos frères qui, dans certaines parties du monde, subissent des horreurs en raison de leur foi, en gardant aussi en mémoire chacune de nos fournaises ardentes, passées ou présentes, sachons néanmoins recueillir toute l’espérance que Dieu a déposé pour nous dans le livre de Daniel : dans la fournaise ardente, au cœur de l’épreuve de la foi, Schadrac, Méschac et Abed-Négo ne sont pas seuls, un quatrième personnage les rejoint et entre jusque dans la fournaise pour se placer à leur côté. Qui est ce quatrième personnage ? Une figure du Christ. Le Christ n’a-t-il pas en effet subi en raison de sa foi au Dieu vivant, en raison de sa prédication d’un Dieu d’amour, le rejet du monde ? N’a-t-il pas subi sa fournaise ardente par la torture et la mort de la crucifixion ?

Ayons cette assurance : dans l’épreuve de la foi, dans toutes nos fournaises ardentes, le Christ nous précède et nous porte. Il est Emmanuel, « Dieu avec nous » dans l’épreuve. Il n’annule pas l’épreuve comme cet ange qui le figure imparfaitement : au lieu de promettre que la douleur du feu nous laissera indemnes, il nous présente son côté percé et ses bras meurtris. Il n’est pas ange, il est homme, pleinement homme jusque dans l’épreuve et c’est pour cela qu’il est pleinement Dieu avec nous. Voici ce que lisons dans l’Ecriture à ce propos : En conséquence, il a dû être rendu semblable en toutes chose à ses frères, afin qu’il soit un souverain sacrificateur miséricordieux et fidèle dans le service de Dieu, pour faire l’expiation des péchés du peuple ; car, du fait qu’il a souffert lui-même et qu’il a été éprouvé, il peut secourir ceux qui sont éprouvés. (Hébreux 2, 17-18) Voici le Dieu qui nous sauve, « Voici l’homme », voici Jésus-Christ !

Et voyez la force de la confession des trois amis : Notre Dieu que nous servons peut nous délivrer. Car à cette confession, notre Dieu répond par sa présence, à nos côtés ; dans notre fournaise, il nous donne son Christ. Alors, chers frères et sœurs, comme Schadrac, Méschac et Abed-Négo, soyons vivifiés et portés par cette assurance : Notre Dieu que nous servons peut nous délivrer et sachons, si les circonstances nous pressent le confesser publiquement, car nous avons l’assurance qu’à chaque fois, le Christ sera à nos côtés, dans toutes nos fournaises, pour la gloire de Dieu et le service du monde.

Amen.

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